« Le crépuscule de l’universel » de Chantal Delsol (1/2)

À l’heure des remises en cause (très souvent largement excessives et démesurées), il est bon de s’interroger sur ce qui fonde nos valeurs essentielles et sur ce qui peut encore relever de l’universel.

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« Le crépuscule de l’universel » de Chantal Delsol (1/2)

Publié le 13 avril 2020
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Par Johan Rivalland.

J’ai lu l’essentiel de cet ouvrage juste avant l’entrée en confinement. Puis je l’ai laissé un peu de côté, l’actualité ne se prêtant pas à une présentation de grands sujets de fond dans une situation de pandémie et de tout ce qu’elle implique.

À présent, l’heure est sans doute venue d’y revenir, car les réflexions auxquelles invite cet essai ne sont pas étrangères à celles qui peuvent se poser à un moment où de nombreux esprits s’échauffent et remettent parfois totalement en cause nos modes de fonctionnement, voire certaines de nos valeurs profondes, dans l’idée de bâtir autre chose.

Avec dans certains cas une résurgence d’idées dont on a pu subir les effets effroyables au cours du XXe siècle, celles qui consistent à vouloir « changer l’Homme », « changer la société » et toutes les idées souvent dangereuses – et en apparence généreuses – qui peuvent les accompagner.

Cette présentation se fera en deux volets, pour des raisons de longueur.

À travers cet ouvrage, Chantal Delsol s’attaque à un sujet éminemment d’actualité, puisqu’il s’agit d’analyser les raisons qui ont conduit à ce que notre prétention à l’universalité de certaines de nos valeurs vole en éclats depuis l’arrivée du nouveau siècle.

Durant les deux siècles qui ont suivi la Révolution, la démocratie libérale et les droits de l’Homme semblaient avoir conquis de nombreux endroits du monde. Ces valeurs ne sont à présent plus considérées comme universelles, mais plutôt comme idéologiques, aussi bien en dehors de l’Occident (Chine, Russie, pays musulmans, etc.) qu’en Occident même, où les penseurs illibéraux s’affirment de plus en plus, voire s’allient avec la Russie de Poutine ou la Chine.

 

La contestation des idées de liberté individuelle

Nous sommes ainsi passés à un monde multipolaire, mu par un mouvement d’ampleur à caractère anti-occidental, qui s’exprime partout. De nouvelles formes de holisme et d’enracinement viennent aujourd’hui s’opposer à l’individualisme occidental, libéral et mondialiste.

Et les idées des adversaires des Lumières (à l’image de Joseph de Maistre ou Bonald, par exemple, ou les penseurs du courant allemand anti-moderne du début du XXe siècle) reviennent à la mode. L’Islam se durcit, les régimes autocratiques s’affirment, l’indépendance de la justice et la liberté de la presse est clairement contestées par des pays comme la Chine.

Le refus de la liberté personnelle est justifié par les désordres et le nihilisme qu’elle est accusée d’engendrer, de même que les menaces à la paix civile, qui empêchent les grands desseins collectifs.

Analyser les raisons de la contestation revient à s’interroger sur l’évolution de nos valeurs depuis un siècle. Nous sommes en effet passés, nous dit Chantal Delsol, d’une vision humaniste moderne à une vision humanitaire post-moderne.

La défense de la liberté face au totalitarisme, fondée sur les droits de l’Homme a laissé place, après la chute de l’URSS, à de nouvelles formes de philanthropie et de panthéisme (à l’image des droits des animaux que défendent certains) qui nous ont éloigné de l’humanisme en tant que tel. Les valeurs judéo-chrétiennes et des Lumières se sont ainsi trouvées trahies dans leur esprit.

Une nouvelle religion est née, se substituant à la précédente, fondée sur le moralisme, la sacralité du monde plutôt que de l’Homme (d’où l’écologie radicale ou le véganisme), la victimisation.

