Les cartels sont-ils nocifs ?

Quelle est la particularité des cartels, leur place dans la théorie traditionnelle et les apports des économistes autrichiens sur ce sujet ?

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Les cartels sont-ils nocifs ?

Publié le 1 février 2020
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Par Marius-Joseph Marchetti.

Ce billet est dans la continuité des deux précédents billets. Il s’intéresse à la particularité des cartels, leur place dans la théorie traditionnelle et les apports des économistes autrichiens sur ce sujet.

État de fait du cartel

Les cas du cartel et de l’oligopole doivent être distingués : bien que nous soyons dans ces deux cas, dans la situation d’un marché caractérisé par un faible nombre de concurrents, le cartel se distingue par le fait qu’il existe une coopération explicite.

Le cartel est en fait un accord auquel souscrivent différentes entreprises qui suivent donc des règles communes et se soumettent à des obligations communes.

« Les cartels sont considérés comme des structures de production spécifiques qui permettent aux producteurs d’exercer un pouvoir de monopole. L’évaluation du fonctionnement des cartels est donc étroitement liée à la théorie de la concurrence et du monopole que l’on adopte. »1

Pour comprendre la distinction traditionnelle faite par les économistes mainstream entre une situation de concurrence et une situation de monopole, nous renvoyons les lecteurs à nos deux précédents billets, pour aborder le cas du cartel traité.

On suppose que la création d’un cartel a pour but de monopoliser le marché, de se le partager, et d’en tirer un super-profit. Les cartels sont donc généralement mal vus du point de vue du bien-être social.

On admet également que les cartels sont des structures par nature instables, car si tout participant au cartel a intérêt à ce que les autres respectent l’accord, lui-même a intérêt se comporter en passager clandestin, et à rompre cet accord, en diminuant ses prix, par exemple.

Le pouvoir de monopole entraîne un super-profit : mais les économistes mainstream ne s’intéressent pas au fait de savoir si le super-profit découle de l’usage de la contrainte publique ou d’un processus de rivalité entre concurrents ultérieurs2.

Comme le rappelle à juste titre Pascal Salin, le cartel est considéré comme pire que le monopole, car ce dernier existe souvent pour des raisons techniques ou technologiques (le fameux monopole naturel), et que ces déficiences peuvent être combler par l’intervention de l’État, que ce soit par la nationalisation, ou la réglementation des prix (tarification au coût marginal, ou à la tarification Ramsay-Boiteux). Quel que soit l’économiste ou théoricien que vous croiserez, il y a de fortes chances qu’il demande la prohibition du cartel.

L’apport de Murray Rothbard

L’apport de Rothbard est à soulever, car il permet au lecteur d’avoir un point de vue différent de celui habituellement énoncé lorsqu’on parle des cartels.

Pour Murray Rothbard, si le cartel existe, et peut pratiquer des prix élevés et une limitation de la production, c’est uniquement du à l’inélasticité de la demande des consommateurs (c’est un point de vue qui est généralement avancé). Cependant, rien n’empêche les consommateurs de rendre leur demande parfaitement élastique et de boycotter le produit et occasionner une baisse des prix34.

Très bien. Mais que peut-on répondre aux entreprises accusées de détruire leur production ? Que cette destruction est une action subconséquente au fait d’avoir initialement trop produit, et non pas une stratégie visant à faire monter les prix. Comme nous l’avons signalé dans un précédent billet, ce problème de limitation de la production n’est pas un problème spécifique au cartel, mais de tout entrepreneur produisant des biens sur un marché dans un monde caractérisé par la rareté des ressources et l’incertitude.

Spécifions, cependant, que Rothbard fait une distinction entre le cartel librement constitué sur un marché libre et celui qui se créerait du fait de l’action de l’État, par l’existence de barrière légale, lorsque ce n’est pas quand l’État forçait littéralement la création de cartel comme les États-Unis durant la Grande-Dépression.5.

Un point, autre que celui de Murray Rothbard, est notamment soulevé par l’économiste Pascal Salin. Ce que nous appelons communément « action restrictive », en vue de limiter la production, est-elle réellement restrictive ?

