Le militant et le politique : les deux logiques pour changer le monde

Quand l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité justifient deux voies totalement différentes, comment trancher ?

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Le militant et le politique : les deux logiques pour changer le monde

Publié le 25 août 2020
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Par Philippe Silberzahn.

Tout le monde sera d’accord sans doute pour dire que notre monde a besoin de changement, même si, passées les unanimités de façade temporaires durant une crise aiguë, personne ne s’accordera sur ce qu’il faudrait changer. Mais ce dont on parle moins, et qui compte plus, c’est comment changer le monde.

Or c’est là bien sûr la clé de tout. Deux événements récents, parmi tant d’autres, ont mis en lumière l’importance de cette question. Ces deux événements sont très liés ; il s’agit du redémarrage des centrales à charbon en Europe et des coupures d’électricité en Californie.

Les associations Les amis de la Terre et Greenpeace protestaient il y a quelques semaines contre la mise en service d’une nouvelle centrale à charbon en Allemagne. Cette mise en service fait suite à la fermeture des centrales nucléaires décidées en 2011 par ce pays et par la nécessité de continuer à produire de l’électricité. De son côté, la Californie vient de subir quatre jours consécutifs de coupures d’électricité.

Il s’agit pourtant de l’État américain qui a le plus misé sur les énergies renouvelables, notamment le photovoltaïque et l’éolien, en abandonnant le nucléaire. La production des centrales nucléaires dans cet État est en recul de 44 % par rapport à 1990 du fait de la fermeture de la centrale de San Onofre en 2013. Or il n’y a pas de vent et le soleil est insuffisant. Comble d’ironie, il a fallu faire tourner à plein régime les centrales au gaz, mais cela n’a pas suffi à combler le manque.

Deux façons de changer le monde

Il y a cinquante ans, le sociologue Saul Alinsky écrivait que le premier devoir de celui qui veut vraiment changer le monde est d’accepter la réalité, quelque déplaisante qu’elle soit.

En tant qu’organisateur, je pars de là où le monde est, tel qu’il est, et non tel que je le voudrais. Que nous acceptions le monde tel qu’il est n’affaiblit en rien notre désir de le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être — il est nécessaire de commencer là où le monde est si nous voulons le transformer en ce que nous croyons qu’il devrait être. Cela signifie travailler dans le système.

Et donc sans aucune concession, Alinsky distinguait deux types d’activistes : ceux qui veulent se donner bonne conscience, les militants, et ceux qui veulent vraiment changer le monde, les politiques. On retrouve cette distinction faite il y a un siècle déjà par le sociologue Max Weber qui, dans une conférence fameuse, « Le savant et le politique », distinguait deux éthiques : l’éthique de conviction et l’éthique de responsabilité.

Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu ; et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes.

L’éthique de conviction c’est tout faire pour interdire ou imposer quelque chose (le nucléaire par exemple) sans se préoccuper des conséquences, car seule la conviction compte, et toute fin justifie les moyens.

L’éthique de responsabilité, c’est de ne jamais décider sans se préoccuper des conséquences, c’est travailler avant tout en fonction des conséquences. Par exemple, interdire quelque chose seulement si on sait par quoi le remplacer.

L’éthique de conviction est évidemment plus rapide : on interdit, et puis voilà, victoire ! Mais elle risque de créer des problèmes plus importants en conséquence. Comme le disent les spécialistes des systèmes complexes, bien souvent les solutions d’aujourd’hui créent les problèmes de demain.

Weber observe d’ailleurs que c’est bien le problème de la justification des moyens par la fin, pourtant si logique à nos yeux cartésiens, qui voue en général à l’échec l’éthique de conviction. « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs » déclare le militant. Ce à quoi George Orwell rétorquait : « Montrez-moi l’omelette ! »

Le militant peut s’engager contre le nucléaire, puis une fois celui-ci abandonné, s’insurger sans aucune gêne contre la relance du charbon pourtant rendue nécessaire par cet abandon, car il n’a pas à gérer ni à subir les conséquences des décisions qu’il essaie d’imposer ; il n’est d’ailleurs soumis à aucune sanction, n’étant pas élu. Il peut donc traiter les deux questions de façon isolées, séquentielles alors qu’elles sont intimement liées.

Le politique, lui, doit permettre au pays de se chauffer et de s’éclairer. Il ne peut donc pas décider de supprimer le nucléaire sans trouver une solution de remplacement. Or qu’on le veuille ou non, pour le futur prévisible, la seule alternative au nucléaire est le charbon.

