Le libéralisme n’est pas un matérialisme

Il devient urgent de restaurer le libéralisme, non comme système politique, encore moins économique, mais comme philosophie du droit.

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Le libéralisme n’est pas un matérialisme

Publié le 31 décembre 2022
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Par Florent Ly-Machabert.

Le bon sens, loin d’être comme le pensait René Descartes la chose la mieux partagée au monde, semble avoir déserté le débat public : sur le plan sanitaire, peu de voix se sont fait entendre pour dénoncer, entre autres, qu’on n’impose pas le port du masque au plus fort de l’épidémie ; sur le plan économique, où l’on ne s’étonne même plus que la relance quasi ininterrompue depuis la fin des Trente Glorieuses n’ait toujours pas tiré notre beau pays de l’ornière dans laquelle il n’a en réalité cessé de s’enfoncer.

Il devient urgent de restaurer le libéralisme, non comme système politique, encore moins économique, mais comme philosophie du droit. Dans cette entreprise, un courant de pensée, d’abord économique, auquel mon indéfectible attachement n’a plus de secret pour le lecteur, y a singulièrement contribué depuis la fin du XIXe siècle : l’École autrichienne.

Connue surtout pour sa condamnation – de facto libérale – de toute forme d’interventionnisme étatique dans la sphère économique, la tradition autrichienne s’est en réalité imposée dans le champ des idées par ses positions épistémologiques et méthodologiques, d’abord en matière économique, cela est vrai, mais en embrassant plus largement la question de l’action des êtres humains1, ou praxéologie, dans laquelle elle voit à l’œuvre des moyens pour atteindre des fins.

Cette tradition postule néanmoins immédiatement que les relations entre moyens et fins ne reposent que sur la raison et le libre arbitre (de la volonté) de chaque individu. Il n’y a là d’ailleurs rien de surprenant pour qui fait l’effort de découvrir que cette école dite de Vienne, encore nommée école psychologique, puise une grande partie de ses sources dans la tradition scolastique luso-espagnole du XVIe siècle qu’un Joseph Schumpeter, entre autres économistes du XXe siècle, baptisera du nom d’École de Salamanque2.

Celle-ci, sous la férule du théologien dominicain Francisco de Vitoria, également philosophe et juriste, tente en effet de réinterpréter la pensée du maître Thomas d’Aquin en postulant que les concepts de justice, de droit et de morale s’examinent désormais selon « l’ordre naturel à la lumière de la raison ».

Dans ce contexte l’École élaborera de nombreuses théories envisageant pour la première fois l’économie d’un point de vue moral, prenant ainsi le contrepied de la doctrine catholique de l’époque qui condamnait le désir d’enrichissement de ces négociants venus justement adresser leurs scrupules de conscience à Vitoria.

Ce dernier, considérant la liberté de circulation des idées, des biens et des personnes comme conforme à « l’ordre naturel à la lumière de la raison » au motif qu’elle accroît le sentiment de mutuelle fraternité, conclura que lesdits négociants contribuent au bien-être général.

Loin de ne voir que la valeur matérielle, le libéral autrichien ne conçoit en réalité de valeur qu’immatérielle et subjective, comme jugement qu’un être pensant porte sur la capacité que tel bien a de servir ses projets. Encore faut-il que l’individu soit authentiquement pensant, c’est-à-dire qu’il soit réellement rationnel et libre.

À ce stade de notre réflexion, il nous est donc loisible de soutenir que le libéralisme n’est pas une approche déterministe, puisqu’il ne postule en rien que le monde est prédictible ; ni constructiviste, puisqu’il défend l’ordre naturel ou spontané qui repose sur des logiques fondamentalement décentralisées qu’Hayek nommera la « catallaxie »3 ; ni réductionniste, puisque, s’appuyant sur une doctrine juridique qui a sonné la fin des concepts médiévaux du droit, il adopte la description d’un monde fait d’interactions multiples, valorise les échanges entre individus et revendique un nouveau centre d’intérêt, « antérieur et supérieur à toute législation humaine » dira Frédéric Bastiat, qu’il érige en obligation morale faite au Souverain (qu’il s’agisse du peuple en démocratie ou du roi en monarchie) : le respect des droits naturels de l’individu, c’est-à-dire de ses droits fondamentaux en tant que créature de Dieu, tant relatifs au corps (droit à la vie4, droit de propriété) qu’à l’esprit (liberté de pensée, dignité).

Aussi, pour prouver que, contrairement à la pensée dominante5, le libéralisme n’est pas un matérialisme, nous reste-t-il à démontrer qu’il adopte une approche fondamentalement ouverte au champ de la spiritualité, c’est-à-dire transcendantale, comme semblent le suggérer ses références répétées à la doctrine scolastique6.

