BCE – États : un couple bancal

Le torchon brûle entre les autorités monétaires et gouvernementales de la zone euro. Tout juste intronisée, Christine Lagarde a enfilé les chaussons de Mario Draghi, rappelant aux États membres qu’il était temps d’assurer leur part du travail. Sinon ?

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BCE – États : un couple bancal

Publié le 26 novembre 2019
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Par Karl Eychenne.

« Si tu veux aller vite marche seul, si tu veux aller loin marchons ensemble » ; proverbe africain

Dans un monde parfait, la BCE et les États membres de la zone euro œuvreraient ensemble pour le bien commun, tout en garantissant une parfaite indépendance de leurs organes de décision.

L’objectif d’inflation assigné aux autorités monétaires serait alors compatible avec celui de bien-être de la nation qui serait assigné aux autorités gouvernementales.

Mais dans le monde d’aujourd’hui, cet idéal relève de l’angélisme. La BCE reproche aux États membres de ne pas assurer leur part du travail, à savoir mettre en place des réformes structurelles et des relances budgétaires (Draghi, puis Lagarde). Ce à quoi les États lui signifient qu’elle ferait mieux de s’occuper de ses affaires, à savoir le retour d’une inflation plus fringante.

Cela ressemble donc à l’histoire banale d’un couple bancal dont l’un reproche à l’autre de ne pas assurer les tâches ménagères : on appelle cela un passager clandestin en théorie économique. Sauf que dans notre cas, il ne s’agit pas d’un couple ordinaire, et que le divorce n’est plus une option.

Puisque la thérapie de couple n’est pas une piste sérieuse dans notre cas, quelles sont les issues possibles à notre histoire ?

Un couple peu ordinaire

Si l’on devait qualifier la nature du couple entre la BCE et les gouvernements, il semblerait que le mariage de raison soit le plus adéquat : ni l’un ni l’autre ne semble tombé sous le charme, mais l’un et l’autre sont nécessaires à la tenue de l’édifice.

On peut interpréter leur relation de deux manières différentes :

  • En droit, leur relation est non-ambigüe.
    Ce sont les États membres qui choisissent les 25 membres du conseil des gouverneurs de la BCE : l’ensemble des États membres désigne les six membres du directoire, dont Christine Lagarde, et chaque État décide du gouverneur de sa propre Banque Centrale nationale. Toutefois, le conseil des gouverneurs de la BCE jouit d’une parfaite indépendance :

« Ni la BCE, ni les banques centrales nationales (BCN), ni un membre quelconque de leurs organes de décision ne peuvent solliciter ni accepter des instructions des institutions ou organes de l’Union européenne (UE), des gouvernements des États membres de l’Union européenne ou de tout autre organisme » (BCE).

  • En fait, leur relation est équivoque. La politique monétaire de la BCE et la politique budgétaire sont liées, à l’insu de leur plein gré comme dirait l’autre. Certes, les objectifs de l’un et l’autre diffèrent, mais les moyens d’y parvenir doivent intégrer ce que fera l’autre.
  • Par exemple, si la BCE décide de baisser ses taux d’intérêt afin de redonner du jus à l’inflation, sa politique pourra être compromise si les gouvernements décident d’une politique budgétaire restrictive, ou facilitée si cette politique est expansive. Idéalement, la BCE et les gouvernements doivent se comprendre sans se parler : on parle alors de policy-mix, définissant un mélange de politique monétaire et budgétaire savamment dosé, un échange de bons procédés.

Le jour où la BCE croqua dans la pomme

Les choses se compliquent souvent en temps de crise, c’est alors que les premières failles du couple apparaissent :

« les tuiles qui protègent efficacement des intempéries sont faites par temps clément », proverbe africain.

Et les choses peuvent rapidement se compliquer lorsque l’un des membres franchit une forme de rubicon, comme le fit la BCE en janvier 2015.

À cette date, la BCE décida de croquer dans la pomme QE (quantitative Easing) : elle prit l’initiative de racheter harmonieusement (clef de répartition) une partie de la dette publique des États membres, sauf la Grèce.

Cette décision vint en réaction à une baisse subite des anticipations d’inflation, menaçant des économies encore convalescentes de 2 crises successives : subprime (2008) puis souveraine (2012). Il s’agissait alors d’agir rapidement sur le coût de financement de l’économie, en provoquant une baisse forte et instantanée des taux d’intérêt sur toutes les maturités.

Depuis cette date, la BCE et les États membres « se tiennent par la barbichette ». Si la BCE dispose d’un sérieux moyen de pression avec son stock de dette publique, elle sait aussi que son rêve de revoir un jour de l’inflation ne survivra pas à un désengagement brutal.