N’est-elle pas, plutôt, dans un monde caractérisé par l’incertitude, une manière de limiter les cas de surproduction et donc les destructions de production qui engendrent des coûts ?6.

Le cartel, stable et productif

Si la concurrence engendre des produits de plus en plus différenciés, à l’inverse de ce que la théorie néoclassique de la concurrence pure et parfaite nous dit, il doit y avoir de sérieuses raisons pour qu’un groupe de producteurs aille vers une concertation pour produire un bien homogène. Et il existe un certain nombre d’activités qui se caractérisent par cette demande d’homogénéité (transports, télécommunications, production de monnaie).

Comme le souligne William Baumol, nous faisons face à des situations de sous-additivité7, caractérisé par les externalités, économies d’échelle et économies de gamme.

Mais cette sous-additivité justifie-t-elle l’intervention de l’État, comme les économistes traditionnels ont tendance à le penser ?

Selon Pascal Salin, la réponse est non. D’abord, parce que si une norme informatique peut être nécessaire pour atteindre un niveau optimal, il n’est pas obligé que cela soit produit par un seul producteur. Cela peut aussi l’être par un cartel. Tant qu’ils produisent un bien homogène, ils répondent aux problèmes de sous-additivité. De plus, la sous-additivité doit être préalablement découverte, et cela n’est possible que dans un marché où la concurrence, processus de découverte, existe, c’est-à-dire dans un marché où chacun est libre d’entrer.

Comme le souligne Pascal Salin, il peut être inefficace d’avoir plus d’un axe routier dans certaines situations, tandis que dans d’autres cas, on pourrait faire face à une absence d’économies d’échelle et à des producteurs dispersés.

De plus, de nouvelles technologies peuvent profondément modifier ces situations. L’avantage d’un cartel, par rapport au monopole, est qu’il offre une plus grande possibilité de diversification future. Le cartel peut aussi représenter un gain en termes d’économies d’échelle, comme souligné plus haut. L’IATA, International Air Transport Association ( Association internationale du transport aérien) nous en fournit un bon exemple8.

Ainsi, pour Pascal Salin, les cartels peuvent être des organisations plus ou moins durables, et pas des organisations instables ou simplement transitoires vers une fusion (comme le pensait Rothbard)9.

