Les lois antitrust sont-elles efficaces pour briser les monopoles ?

La concurrence pure et parfaite est-elle la seule définition valable de la concurrence ? La concurrence n’est-elle pas autre chose ?

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Les lois antitrust sont-elles efficaces pour briser les monopoles ?

Publié le 22 janvier 2020
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Dans un précédent billet, nous avons soulevé quelques détails des théories de la concurrence et du monopole, qui sont le fondement moderne de la législation antitrust depuis les années 1930 aux États-Unis. Nous allons continuer de le faire.

La limitation de la production sur le marché

Les firmes limitent-elles réellement leur production sur le marché, agissent-elles sur leur prix, comme on les en a accusé ?

C’est une accusation standard qui vise le monopole ou le secteur dit monopolisé. Mais le monopole ou quasi-monopole est-il dans la capacité de limiter la production ? Rien n’est moins sûr.

Tout d’abord, une production effectivement limitée peut simplement venir du problème le plus basique de l’économie, si ce n’est le seul, à savoir la rareté des ressources économiques, qui force l’entrepreneur à diriger ses ressources vers les usages qui lui semblent les plus judicieux.

On ne saurait que trop citer Mises lorsqu’il déclare :

Le fait que la production d’un bien p n’est pas plus grande est dû à ce que les facteurs complémentaires de production requis pour une augmentation de la production sont employés pour la production d’autres biens… Les producteurs de p ne décident pas de limiter intentionnellement sa production. Le capital de chaque entrepreneur est limité et il l’emploie pour les projets qu’il espère être le plus ardemment demandés par le public, qui rapportent le plus grand profit. Un entrepreneur qui possèdent 100 unités de capital emploie, par exemple, 50 unités pour la production de p et 50 unités pour la production de q. Si les deux sont profitables, il est curieux de le blâmer pour ne pas avoir employé plus, par exemple 75 unités, dans la production de p. Il ne pourrait augmenter la production de p qu’en diminuant de manière correspondante celle de q. Mais en ce qui concerne q, la même critique pourrait être soulevé par les rouspéteurs. Si l’on reproche à l’entrepreneur de ne pas créer plus de p, on doit également lui reprocher de ne pas créer plus de q. Ce qui veut dire : on reproche à l’entrepreneur la rareté des facteurs de production et le fait que la Terre n’est pas un pays de Cocagne. Mises, page 115-1161 Si quelqu’un est à blâmer pour le fait que le nombre de personnes qui se sont engagées dans l’organisation civile de défense n’est pas plus grand, alors ce n’est pas celui qui s’est déjà engagé mais celui qui ne s’est pas engagé.]

En plus de ce problème basique d’allocation des ressources, la capacité d’une entreprise à limiter la production et laisser les prix élevés sur un marché ouvert (c’est-à-dire un marché où des barrières légales n’empêchent pas des concurrents potentiels d’entrer) semble grandement surestimée.

Une entreprise qui se risquerait à augmenter ses prix une fois ses concurrents évincés se risqueraient à les voir réapparaître aussitôt :

Certains pensent que les principaux vendeurs réduisent parfois leurs prix pour éliminer la concurrence afin de bénéficier plus tard d’un monopole. Mais comme l’a dit un pétrolier, « c’est comme essayer de repousser l’océan afin d’avoir un endroit sec pour s’asseoir… » [Les concurrents] ne s’affolent jamais, n’hésitent jamais très longtemps et reviennent immédiatement quand les prix remontent, offrant peu d’occasions à un vendeur unique de compenser ses pertes2

C’est également la conclusion à laquelle arrive William Baumol, connu pour sa théorie des marchés contestables.

Selon cette théorie, la concentration du marché (c’est-à-dire le nombre d’entreprises sur un marché) ne nous informe pas sur la compétitivité et l’efficience d’un marché. L’important, pour Baumol, c’est qu’il y ait possibilité que des concurrents en puissance entrent sur le marché (le modèle de Baumol se base toujours sur les imperfections de la théorie néoclassique, telle que la concurrence pure et parfaite)3.

L’analyse coût-bénéfice des autorités antitrust

Le lecteur, dans les lignes prochaines, doit d’abord prendre connaissance des termes d’illégalité per se et de règle de raison avant de continuer.

La première correspond à une interdiction pure et simple de toute forme de monopolisation, quelle qu’elle soit, comme cela se faisait lorsque les États-Unis appliquaient strictement la législation antitrust dans les années 1960-1970.