Pour ce faire, à présent, explorons plus avant le concept augustinien de libre arbitre (liberum arbitrium) de la volonté humaine, dont le professeur Marian Eabrasu rappelle dans Moral disagreements in business (2019) qu’associé à une conception restreinte de la violence, il est l’apanage des libéraux, ce qui conduit ces derniers à considérer le travail comme l’expression de la créativité humaine et la violence physique comme la seule forme de contrainte capable d’entraver la liberté de l’Homme et de le mettre en esclavage7.

Par libre arbitre (free will dans le monde anglo-saxon), saint Augustin désigne d’abord une « volonté libre » qui fonde la dignité humaine8 :

La volonté libre sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner.

En tant que don de Dieu, le libre arbitre augustinien qui rend l’Homme capable du bien comme du mal invalide donc l’hérésie manichéenne qui attribue au divin la responsabilité du mal ; mais, dans le même temps, comme faculté perdue à cause du péché originel, le libre arbitre augustinien s’oppose aussi à l’hérésie pélagienne qui exagère la responsabilité de l’Homme et sa liberté dans ses rapports avec Dieu, niant donc la principale conséquence de la transgression d’Adam : l’Homme ne peut être restauré dans le libre arbitre dont l’a doué Dieu que par Dieu, c’est-à-dire par la Grâce9.

S’il semble donc impossible d’appréhender la notion de libre arbitre si centrale dans le libéralisme sans recourir aux doctrines du péché originel et de la grâce salvifique affirmées par le seizième concile de Carthage (418) et approuvées par le pape Zosime, il n’en demeure pas moins que la scolastique réinterprètera le libre arbitre, neuf siècles après Augustin, comme une faculté de la volonté et de la raison (facultas voluntatis et rationis10), c’est-à-dire, pour reprendre cette fois les attributs qu’Aristote lui reconnaît dans son Éthique à Nicomaque, comme la double capacité d’un individu à agir spontanément (donc à suivre volontairement une fin) et intentionnellement (donc à choisir rationnellement un moyen, en sachant ce qu’il fait).

En combinant philosophie grecque et théologie chrétienne, cette approche présente d’abord l’intérêt de faire émerger le libre arbitre comme une faculté à trouver le principe de ses actes à l’intérieur de soi (critère de spontanéité), alors même que l’individu, du fait même de la chute d’Adam, s’en est rendu incapable, enchevêtré qu’il est dans son environnement qui conditionne ainsi grandement ses actes.

On comprend mieux que seuls le retour à soi, l’introspection, la méditation, la prière, la reconnexion avec le divin puissent préparer son esprit à recevoir de la grâce de Dieu le « principe intérieur » de ses propres actes.

Enfin, l’approche scolastique du libre arbitre fait émerger à travers le critère d’intentionnalité la condition de la responsabilité morale – et donc de la dignité – de l’individu, qui est dès lors réputé agir « en conscience », c’est-à-dire, une fois de plus, éclairé par le divin dans sa prise de décision.

Notamment fondé sur le principe de libre arbitre, le libéralisme fait donc sienne une approche nécessairement ouverte à la transcendance spirituelle par le truchement de la scolastique, donc de la théologie chrétienne, en dehors de laquelle il lui est impossible de rendre compte, d’un même tour, de la propension de l’Homme à être déterminé par son environnement (puisque déchu dans le jardin d’Eden) plutôt qu’à se déterminer en vertu d’un principe intérieur, en même temps que de l’intentionnalité de sa conscience qu’éclaire, de façon privilégiée dans la prière et les sacrements catholiques, la grâce que le croyant reçoit de Dieu et par laquelle chacune de ses actions contribue au salut de son âme.

Inséparable des doctrines chrétiennes du péché originel et de la grâce salvifique, le concept le libre arbitre de la volonté humaine ne saurait être au cœur du libéralisme sans faire immédiatement de cette philosophie du droit une approche du monde à la fois non réductionniste, non constructiviste, non déterministe et non immanente, donc sans lui retirer de facto tous les attributs d’un matérialisme.

On comprend mieux pourquoi certains ont osé le qualifier de réalisme abstrait et d’autres de spiritualisme. Je me contenterai d’affirmer que le libéralisme ne peut pas être un matérialisme, sauf à se dénaturer instantanément.            

Article publié initialement le 25 septembre 2020.