Ainsi, la relation entre la BCE et les gouvernants est devenue plus tordue encore. Il n’est désormais plus possible de faire chambre à part, et les deux politiques monétaires et budgétaires se retrouvent enchainées l’une à l’autre.

Couple en crise

Nous distinguons trois types de couples en crise :

  • le cas gagnant – gagnant : nos deux partenaires se connaissent très bien, il n’y a pas d’incertitude de l’un sur le comportement de l’autre, pas de vices cachés.
    Les deux se parlent encore et décident d’un commun accord de la suite à donner à leur relation : dans notre cas, la séparation étant impossible, il s’agirait alors d’une forme d’entente gagnant – gagnant, un cas typique d’équilibre avec coopération en théorie des jeux. Idéalement, les gouvernements décideraient alors de suivre les recommandations de la BCE (réformes structurelles et relances budgétaires), à condition qu’elles soient compatibles avec les recommandations des urnes. Pas le scénario le plus probable.
  • le cas minmax : nos deux partenaires se connaissent encore très bien, mais la méfiance a pris le dessus ; l’incertitude sur le comportement de l’autre prend un tour tordu, on parle alors d’asymétrie d’information entre les deux « joueurs », aboutissant à une forme d’équilibre qui n’avantage ni l’un ni l’autre, mais minimise la perte maximale (dilemme du prisonnier) ; une assurance qui protège mais qui a un coût.

Dans notre cas, et la BCE et les gouvernements seraient alors amenés à pratiquer des politiques plus agressives afin de se couvrir contre des choix indésirables de l’autre. Que faire alors ? Il faudrait imaginer un jeu à nombre de coups infinis, qui permette à l’un et à l’autre de tester leur bonne volonté ; une forme de test de fidélité.

  • le cas qui nous concerne : nos deux partenaires se connaissent toujours très bien, et justement le tempérament de l’un semble anticiper une plus grande retenue dans l’effort à produire.
    C’est donc l’autre qui continuerait d’assurer la plus grande partie du travail, à son grand regret. Dans notre cas, il semblerait que ce soit la BCE qui fasse l’effort supplémentaire, et les gouvernements qui soient le passager clandestin. Ce type de situation peut alors amener la BCE à pratiquer une politique monétaire plus accommodante que de raison afin de se protéger contre l’absence d’effort budgétaire des gouvernements.

Que faire ? Tout est dans le contrat : il s’agit de trouver les bons termes qui inciteront le mauvais élève à faire l’effort pour prendre la bonne décision ; ce type de recherche a le vent en poupe depuis quelques années, souvent résumée par la théorie des incitations et des contrats incomplets, traités par ailleurs par deux prix Nobels récents (J.Tirole 2014, O. Hart 2016)

Conclusion : l’énigme du tableau de Paolo

Jamai, les destins de la BCE et des États membres n’avaient paru autant liés. En croquant dans la pomme du QE, la BCE s’est vue doté d’un grand pouvoir mais de grandes responsabilités (Spider Man) :

  • un grand pouvoir car la BCE disposant d’une quantité importante de dette gouvernementale, on pourrait naïvement imaginer qu’elle s’en serve comme moyen de pression pour convaincre les gouvernements qu’il serait temps d’accompagner l’effort monétaire par de l’effort budgétaire. Impossible à imaginer.

 

  • une grande responsabilité, car en acceptant de créer autant d’argent que nécessaire pour financer une partie de la dette publique, la BCE s’est mise sur la crête toute seule ; un genre de « ça passe ou ça casse ». D’un point de vue économique, le scénario à risque serait celui d’une reprise trop forte et trop rapide de l’inflation. Certes, pas vraiment à l’ordre du jour.

Ainsi, une mauvaise décision de la BCE emporterait avec elle tout le reste : avec le QE, elle s’est vue confisquée le droit de subir seule les effets d’un mauvais choix.

L’histoire des deux destins qui n’en font plus qu’un est celle du tableau du Paolo, mathématicien qui se demandait comment mal suspendre une reproduction d’un tableau de Monnet à deux clous. Son idée était de trouver la bonne manière de faire passer le fil autour des deux clous, afin que lorsque l’un des deux clous (n’importe lequel) soit retiré, le tableau tombe. Dans notre cas, le QE serait cette bonne manière de faire passer le fil liant les destins de la BCE et des États.

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  • Article très intéressant.