On peut le regretter, on peut en être scandalisé, on peut hurler, ça n’y fera rien. Peut-être les énergies alternatives changeront cela dans quelques années, mais ce n’est pas le cas pour l’instant, et c’est d’éclairage et de chauffage aujourd’hui dont il s’agit. Par conséquent le point de départ de toute réflexion pragmatique sur l’énergie et la transition écologique est que nous avons soit le charbon, soit le nucléaire. Tout le reste n’est que posture.

L’éthique de conviction : noblesse aux conséquences fâcheuses

L’éthique de conviction ne pose pas seulement un problème d’ordre pratique. Elle a aussi un problème qui la concerne directement, celui de saboter la cause qu’elle veut défendre. En effet, dès lors que les conséquences fâcheuses de cette éthique de conviction deviennent visibles, ce qui ne manque pas d’arriver comme en Californie en ce moment, la population risque de se retourner contre ladite conviction.

C’est évidemment le pire des scénarios pour ceux qui la partagent. Si la population finit par conclure qu’il faut choisir entre l’économie et l’écologie, que les énergies alternatives ne sont pas capables de remplacer les énergies fossiles et qu’elles conduisent à des coupures d’électricité, alors la cause écologique aura tout perdu, et elle ne le devra qu’à l’intransigeance de certains de ses défenseurs. C’est leur conviction même qui les empêche de servir leur cause, car elle leur interdit une méthode qui la rendrait possible.

Weber écrit que lorsque c’est le cas :

le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi.

Loin d’amener à une révision de ses convictions ou modèles mentaux, l’échec amène souvent au renforcement de celles-ci et à la recherche de coupables. C’est le moment où le partisan évoque la nécessité d’imposer les changements par la force, soulignant les limites de la démocratie parlementaire, alors qu’en fait ces changements sont rendus impossibles par son attitude même. À supposer qu’il les veuille vraiment. Weber ajoute en effet :

Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira responsable que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas.

Pour peu que ce partisan soit en situation de pouvoir, les prisons commencent à se remplir et les cadavres à s’empiler alors que la réalité lui échappe de plus en plus.

La leçon est importante pour tous ceux qui veulent sincèrement changer le monde. L’éthique de conviction est belle et noble et nous sommes fascinés par ceux qui la portent, mais aussi regrettable que cela soit, elle peut souvent créer davantage de problèmes qu’elle n’en résout.

On arguera que rien ne peut être fait sans conviction, et c’est souvent vrai, mais la conviction première, sorte de pré-engagement conditionnant le reste, devrait être celle de la responsabilité, c’est à dire de peser les conséquences de chaque décision et d’accepter qu’elle ne résulte le plus souvent que d’un compromis entre demi-solutions. Cette idée est naturellement insupportable aux défenseurs de la pure doctrine, mais c’est la seule façon de changer le monde pour de vrai et sans violence.

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  • L’idéologie pastèque continue d’infecter nos politiques, le « ver » est dans le fruit ! Pas de bol, même les gouvernants n’assument pas leurs erreurs et n’en tirent pas les leçons.

  • Entre temps, les politiques sont devenus les militants (ou vice et versa) Alors on fait quoi ?

    CPEF

  • si en plus le militant est payé par les impôts…

  • Je suppose que l’auteur parle de la centrale à charbon de Datteln ? Bien sûr sans expliquer un peu plus l’affaire :-), comme par hasard diront certains. Cette centrale devait entrer en service en 2011, mais a connu de nombreux retards. Le propriétaire Uniper a payé 1,2 milliards d’euro pour cette centrale. Ce serait un méchant trou dans les caisses si elle n’était pas mise en service. De plus, c’est pas une centrale des années 70, c’est plus moderne, moins polluant, et elle va aussi fournir de la chaleur par cogénération à 100.000 foyers. Les autorités ont donc fait un bon boulot : cette centrale était prévue, déjà en construction, et elles ne pouvaient pas dire au proprio (ya déjà plusieurs années en fait) : désolé, tu la laisses en plan.. L’Etat aurait sans doute payer amendes et tout.
    Bref, l’histoire est un peu différente vue ainsi :-).

    • « Les autorités ont donc fait un bon boulot : cette centrale était prévue, déjà en construction … »

      Parce que les « autorités » savaient qu’ils ne pouvaient pas techniquement s’en passer.

      Donc les écolos ne manifestent pas pour une vision de la société mais contre les réalités physiques et techniques. Leur prêter le moindre crédit est un non-sens.