  1. Voir L’action humaine de Ludwig von Mises.
  2. Dans son Histoire de l’analyse économique, 1954.
  3. Dans La route de la servitude, Hayek explique qu’il « n’y a rien dans les principes du libéralisme qui permette d’en faire un dogme immuable ; il n’y a pas de règles stables, fixées une fois pour toutes. Il y a un principe fondamental : à savoir que dans la conduite de nos affaires nous devons faire le plus grand usage  possible des forces sociales spontanées et recourir le moins possible à la coercition. »
  4. Seul droit-créance (« droit à ») reconnu par les libéraux, comme composante de la sûreté, de la résistance à l’oppression et du principe de non-agression.
  5. Qui associe par exemple le libéralisme au consumérisme, alors que ce dernier est une déviance de la consommation érigée en ultime réconfort, en horizon de l’âme et fruit – pour paraphraser E Todd – d’un « libre-échange zombie ».
  6. Doctrine à la fois philosophique, juridique et théologique qui, au XIIIe siècle, en tentant de concilier philosophie grecque et théologie chrétienne des Pères de l’Eglise explore pour la première fois les notions de propriété privée, de risque, d’intérêt et de contrat, travail qui culminera dans l’Espagne du XVIe siècle avec ladite École de Salamanque.
  7. Contrairement donc à la conception marxiste de la « servitude involontaire » qui nie tout libre arbitre et adopte une conception très large de la violence (symbolique, économique, hiérarchique…) ainsi qu’aux tenants de la « servitude volontaire », qui partagent cette même conception extensive de la violence mais la combinent à un libre arbitre.
  8. De libero arbitrio, II, 18, 48.
  9. Encore appelée « grâce salvifique » puisqu’elle accomplit l’œuvre du Salut.
  10. Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, I, q. 82, a.2, obj. 2.
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  • Le liberalisme n’est pas une (et encore moins « la ») philosophie du droit. C’est une philosophie politique. La philosophie du droit, c’est autre chose…

    • Cela me paraît une évidence. Qu’il serait bon que chacun saisisse, y compris surtout les promoteurs du libéralisme.
      Parce que vendre un produit qu’on ne connaît pas, ça marche rarement.

  • Amen.

    Personnellement, j’ai lâché après le 9ème paragraphe.

  • Je pense qu’il y a deux définitions possibles.
    Une définition par le droit: le libéralisme est l’idée que la vie, la liberté et la propriété sont des droits naturels de l’individu.
    Une définition éthique: le libéralisme est une philosophie fondée sur le respect de la vie, de la liberté et de la propriété.

  • Le bon sens, loin d’être la chose la mieux partagée au monde, est tout au contraire la moins bien partagée chez l’homme, comme le démontre nos contemporains. Bien que plus éduqués et dotés de moyens extraordinaires pour se renseigner ils perdent la raison sur tous les sujets. Théories du complot, croyances irrationnelles, militantismes absurdes, etc…

  • La phrase de Descartes est ironique, ce qui devient évident lorsqu’on la cite sans la mutiler : « … car chacun croit en être suffisamment pourvu. »

  • Avatar
    Alexandre Deljehier
    5 janvier 2023 at 20 h 31 min

    Cet article est très intéressant du point de vue métaphysique. Toutefois, il est possible d’être libéral et matérialiste : je parle des utilitaristes ; Keynes peut être rattaché à cette tendance libérale.

    Si l’on veut aller plus loin – même si cet article est déjà bien complet sur le sujet du matérialisme -, il faut définir le matérialisme, non pas seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan métaphysique. Feuerbach, un hegelien de gauche, comme Marx, pensait que l’homme n’était que ce qu’il mangeait ; en d’autres termes, la conscience est le produit du cerveau, la matière est l’origine de nos représentations et de nos idées, nous sommes des pantins dénués de libre arbitre, des machines biologiques entièrement déterminées par notre environnement.

    Politiquement, cela donne à l’époque moderne, le hobbisme – que l’on retrouve encore aujourd’hui dans les relations internationales sous l’appellation de  » réalisme » – et le marxisme à l’époque contemporaine.

    Les marxistes voient de la violence et de la prédation dans toute les relations sociales ; la violence est alors considérée par les marxistes comme invisible, symbolique et systémique ; c’est parce qu’ils voient de la laideur partout et qu’ils ne peuvent que se réfugier dans l’utopie. Ils n’existe pas de valeurs transcendantes ou de chocs de civilisation à leurs yeux, par exemple. Ainsi, le wokisme est le nouvel avatar du marxisme, en ce début de xxi ème siècle. La culture est « problématique »? Elle est trop pratriarcale et bourgeoise ? Et bien, on va la déconstruire pour émanciper les individus de leur aliénation.

    En revanche, les libéraux, s’ils peuvent ne pas être matérialistes, restent néanmoins progressistes : ils déclarent que le droit et le marché vont éventuellement pacifier les mœurs et la mondialisation sera heureuse. C’est justement parce que cette croyance optimiste est battue en brèche que des libéraux se révèlent finalement conservateurs ; je pense à Kant, l’homme des Lumières par excellence, qui, pourtant, vers la fin de sa vie et à l’instar des chrétiens, estime la volonté libre mauvaise et renonce à ses utopies. Si les libéraux classiques et les conservateurs reconnaissent le principe du libre arbitre, ils ne sont pas d’accord sur ce que nous sommes en droit d’attendre politiquement de celui-ci.

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