Effectuation : une logique entrepreneuriale devenue incontournable en 20 ans

Méthode de changement social, l’effectuation montre que l’action est accessible à tous parce qu’il suffit d’utiliser ce qu’on a sous la main, et que tout le monde a quelque chose sous la main.

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Effectuation : une logique entrepreneuriale devenue incontournable en 20 ans

Publié le 6 juillet 2020
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Par Philippe Silberzahn.
Un article de The Conversation

Comment les entrepreneurs prennent-ils leurs décisions ? Comment arrivent-ils à transformer le monde et à créer de nouveaux produits, de nouveaux marchés et de nouvelles organisations ? Pendant longtemps, la réponse semblait évidente : les entrepreneurs sont des super-héros visionnaires, charismatiques, capables d’entraîner le commun des mortels dans des tâches surhumaines.

Reflet de cette conception, le processus entrepreneurial faisait commencer l’entrepreneur par la perception d’une opportunité, puis avoir une grande idée pour l’exploiter, développer un plan d’action avec des objectifs clairs pour la réaliser, trouver des investisseurs puis mettre le plan en œuvre.

La seule difficulté avec ce modèle logique et donc séduisant, c’est qu’il ne correspond en général pas à ce qu’on observe en réalité !

L’entrepreneuriat tel qu’il se pratique vraiment

Il y a 20 ans, Saras Sarasvathy, alors jeune chercheuse indienne émigrée aux États-Unis, elle-même ancienne entrepreneuse, décide de comprendre comment les entrepreneurs raisonnent et agissent vraiment.

Élève d’Herbert Simon, prix Nobel d’économie, elle met au point un protocole qui consiste à écouter des entrepreneurs résoudre des problèmes à haute voix. Elle met en lumière cinq principes que ces entrepreneurs appliquent, sans en être nécessairement conscients.

Ces cinq principes, qu’elle regroupe sous le nom d’effectuation, sont les suivants :

  • Démarrer avec ce qu’on a : au lieu de partir d’un but clair, les entrepreneurs considèrent leurs moyens disponibles et se demandent : « Que puis-je faire avec ce que j’ai sous la main ? » Leur but émerge des moyens disponibles. Il est donc beaucoup plus facilement réalisable et l’échec est moins probable.
  • Agir en perte acceptable : au lieu d’agir en fonction d’un gain attendu, les entrepreneurs définissent d’abord ce qu’ils sont prêts à perdre pour agir (« Je fais cela parce qu’au pire je perds Y et que c’est acceptable pour moi »). En contrôlant ainsi leur risque, ils libèrent leur action. Si celle-ci est un échec, ils peuvent continuer car ils n’ont pas tout perdu.
  • Obtenir des engagements : les entrepreneurs développent leur projet en suscitant l’engagement de parties prenantes qui les aident en leur apportant des ressources. Ils progressent en se demandant « Qui peut m’aider à résoudre le problème auquel je suis confronté ? » En vertu de ce principe, l’entrepreneuriat c’est co-construire des choses plus ou moins inattendues avec des gens inattendus.
  • Tirer parti des surprises : la vie des entrepreneurs est pleine de surprises, et plutôt que passer des jours à essayer de tout prévoir, ceux-ci tirent parti de ce qui leur arrive, bon ou mauvais.
  • Créer le contexte : Les entrepreneurs ne regardent pas le monde tel que les autres le décrivent ou le prévoient, mais tel qu’ils voudraient qu’il soit. Ils le transforment en changeant nos modèles mentaux, c’est-à-dire nos grandes croyances, comme Airbnb qui nous fait trouver acceptable de dormir chez des inconnus.

Les travaux de Sarasvathy ont ouvert une période nouvelle, post-mythique, où nous pouvons parler de l’entrepreneuriat tel qu’il se fait, non tel qu’on se le représente, tel qu’on aimerait qu’il soit ou même tel que les entrepreneurs nous le décrivent.

Entreprendre : les 5 principes de base de l’effectuation (Iqsog, avril 2020).

 

J’ai découvert l’effectuation en 2004. J’avais créé une start-up quelques années auparavant et j’étais inquiet de constater que ma pratique de l’entrepreneuriat ne correspondait pas à ce que je lisais dans les ouvrages sur le sujet. Et puis je suis tombé sur l’article de Sarasvathy sur l’effectuation et je me suis immédiatement reconnu : « C’est nous, c’est ce que nous faisons ».

Quel soulagement ! Avec mes associés, nous étions en quelque sorte les Monsieur Jourdain de l’effectuation. J’ai constaté plus tard que beaucoup d’entrepreneurs à qui je présente l’effectuation sont dans le même cas ; ils s’y retrouvent immédiatement ; ils se sentent soulagés que leur approche intuitivement émergente soit non seulement validée par les travaux de Sarasvathy, mais corresponde aussi à celle de nombreux « grands » entrepreneurs qui ont réussi avant eux.