La règle de raison, quant à elle, correspond à une évaluation effective de la pertinence du recours à la législation antitrust à l’aide des outils de l’analyse coût-bénéfice (ACB).

L’ACB est un ensemble de mesures et de calculs fait par les économistes statisticiens pour évaluer le bénéfice social net à retirer d’un projet public, en mettant en balance les coûts et les bénéfices. Ces outils sont appliqués de la même façon aux accords d’entreprise, entente, monopole…

Si la règle de raison représente toujours une amélioration en soi, elle se heurte à une critique adressée à toute analyse coût-bénéfice : l’impossibilité de comparaison interpersonnelle de l’utilité.

Aux lecteurs, le terme efficience revient également souvent dans la bouche des économistes statisticiens pour promouvoir le bien-être des consommateurs et l’utilité de l’investissement dans certains projets publics (à l’aide des outils de l’analyse coût-bénéfice, qui est à la base de la règle de raison visant à déterminer si des fusions ou autre trust devraient être autorisés par les autorités de la concurrence)4.

Ceux-ci utilisent ce terme pour qualifier une situation qui sera la plus optimale en prenant toutes les parties en compte (l’efficacité étant simplement la capacité de remplir un contrat, l’efficience est la manière la plus optimale de le remplir, tel que cela est généralement enseigné dans les cours d’économie industrielle).

Cependant, pour les économistes autrichiens et autres connaisseurs qui sont habitués à la problématique du calcul économique, de circulation de la connaissance, le prix en dehors des marchés est une chimère de l’économiste planificateur social.

L’évaluation de l’efficience n’a de sens que sur une échelle strictement individuelle, et un projet dit public n’aura pas la même valeur dans l’échelle de deux individus différents5.

Une définition correcte du rôle de la concurrence

La concurrence pure et parfaite est-elle la seule définition valable de la concurrence ? Est-elle seulement l’affirmation d’un marché statique où œuvrent de nombreux producteurs et consommateurs ayant une information parfaite et produisant des biens homogènes ? La concurrence n’est-elle pas autre chose ?

Il est intéressant de se référer à la définition de Hayek et de voir le cheminement de la pensée autrichienne sur la notion de concurrence.

The Meaning of Competition est un pilier de ce développement intellectuel, poursuivi par d’autres, et il sera encore plus abouti dans Competition as a Discovery Procedure.

La critique autrichienne de la réglementation antitrust est profonde : elle en attaque les fondements théoriques, à savoir la théorie de la concurrence-état de l’équilibre concurrentiel de long terme.

Et c’est là que les néoclassiques, semblerait-il, se trompent : tenter d’imaginer un état de concurrence comme le plus efficient est inutile. Comme le souligne Hayek en 1946, il y a un paradoxe dans l’usage du terme de concurrence et qui a toujours cours :

la concurrence pure et parfaite signifie, dans les faits, une absence de compétition entre les agents économiques (via l’interdiction des pratiques prédatrices, par exemple). C’est pour toutes ces raisons que la concurrence est considérée comme un processus de découverte, qui, en dehors de ce rôle, n’aurait pas de sens6 est un état des faits que curieusement la théorie économique appelle parfaite concurrence. Il n’y a pas de place pour l’activité, appelée concurrence, qui est supposée avoir déjà joué son rôle. » ].”

C’est pour faire face à cette ambiguité que Don Lavoie (1985) introduit le terme de rivalité7.

Rivalité qui ne peut exister dans un système de Socialisme de marché, où la propriété privée des moyens de production n’existe plus et où les prix, quand ils existent, n’ont pas de sens.

Conclusion

Si ces conversations théoriques peuvent paraître stériles, elles ont leur importance, pour la simple et bonne raison que ce sont les mauvaises théories qui soutiennent les mauvaises politiques. Et la même critique qui est adressée aux régimes collectivistes, celle de l’impossibilité de calcul économique en régime planifié, peut être adressée à la politique antitrust, politique industrielle caractéristique d’une économie mixte.