  • La mission monétaire de la BCE est la stabilité des prix. Elle devrait donc viser une inflation zéro, si par « inflation » on entend hausse générale des prix et donc dépréciation de la monnaie.
    Pourquoi parler alors « d’objectif d’inflation »? L’inflation profite aux débiteurs, donc aux Etats, au détriment des épargnants.
    La BCE favorise l’inflation car elle est aux ordre des Etats qui sont pour la plupart très endettés.

    • Mais justement il n’y a plus d’inflation, ce que les économistes n’arrivent guère à expliquer sinon à dire que ce sont les actifs qui enflent (bourse au plus haut et immobilier).

      • S’il n’y a pas d’inflation, trois hypothèses possibles : soit l’observation est correcte et il n’y a effectivement pas d’inflation, soit l’observation est fausse et on ne sait pas s’il y a de l’inflation, soit il y a de l’inflation mais l’observateur affirme le contraire.

        Il y a bel et bien une inflation officiellement mesurée. 1,5% en 2018 en Europe, environ 12% cumulés depuis la crise de 2009, soit plus de 1% par an. Si les économistes n’arrivent pas à expliquer l’absence d’inflation alors qu’il y en a, c’est qu’ils ont un problème cognitif grave.

  • Les relations tendues entre des gouvernements et la banque centrale ne sont pas une nouveauté. Ça a toujours été le cas entre un organisme qui veut dépenser et un autre qui rappelle les limites. L’histoire la plus intéressante est entre la Bundesbank et le gouvernement fédéral depuis 1949.
    Avec la BCE et 19 gouvernements, c’est forcément le bazar et ça démontre, une fois de plus, la non viabilité de l’euro.
    J’attends toujours ma réponse à une question simple : pourquoi des libéraux, favorables à la libre concurrence – qui est un bienfait – refusent-ils cette même libre concurrence entre les monnaies européennes ?

    • Parce qu’à partir du moment où les monnaies nationales sont autant de monopoles, il ne s’agit pas de concurrence. Avant l’euro, aviez-vous le choix de percevoir votre salaire ou de payer votre baguette en DM, en lires ou en francs ? Clairement, non. Aucune concurrence là-dedans.

      Mais l’euro est également un monopole. Nous savons que l’euro n’est pas viable précisément pour cette raison, et non pour on ne sait quel bazar qui ne démontre rien.

      La concurrence entre Etats est stérile, puisque les Etats sont parfaitement improductifs. C’est pourquoi elle n’intéresse pas les vrais économistes. Seule compte la libre concurrence entre individus car eux seuls créent toutes les richesses.

      • Certes, mais il ne s’agit pas de concurrence entre États, mais entre personnes physiques ou morales disposant d’une nationalité, donc ressortissantes d’un État. Qu’on le souhaite ou pas, c’est un fait dans notre monde. Donc, lesdites personnes peuvent être encouragées ou défavorisées par la monnaie de l’État dont elles dépendent, comme de ses législations d’ailleurs. La libéralisation des échanges internationaux a d’ailleurs accéléré la mise en concurrence entre les législations nationales, ainsi qu’entre les grandes monnaies ($, € ¥, yuan, livre, etc.), pourquoi pas entre les monnaies européennes ?

        • Toujours pour la même raison, parce que ce n’est pas une véritable concurrence. « C’est un fait » : l’existence des criminels ne justifie pas le crime pour autant.

          L’euro est la meilleure des inventions parce qu’il a tué les monopoles monétaires nationaux mais c’est la pire des inventions parce que c’est encore un monopole monétaire. Il ne faut surtout pas reproduire le passé fautif et revenir à des monopoles nationaux. Au contraire, il faut mettre l’euro en concurrence. L’Europe n’a ni besoin des anciennes monnaies nationales, ni besoin d’une BCE. L’Europe a besoin d’au moins une trentaine de BCE en concurrence acharnée qui ignorent les Etats. De même, l’Europe n’a besoin ni d’une législation commune ni de législations nationales en concurrence mais d’une absence de législation partout.

    • Avant l’euros il y avait bien une concurrence entres les monnaies européennes… je n’ai pas souvenir que, tout au moins pour la France, ce fut la panacée

  • « Idéalement, les gouvernements décideraient alors de suivre les recommandations de la BCE (réformes structurelles et relances budgétaires) »

    Depuis quand les relances budgétaires sont utiles à l’économie ? Dans le monde imaginaire merveilleux du keynésianisme, peut-être, mais pas dans la vraie vie. Eh, oh, faut se réveiller ! Il n’y a qu’une situation saine : ni politique monétaire, ni politique budgétaire. Les politiques budgétaires et monétaires créent forcément des situations perdant-perdant.

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