Ils se disent « je peux donc construire mon projet au fur et à mesure sans forcément savoir où je vais d’entrée de jeu, et c’est OK ». Oui, c’est OK ! C’est le grand message de l’effectuation.

L’art et la science s’en emparent

Comme toute innovation qui va à l’encontre des modèles mentaux dominants, l’effectuation a eu du mal à émerger, notamment dans les institutions d’enseignement et les structures d’accompagnement, où le cartésianisme est bien ancré.

Mais depuis quelques années les progrès sont rapides. Le nombre d’articles traitant du sujet augmente rapidement dans les publications académiques internationales : à partir de celui de Sarasvathy en 2001, la littérature sur l’effectuation s’est développée pour atteindre 100 articles publiés dans des revues répertoriées par Thomson Reuters et 287 dans ProQuest et JSTOR combinés.

Cette recherche alimente l’enseignement et beaucoup d’institutions intègrent aujourd’hui un cours sur l’effectuation. Ce développement s’est également vérifié en France : mon ouvrage d’introduction à l’effectuation, le premier francophone sur le sujet, est paru en 2014. Une nouvelle édition, reflétant les progrès du champ, est sortie en mai 2020 (Éditions Pearson).

Les ouvrages de Dominique Vian (Skema business school) proposent des méthodes d’innovation à partir de l’effectuation (ISMA360 et FOCAL) tandis que celui de Quentin Faucret et celui de Marc Evangelista (Michelin) montrent comment l’effectuation peut être mobilisée pour développer l’intrapreneuriat au sein d’une grande entreprise.

Le MOOC d’introduction à l’effectuation que j’ai créé en 2013 et qui continue sur Coursera a été suivi par plus de 25 000 personnes. Les premières Journées francophones de l’Effectuation que nous avons créées en 2019 avec Dominique Vian et deux entrepreneurs (Guillaume Maison et Julien Frisson) poursuivent cet effort en devenant un événement annuel, marquant la création d’une véritable communauté de pratique et de réflexion avec un groupe solide d’acteurs de tous horizons.

Par ailleurs, le champ d’application de l’effectuation s’est développé : on a pu montrer que ses principes s’appliquent de façon très universelle aussi bien dans l’art et la science que dans l’action politique et sociale, ainsi que pour la transformation des organisations (voir sur ce sujet mon ouvrage Stratégie Modèle Mental écrit avec Béatrice Rousset). Ils s’appliquent également au développement personnel.

Méthode de changement social, l’effectuation suggère que tout peut être changé par la volonté individuelle combinée à d’autres volontés. Elle montre que l’action est accessible à tous parce qu’il suffit d’utiliser ce qu’on a sous la main, et que tout le monde a quelque chose sous la main.

Elle montre également qu’il n’est guère de domaine où ses principes ne puissent être appliqués. Elle promeut, finalement, une vision optimiste dans laquelle, libéré du déterminisme et de la fatalité, chacun peut maîtriser de sa vie, créer de nouvelles choses, transformer son environnement, coconstruire avec les autres et… y prendre plaisir. Par les temps qui courent, marqués par le pessimisme et un certain nihilisme, c’est un message qui mérite d’être entendu.

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  • « l’action est accessible à tous parce qu’il suffit d’utiliser ce qu’on a sous la main, et que tout le monde a quelque chose sous la main » – mais inaccessible dans une société qui promeut et inscrit dans sa constitution la peur du risque, et, dans son code fiscal, la confiscation des résultats de la prise de risque ; ainsi que, socialement, le mépris pour ceux qui réussissent

  • Nous savons tout cela et nous savons créer de la richesse. Mais aujourd’hui nous avons surtout l’expérience d’une prédation tellement spoliatrice que notre préoccupation n’est plus d’être entrepreneur mais de développer un art de la guerre assez efficace pour nous débarrasser de nos prédateurs. Après nous pourrons redevenir entrepreneurs.

    En d’autres termes, créer de la richesse aujourd’hui revient à enrichir l’ennemi intérieur qui nous opprime pour lui donner les moyens de nous opprimer encore davantage. Nous devons d’abord nous en débarrasser. Ensuite nous pourrons nous remettre à créer de la richesse sans risquer qu’elle soit utilisée contre nous et uniquement pour entretenir une masse de parasites dont la principale occupation est d’inventer les différentes manières de nous mettre des boulets aux pieds.

  • Entreprendre et créer de la richesse dans une société saine, c’est bien ; par contre, dans une société aussi perverse qu’est devenue la société française, cela revient à créer les moyens de construire les murs de sa propre prison.

    Entreprendre n’est intelligent que dans une société qui respecte la liberté et le droit de propriété. Dans une société qui bafoue l’une et l’autre, cela revient à alimenter une perversion dont il faut d’abord trouver le moyen de se débarrasser.

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