« Une croyance ferme et à ce titre dominatrice, qui s’impose à nos sociétés et vise à s’imposer aux cultures extérieures par les moyens à disposition, avec le Bien pour bannière et l’avenir pour proue. Quelque chose qui, quoiqu’inédit, ressemble fort à une religion.

C’est bien parce que ce culte du progrès moral est intolérant et prosélyte, qu’il se heurte à des adversaires dans le monde entier. On peut même dire que depuis le tournant du siècle, ses adversaires se lèvent de partout. S’engage une nouvelle guerre des dieux. Bizarrement, les tenants occidentaux de cette religion postmoderne, ne font pas valoir des arguments : ils se contentent de mépriser leurs adversaires et de les décrire comme des arriérés. »

Et les détracteurs de l’Occident, à leur tour, développent un paradigme opposé à l’Occident postmoderne, de type holiste et anti-universaliste.

« L’humanisme était une culture, qui irradiait et inspirait, toujours secondaire par rapport à la religion qui la fondait. L’humanitarisme est une religion, et même une idéologie, une théorie autoritaire qui soumet la vie, d’en haut, à sa loi. L’évolution est signifiante pour comprendre cet antagonisme nouveau, qui se déploie comme un conflit culturel. »

 

Le retour du holisme

Dans une première partie, Chantal Delsol commence par observer les arguments et les renforts de ceux qui se réclament du holisme. L’appartenance à sa famille, sa paroisse, sa cité, sa patrie, avaient laissé place en Occident à une extension de la société de référence, plus proche de l’humanité globale que de son village ou de sa patrie.

Du chasseur-cueilleur d’antan, notre horizon était devenu peu à peu la planète entière. Pour autant, contrairement à ce que pensent les antimodernes, écrit la philosophe, la société n’est pas peuplée d’individus solitaires. Simplement, ils s’attachent à des groupes plus larges.

À travers la littérature et les penseurs des XIXe et XXe siècles – inspirés à l’origine par le despotisme éclairé émanant de Platon – elle nous rappelle les idées énoncées par les antimodernes, avec en point d’orgue le nazisme qui en fut le développement extrême, avant que ces idées ne se fassent plus discrètes pour ressurgir au grand jour aujourd’hui.

Mais aussi, selon les moments et les endroits, l’idée de hiérarchie, d’autorité, de patriarcat, voire de paternalisme, ou encore d’inégalité – comme l’infériorité fondamentale des femmes dans certains pays – qui débouchent régulièrement sur des formes d’autocratie revendiquée, comme par exemple en Russie depuis deux siècles, ou en Chine. Par le biais de l’infantilisation des peuples, qu’il convient de mener en sachant mieux qu’eux ce qui est bon pour eux, et sans subir la démagogie, ou les décisions irrationnelles et changeantes des démocraties modernes, victimes du temps court.

Ce sont ainsi le trop grand goût de l’abstraction, le narcissisme et l’égoïsme qui sont dénoncés par les critiques anti-occidentales, ainsi que la croyance en l’égalité des humains quant à leur bon sens ou leur capacité à désigner leur bien propre ou le bien commun. Le citoyen a besoin d’ordre, de prospérité et de respect des traditions, et non de liberté de pensée ou de libres convictions.

« Il faut remarquer que notre modèle français de l’élitisme républicain doit beaucoup au mandarinat chinois. Et qu’il repose, lui aussi, sur une incrédulité, assez généralisée dans nos milieux gouvernants, concernant le véritable bien-fondé de la démocratie. Cela ne se dit que sous cape, parce que l’opinion publique française ne l’accepterait pas : la démocratie fait encore, du moins pour l’instant, partie du consensus des croyances. »

La Chine elle-même a cessé de se réclamer de la démocratie en réponse aux pressions qu’elle rencontrait, pour en revenir au confucianisme. Elle récuse d’ailleurs la notion de droits naturels, qui ne sont pour elle que des abstractions (de même qu’en Occident certains défendent l’idée d’historicité des droits, de type holistes). Et elle fait remarquer que les institutions européennes elles-mêmes ont renié la démocratie, la technocratie qui y prévaut s’apparentant en partie au mandarinat chinois.