      • cette centrale était en construction depuis bien avant 2011 puisque cette centrale devait entrer en fonctionnement en 2011…. Et la sortie du nucléaire (que je n’approuve pas) a été décidée en.. 2011…
        Vous considérez à tort les écolos comme un seul groupe, c’est pratique mais faux, de plus en plus de voix écolos s’élèvent contre la sortie du nucléaire justement et reviennent sur les promesses de l’éolien. Faites un tour sur Reporterre par exemple (ou même sur la presse subsidiée :-)).
        Contre les réalités physiques et techniques ? Lol, quand je lis certains qui fantasment sur les voitures à 0.5 litre au 100km mais interdisent le moindre progrès dans le renouvelable. L’endoctrinement a plusieurs visages.

    • « Les autorités ont donc fait un bon boulot : cette centrale était prévue, déjà en construction, et elles ne pouvaient pas dire au proprio (ya déjà plusieurs années en fait) : désolé, tu la laisses en plan.. L’Etat aurait sans doute payer amendes et tout. »
      N’est ce pas ce que les autorités s’apprêtent à faire ?
      https://www.zonebourse.com/cours/action/RWE-AG-436529/actualite/Allemagne-RWE-et-Vattenfall-indemnises-pour-la-sortie-du-nucleaire-26641485/

    • C’est pourtant ce que l’Allemagne et la France font pour le nucléaire: on ferme des centrales en bon état de marche…
      Deux poids deux mesures….
      Pour tous les articles de Contrepoints vous essayez d’apporter la contradiction, mais vous n’êtes guère du niveau pour le faire…

  • Monsieur Silberzahn, en premier lieu, je vous remercie pour vos articles qui, selon moi, posent tous des questions qui structurent la condition humaine et les moyens de l’action individuelle et collective.

    Cela étant dit, si j’adhère à votre catégorisation et aux conclusions que vous en tirez, j’observe que les situations (changements) que vous retenez en illustration, étant essentiellement d’ordre technique et technologique, sont particulièrement consensuelles.
    Ils font l’impasse sur une question qui me semble importante. Ou, en tout état de cause, sur laquelle je me questionne.

    Fussent-elles issues d’une éthique politique, les décisions de changements d’ordre sociétal, éthique, culturel et même économique sont-elles légitimes lorsqu’elles émanent d’un pouvoir supra-individuel, a fortiori lorsque l’adhésion de la majorité est négligée.

    Autrement dit, est-il admissible, qu’avec le temps, nos politiques au pouvoir se soient posés en Guide surplombant (quelquefois méprisant…) leur semblable, plutôt qu’en administrateur de la chose commune ?
    Est-il de la raison d’être d’un gouvernement (démocratique) que de forcer le peuple dans une inclination subjective non partagée et, souvent, jamais révélée ouvertement ? Ce, dans tous les domaines de la vie. Avec des moyens colossaux touchant à la culture, à l’information (médias), à l’éducation et avec des ressources ponctionnées toujours plus sur le peuple …
    L’Empire du Bien est essentiellement politique. Il veut changer le monde suivant ses fantasmes égalitaristes et universalistes. Pour cela, la fin justifie les moyens. Annexion de tous les pouvoirs politiques (de nature à formater les esprits), mensonge, omission, lois passées en catimini et mille autre moyen justifié par ceux qui pensent détenir la Vérité.

    Trouvez-vous cela acceptable au motif que ceux qui nous imposent leur vision se définissent comme agissant au nom d’une éthique de responsabilité, une éthique politique ? Trouvez-vous normal que ceux qui doivent nous servir soient devenus nos maîtres au nom d’un idéal politique visant à changer le monde ?

    Vous risquez de me dire, en fait, les politiques que vous dénoncez agissent par éthique de conviction. OK, mais alors une éthique politique est-elle possible (et souhaitable) dès lors qu’elle ne résulte pas d’un processus réellement démocratique ?

    Pour ma part, suivant Olivier Babeau, j’aurais tendance à dénoncer « L’horreur politique ».

    • +1

      Et j’ajouterai que la politique a une dimension culturelle propre au pays dans lequel chacun vit. Changer le monde sans demander leur avis aux quelques autres milliards d’habitants pose quand même un petit problème éthique.

      • -1

        Ben oui, ceux qui se déplacent sur 2 pattes dans les anciennes colonies ne sont pas tous des singes.

      • Vous avez raison.
        Le mot éthique renvoie par essence à un concept totalement subjectif. Celui de la morale.
        En ce sens, gouverner les autres suivant les principes de sa propre éthique, fusse-t-elle de responsabilité, est démocratiquement irrecevable.

  • Un texte d’une très grande pertinence.

  • Les commentaires sont fermés.

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