  1. Pascal Salin, Cartels as Efficient Productive Structures, The Review of Austrian Economics Vol. 9, No. 2 (1996): 29-42
  2. Pour bien cerner cette différence entre prix de concurrence et prix de monopole, et les modifications apportées par Rothbard sur ce point, revoir cet article publié précédemment sur Contrepoints.
  3. Pascal Salin, ibid ; Traduit en français : « Il (Rothbard) montre que, d’une part, les actions restrictives des producteurs sont parfaitement justifiées et que, d’autre part, les cartels ne peuvent pas créer un pouvoir de monopole puisque ce pouvoir ne peut exister tant qu’il y a libre entrée sur un marché. Ainsi, selon Murray Rothbard, si les producteurs s’organisent en un accord restrictif – un cartel – c’est pour répondre à une demande d’action restrictive de la part des acheteurs. L’argument est le suivant : un producteur unique ou un ensemble de producteurs organisés en cartel ne peut atteindre une position de monopole que si la demande est inélastique, ce qui rend la restriction de la production possible et rentable. Mais c’est aux demandeurs de ne pas avoir une demande inélastique : si jamais ils n’étaient pas satisfaits du comportement du cartel, ils pourraient décider d’avoir une demande parfaitement élastique, c’est-à-dire de ne pas accepter une augmentation des prix par la restriction de la production. »
  4. Murray Rothbard, Man, Economy, and State, p. 565 : « Si les consommateurs étaient réellement opposés à l’action du cartel, et si les échanges qui en résultaient leur causaient vraiment du tort, ils boycotteraient la ou les entreprises monopolistiques, ils réduiraient leurs achats de manière à ce que la courbe de la demande devienne élastique, et l’entreprise serait obligée d’augmenter sa production et de réduire à nouveau son prix. Si l’action de prix monopolistique avait été menée par un cartel d’entreprises, et que le cartel n’avait pas d’autres avantages pour rendre la production plus efficace, il aurait alors dû se dissoudre, en raison de l’élasticité désormais démontrée de la courbe de la demande. »
  5. Murray Rothbard, Ibid, p. 584 : « Une action en matière d’ententes, si elle est volontaire, ne peut pas porter atteinte à la liberté de la concurrence et, si elle s’avère rentable, elle profite aux consommateurs plutôt que de leur nuire.  »
  6. Pascal Salin, Ibid, : « Prenons l’exemple des producteurs de café qui brûlent le café pour en augmenter le prix et obtenir un profit maximal. Une action coopérative est nécessaire pour éviter le resquillage. Cependant, au lieu de brûler le café après sa production, les producteurs auraient pu décider d’une action de coopération avant de le produire afin d’éviter la surproduction. Ils ne l’ont pas fait simplement parce qu’ils ne disposaient pas des informations nécessaires sur l’état futur du marché. »
  7. La sous-additivité des coûts, étudiée par Baumol (1977), est établie lorsque le coût de production d’une certaine quantité de biens par une seule entreprise est inférieur à la somme des coûts de production de plusieurs entreprises qui fourniraient un produit global égal à cette même quantité.
  8. Pascal Salin, ibid : « L’IATA (Association internationale du transport aérien) donne un exemple intéressant de cartel efficace, plutôt stable, mais changeant. Grâce à un accord dont la gestion n’est pas très coûteuse, différentes entreprises sont capables de donner plus de valeur à leurs services, puisque les billets émis par différentes entreprises sont (presque parfaitement) substituables les uns aux autres, au moins en ce qui concerne les billets réguliers. Toutefois, les compagnies aériennes sont autorisées à effectuer de la différenciation – par exemple en ce qui concerne la qualité du service – et, d’autre part elles produisent également des services (par exemple, des tarifs spéciaux et des charters) qui ne participent pas à l’accord de cartel. Ainsi, l’industrie aérienne se caractérise par un degré optimal de différenciation et d’homogénéisation par rapport à la fois aux points de ~ »çu des voyageurs et des compagnies aériennes. Pour certains voyageurs, la substituabilité entre les billets d’avion est très précieuse, pour certains autres la priorité consiste à obtenir les prix les plus bas possibles. Ainsi, l’industrie aérienne répond aux différents besoins des clients. »
  9. Pascal Salin, ibid : « L’industrie des micro-ordinateurs donne un exemple intéressant de ces stratégies. En fonction de l’évolution des marchés, des stratégies et des technologies, les producteurs décident de leurs normes de manière indépendante ou concluent des accords de coopération qui peuvent être considérés comme des ententes. »
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  • Pour un exemple de cartel avec demande inélastique, on peut citer le cartel européen des ascensoristes sanctionné en 2007 – mais dont les conséquences ( entretien par le fournisseur ) se feront sentir pendant une quarantaine d’années. Pour une brève brèche dans le cartel, Koné avait introduit un nouveau produit ( ascenceur sans besoin de local technique ), mais tout était rapidemenr rentré dans « l’ordre ». Depuis, les ascensoristes se sont assurés une rente de situation via un lobbying renforçant progressivement les normes de sécurité applicables aux ascenseurs, au-delà de ce qui est réellement utile ou pratiqué pour d’autres éléments incorporés à un immeuble.

  • La concurrence « pure et parfaite » est un rêve de mathématicien qui n’existe pas dans le monde réel, le seul terrain de jeu des économistes. Alors pourquoi s’en encombrer ?
    Je lance une question à la cantonade : existe-t-il une situation de monopole, ou d’oligopole (ce qu’est un cartel) SANS protection de l’Etat ? ET j’entends pas Etat, non seulement le gouvernement et ses administrations mais aussi la Justice, même si je sais que cette addition ulcère nos amis les plus libertariens.