Quant aux expressions doctrinales de l’Islam, elles s’appuient sur le primat de la norme religieuse pour récuser le régime démocratique, son relativisme et son nihilisme. Elles renient l’idée de se fonder sur sa conscience pour gouverner.

 

L’Homme des droits

Chantal Delsol se livre ensuite, dans une seconde partie, à une analyse des différentes Déclarations des droits de l’Homme : à la suite de celles occidentales, apparaissent les Déclarations islamiques, la Charte africaine et la Déclaration russe orthodoxe, notamment. La figure de l’Homme qui en émane est de nature différente.

Si elles parlent toutes de liberté, d’égalité et de dignité, elles ne les interprètent pas de la même manière. Leur portée également diverge. Elles peuvent aussi constituer des enjeux de pouvoir. Rapport à la nature, revendication d’universalité, foi, éthique, idéaux, la philosophe en étudie les différents aspects et différences d’approche. Et leurs fragilités.

« La Déclaration de 48 est la seule à ne parler que de « famille humaine » ou « d’êtres humains » en général, sans jamais évoquer aucune culture, civilisation, religion ou peuple particuliers. Afin de viser vraiment l’universalité, elle parle pour un homme hors situation – c’est-à-dire un homme dans toutes les situations. Elle fait comme si les principes énoncés ne requéraient aucun fondement culturel ou religieux, comme s’il s’agissait d’une évidence dédouanée de toute racine, et s’imposant de soi

[…]

Cependant [elle] ne peut se soustraire à toute situation. Elle ne peut être universelle par elle-même : car cela impliquerait que toutes les cultures de la Terre l’acceptent en tant que telle, ce qui n’est pas le cas. En réalité, en raison de l’individualisme qui la sous-tend, elle rétablit (à son insu ?) une vision du monde particulière qu’elle énonce, et que le monde entier devrait respecter et servir

[…]

Supposant la nécessité d’un accord universel qui devrait être acquis par son intelligence indiscutable du réel humain, elle réclame le consensus. Tandis que les Déclarations islamiques, et plus encore la Déclaration orthodoxe russe, établies ouvertement dans une situation particulière, soulignent tout naturellement les mésententes avec l’Occident, comme une vision du monde peut en récuser une autre. La Déclaration de 48 est la seule à ne pas se croire l’expression d’une vision du monde, mais le couronnement, et le dépassement, de toutes visions du monde : un absolu dans le monde humain. »

Une analyse comparative intéressante et méticuleuse de ces différentes Déclarations, qui montre les conceptions particulières que peut avoir chacune d’entre elles des droits et des devoirs, relativement distinctives, mais aussi la place prédominante dans certaines d’entre elles des droits collectifs par rapport aux droits individuels. Pas tout à fait la même conception non plus des notions d’égalité ou de liberté. Sans oublier les droits-créances.

 

Le progrès inéluctable et la singularité des cultures

Dans une troisième partie, Chantal Delsol montre que l’Occident s’est fourvoyé en cherchant à imposer l’universalisme supposé de ses principes, en particulier la démocratie et les droits de l’Homme.

L’époque du complexe d’infériorité et d’imitation présents dans les pays islamiques a d’ailleurs pris fin récemment. Car les principes sur lesquels repose par exemple la démocratie ne s’improvisent pas. Ils sont le fruit d’une lente maturation et sont issus d’une culture, donc appropriés à elle.

D’où l’échec de nombreuses tentatives ici ou là.

Et ce n’est pas non plus une question de progrès, comme d’aucuns l’assénaient. Il n’existe aucun automatisme ni chemin tout tracé qui mènerait forcément vers les mêmes destinations, au terme d’un processus d’évolution dont il faudrait simplement attendre la maturation. Les illusions constructivistes ont déjà suffisamment produit de catastrophes dans le passé pour qu’on ne persiste pas dans ces erreurs.