  1. Ludwig von Mises, Planning for Freedom, page 115-116. Voir aussi, (ibid), page 115 : « Très certainement, ceux qui sont engagés dans la production d’acier ne sont pas responsable du fait que d’autres personnes ne sont pas entrées dans ce domaine de production […
  2. Harold Fleming, Oil Prices and Competition, cité par Murray Rothbard dans L’homme, l’économie et l’État.
  3. William J. Baumol, Contestable Markets: An Uprising in the Theory of Industry Structure : «Thus, contestable markets may share at most one attribute with perfect competition. Their firms need not be small or numerous or independent in their decision making or produce homogeneous products. In short, a perfectly competitive market is necessarily perfectly contestable, but not vice versa. The crucial feature of a contestable market is its vulnerability to hit-and-run entry. Even a very transient profit opportunity need not be neglected by a potential entrant, for he can go in, and, before prices change, collect his gains and then depart without cost, should the climate grow hostile. »
    « Ainsi, les marchés contestables peuvent partager tout au plus un attribut avec la concurrence parfaite. Il n’est pas nécessaire que leurs entreprises soient petites ou nombreuses ou indépendantes dans leur prise de décision ou qu’elles produisent des produits homogènes. En bref, un marché parfaitement concurrentiel est nécessairement parfaitement contestable, mais pas l’inverse. La caractéristique cruciale d’un marché contestable est sa vulnérabilité à l’entrée en force. Même une opportunité de profit très transitoire ne doit pas être négligée par un entrant potentiel, car il peut y entrer et, avant que les prix ne changent, encaisser ses gains puis repartir sans frais, si le climat devient hostile”. Pour plus de détail sur la théorie des marchés contestables.
  4. Murray N.Rothbard, Économistes et Charlatans, page 193-194 : « Ma conclusion est qu’on ne saurait décider d’une politique publique ni juger de la responsabilité civile, des dommages ou des réparations sur la base de l’efficacité ou de la minimisation des coûts. Mais si ni les coûts ni l’efficacité ne font l’affaire, alors que reste-t-il ? La réponse est qu’il n’y a que les principes éthiques qui puissent servir de base à nos décisions. L’efficacité ne peut jamais être le fondement de l’éthique ; bien au contraire, c’est l’éthique qui doit être le guide et la pierre de touche pour toute considération de l’efficacité. » Page 193-194
  5. ibid,page 187 : « dans ces cas de conflits d’objectifs, l’efficacité pour un groupe est une destruction pour un autre. Ainsi les partisans d’un programme politique – l’égalitarisme obligatoire ou le massacre des innocents – voudraient que leurs projets soient menés à bien le plus efficacement possible, alors que, bien sûr, les opprimés préféreraient que la poursuite de cet objectif soit aussi inefficace que possible. Rizzo montre bien que l’efficacité n’a de sens que relativement à un objectif donné. Mais si les objectifs sont incompatibles, un des protagonistes désire l’inefficacité maximale pour le projet auquel il s’oppose. Par conséquent, l’efficience ou efficacité ne peut jamais servir de pierre de touche pour juger une règle de droit ni une politique publique. »
  6. Hayek, Competition as a Discovery Procedure, 1978 : « je propose de considérer la concurrence comme une procédure de découverte de faits qui, en son absence, ne seraient connus de personne, ou du moins non utilisées. » Voir aussi, ibid : « [une situation où tous les faits sont supposés connus, « […
  7. Don Lavoie, Rivalry and central planning: a re-examination of the debate over economic calculation under socialism. Voir aussi dans la Préface à l’édition du Mercatus Center, par Peter J. Boettke et Virgil Henry Storr, to the Mercatus Center Edition : « Central planners in a socialist society simply lack the tools that they need to do their jobs. Absent private ownership of the means of production, there can be no market for the means of production. If there is no rivalry over the means of production, no money prices that reflect relative scarcities will emerge. Without money prices that reflect relative scarcities, it is impossible to determine whether or not economic projects are profitable (i.e., whether the benefits associated with a project are higher than the resources that must be expended pursuing that project)»

    «Les planificateurs centraux dans une société socialiste n’ont tout simplement pas les outils nécessaires pour faire leur travail. En l’absence de propriété privée des moyens de production, il ne peut y avoir de marché pour les moyens de production. S’il n’y a pas de rivalité sur les moyens de production, aucun prix monétaire reflétant les rares ressources n’émergera. Sans des prix monétaires qui reflètent les pénuries relatives, il est impossible de déterminer si les projets économiques sont rentables ou non (c’est-à-dire si les avantages associés à un projet sont supérieurs aux ressources qui doivent être consacrées à la réalisation de ce projet). »

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  • Rien de tel que le centralisme pour lutter contre les monopoles…

    😉 😉

  • Pour la technique consitant à couler un concurrent puis à remonter les prix, voir British Airways ( à l’époque compagnie d’état ) coulant la low-cost Laker Airways / Skytrain et gagnant ainsi plusieurs années de monopole avant la généralisation des low-costs

  • Les commentaires sont fermés.

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Un article de Philbert Carbon.

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