    • Je dirais non, puisque l’Etat est seul réellement capable d’éviter les monopoles (comme l’ont appelé de leurs voeux les néo-libéraux lors du congrès Lippmann en 1938, qui réclamaient dans l’ensemble un Etat fort), il est le seul capable de l’autoriser.
      L’auteur est fort naïf quand il dit que les consommateurs pourraient rendre élastique cette demande en boycottant les produits. Repensons un instant au cartel qui a existé dans les lessives (Unilever, Procter & Gamble, Henkel et Colgate-Palmolive) :
      « Entre 1997 et 2004 – hormis quelques mois entre octobre 1998 et novembre 1999 – les quatre groupes se sont entendus pour décider des écarts de prix sur toutes les gammes des grandes marques de lessive commercialisées en France (Ariel, Skip, Le Chat, Dash, Omo, Super Croix, Gama, Persil, et X Tra), sous toutes leurs formes, qu’il s’agisse de lessive en poudre, liquide ou en tablettes. »
      J’invite l’auteur ou autre à expliquer comment des consommateurs ne sachant pas qu’ils sont piégés par ce cartel, ne sachant pas qu’ils payent un prix artificiellement trop élevé, ne sachant pas qu’ils ne peuvent faire jouer la concurrence, ne sachant pas que leurs droits sont bafoués, donc comment ces consommateurs peuvent-ils savoir qu’ils doivent se détourner MASSIVEMENT de ces marques qui représentent l’immense majorité de l’offre pour faire changer cela ?
      Lol, n’est-ce pas ?

      • Fastoche comme question..
        Il suffit de s’informer et comparer la liste des produits tensio-actif et leur prix et de choisir le mieux disant.
        PS vous ne devez pas bcp faire les courses lol.

        • Hum… Vous ignorez un peu que les lessives n’ont pas de liste INCI sur l’emballage :-). Juste une indication de % de tensio-actifs, et encore, c’est juste genre « contient moins de >5% de tensio-actifs ».
          Je dois vous informer que j’ai travaillé 8 ans à faire des prix en lien avec les usines de production dans la cosmétiques, les produits d’entretien et les lessives. Je peux donc vous expliquer la décomposition d’un prix 🙂 : emballage, capsule, étiquettes, formule (y compris le parfum qui est souvent un budget non négligeable), carton d’emballage, logistique, frais de stockage, marge du fabricant, marge du distributeur. Plus bien sûr les frais de production (mixing de la formule (dont le coût dépend de la taille des batch, des différents mélanges, ajouts et temps de chauffe, remplissage qui dépend de la viscosité de la formule, du type de ligne (automatisé ou semi-auto), du nombre de personnes sur la ligne, la mise en carton de 3 ou de 6 a un impact sur la productivité également.
          Le consommateur va téléphoner chez Dow Chemicals lui demandant le prix à la tonne pour quoi ? 50, 500 5000 tonnes de tensio-actifs ? Livré où ? Sous quel conditionnement ? en bulk de 1000 litres ? en tonneau de 50 litres mais 4x plus chers ?
          Vous ne devez pas faire beaucoup dans le domaine industriel lol

          Gillib et Synge : merci de me fournir une décomposition de prix d’un gel douche 250ml de Carrefour, parfum à votre choix et de le comparer à un gel douche 250ml Auchan. Allez hop hop.

      • Ils ne savent pas grand chose vos consommateurs, sans doute ont-ils été lobotomisés par la publicité à grande échelle des conglomérats cartellisés.

  • Pascal Salin a pour habitude de penser que les agents économiques sont libres d’agir : renoncer à produire, ou renoncer à acheter. C’est une façon de voir qui implique l’absence de prise en compte du temps des acteurs, comme si tout se réalisait instantanément, sans contraintes.
    Mais si on tient compte de décalages dans les prises de décision effectives, le cartel peut se réaliser, durer (2 ans par exemple), au détriment des clients.
    Par ailleurs, il est aussi supposé ici que l’information est efficiente, mais là encore, il y a des décalages temporels importants, il arrive même que l’on apprenne l’existence de situations d’entente après qu’elles aient quasiment perdu de leur efficacité…

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