Chantal Delsol cite, parmi d’autres, Farid Zakaria et l’un des meilleurs livres que j’ai lus, il y a une quinzaine d’années (que j’aimerais justement relire depuis longtemps), L’avenir de la liberté, dans lequel il montre que la libéralisation et la sécularisation d’une société précèdent obligatoirement la mise en place de la démocratie. Ce qui implique que des sociétés fondées sur des principes holistes ne peuvent accéder aussi facilement à des régimes de liberté. Cela impliquerait déjà, pour commencer, une remise en cause des croyances, la plupart du temps fortement ancrées dans les esprits.

Chantal Delsol écrit ainsi :

« C’est probablement parce que nous étions si pressés, si impérieux, si maîtres du monde, que nous avons provoqué partout des raidissements et des refus. Notre universalisme se récuse lui-même à force de se prendre pour un planning d’entreprise. »

Déjà à l’époque des Lumières, certains grands auteurs récusaient cette forme d’arrogance. À l’image de Germaine de Staël, Herder, Ranke, Vico, puis Michelet, Burke, ou encore des auteurs russes défendant une pensée de la singularité, l’identité russe étant délibérément holiste et favorable à l’autocratie.

L’universalisme peut ainsi être considéré par de nombreux auteurs, dans de nombreux pays, comme un mythe, voire une idéologie. Il aurait pour prétention de laisser penser que certaines civilisations sont supérieures à d’autres, là où elles sont simplement diverses.

De la même manière que nous avons trop souvent tendance à avoir recours aux anachronismes pour juger notre propre passé.

À travers des pages passionnantes, Chantal Delsol nous présente nombre de ces auteurs, de leur pensée, mais aussi le point de vue d’autres éminents personnages, tels que Poutine, Xi Jinping, sans oublier le célèbre discours de Soljenitsyne sur « Le déclin du courage » (dont je m’aperçois au passage que je ne l’ai toujours pas présenté ici). Mais cette prétention à l’universalisme suscite aussi des réactions hostiles qui se fondent sur ce rejet pour pourchasser les dissidents et accuser l’Occident de les influencer.

À l’inverse, nombreux sont ceux qui considèrent l’universel comme irrésistible et le voient comme un processus inéluctable.

À l’image de Tocqueville pour la démocratie (bien qu’il n’était pas démocrate), mais Chantal Delsol nous présente les pensées de nombreux autres auteurs très divers qui, jusqu’à aujourd’hui, convergent dans l’idée qu’il est difficile d’imaginer vouloir aller durablement à l’encontre des forces inévitables et irréversibles du progrès. Au désespoir des antimodernes, qui en cultivent une certaine amertume, voire sombrent dans les travers empreints de violence et de destruction du nihilisme.

 

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  • Une fois de plus, on s’aperçoit que toute philosophie qui s’affranchit du principe de parcimonie est vouée à l’échec et n’est pas exportable à l’extérieur de sa sphère d’origine. Limitons nous à une philosophie du droit simple affirmant la seule existence des droits naturels : liberté, propriété et personnalité : les devoirs en découlent naturellement.

    • Chaque théorie divise encore un peu plus l’humanité !
      Même la déclaration « universelle » souffre de quelques (soyons gentils) imperfections notoires par exemple « l’oubli » de la notion de devoir (que l’abbé Grégoire avait pourtant proposé) . . .

  • Je trouve votre commentaire très intéressant, mais je regrette que vous ne définissiez pas le mot « holisme » que je découvre en vous lisant. J’ai eu beau cherché dans le dictionnaire, je ne parviens pas bien à faire la différence avec celui d’universalisme que vous utilisez aussi et que je trouve plus simple.
    Merci pour cette synthèse en tout cas!

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