L’échec face à une rupture : le cas de General Motors dans les années 70

L’exemple du déclin de GM et de l’industrie automobile américaine illustre bien comment l’échec face à une rupture a d’abord et avant tout une cause interne.

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Pontiac by Tom Driggers (CC BY 2.0)

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L’échec face à une rupture : le cas de General Motors dans les années 70

Publié le 25 novembre 2019
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Par Philippe Silberzahn.

On dépeint généralement la rupture comme une « attaque » d’entreprises établies par de nouveaux entrants qui « disruptent » ces dernières au moyen d’un nouveau modèle d’affaire.

La réalité est que la situation est bien plus souvent le résultat d’un échec dont les nouveaux entrants tirent parti, parfois sans vraiment le vouloir. Autrement dit, il est bien plus intéressant de penser l’échec face à la rupture comme un suicide que comme une attaque dont seraient victimes les entreprises établies. Le cas de General Motors dans les années 1960-1970 est emblématique.

La forteresse GM

Au début des années 1960, General Motors est un géant de l’automobile qui domine complètement son marché local, avec plus de 60 % de part de marché. Modèle de réussite économique, GM est également un modèle social : augmentations de salaire, avantages sociaux, conditions de travail, assurances maladies et retraites généreuses.

Le modèle de General Motors repose sur un accord de co-gestion entre la direction et des syndicats très puissants. Cette période est vue par beaucoup comme l’âge d’or de l’industrie américaine, celui auquel voudraient tant revenir nombre de supporters du président Trump : des emplois sûrs, bien payés avec de nombreux avantages sociaux.

Comme Renault en France à cette époque, General Motors est de plus en plus vue et pensée comme une grande administration. D’ailleurs c’est la théorie de l’époque, promue par l’éminent économiste John Kenneth Galbraith, qui défend l’idée d’une convergence entre le capitalisme et le communisme par le biais de la grande entreprise gérée comme une administration. Qu’elle soit privée importe finalement peu.

Mais cette période n’est pas un âge d’or pour tout le monde, loin s’en faut. Protégée par ses parts de marché et concentrée sur son ambition sociale, GM innove peu. À partir des années 1950, sa générosité envers ses salariés n’est plus la traduction de gains de productivité, mais le résultat d’un bras de fer direction-syndicats ; l’entreprise achète la paix sociale sans en avoir plus les moyens car son outil industriel se dégrade et ses coûts augmentent. Les voitures sont de mauvaise qualité, technologiquement en retard et consomment énormément.

De fait, le modèle General Motors s’est construit aux dépens des consommateurs, car quelqu’un doit bien payer au final, et ceux-ci n’ont d’autre choix que d’acheter des voitures médiocres et de plus en plus chères.

Deux ruptures minent General Motors

Deux ruptures vont miner ce modèle. La première est l’arrivée sur le marché américain des premières voitures japonaises vers le milieu des années 1960. Venant d’un pays encore en voie de développement à l’époque, ces voitures sont relativement frustes et peu chères. Rien à voir avec les modèles américains bourrés de gadgets. Les Allemands avaient ouvert la voie quelques années auparavant avec la Coccinelle, mais les Japonais arrivent en masse.

Les constructeurs américains ne les prennent pas du tout au sérieux. Le magazine Business Week, reflétant l’opinion des experts de l’automobile de l’époque, écrit ainsi en 1968,

« L’industrie automobile japonaise n’a pas grand-chance de se constituer une part de marché importante ».

L’avenir lui donnera tort.

En effet grâce aux Japonais, les consommateurs américains ont désormais le choix, et ils l’exercent. Les voitures japonaises connaissent un succès massif dans l’entrée de gamme, un segment que les constructeurs américains avaient abandonné.

Ce n’est pas un hasard : une politique sociale généreuse fondée sur une absence de création de valeur n’a pu être financée qu’en se concentrant sur des véhicules de plus en plus chers, entraînant l’abandon des segments d’entrée de gamme, c’est-à-dire des segments destinés aux plus modestes, et laissant le champ libre aux Japonais.

Les constructeurs américains, General Motors en tête, enrichissent une petite élite ouvrière en abandonnant les ménages modestes. La leçon d’Henry Ford, produire des voitures de qualité pour tous, le moins cher possible, a été oubliée, sauf par les Japonais qui, avec leurs véhicules bon marché et de bonne qualité, capturent la totalité des segments d’entrée de gamme du marché automobile américain.

La seconde rupture qui mine le modèle GM est l’augmentation massive du prix du pétrole en 1974 puis en 1979. Technologiquement arriérées, ses voitures sont des gouffres en matière de consommation.

L’industrie américaine prisonnière de son modèle oligopolistique administré n’est absolument pas préparée au choc pétrolier car déconnectée de la réalité de son environnement. Elle pensait que la clé de la réussite résidait dans le contrôle de son industrie de concert avec les syndicats, et est totalement prise par surprise.

Là encore, les Japonais et les Allemands, dont les voitures sont très économes, renforcent leurs positions. Les années 1980 et 1990 seront une lente agonie pour General Motors et les autres fabricants américains.

C’est un suicide, pas une attaque

L’exemple du déclin de General Motors et de l’industrie automobile américaine illustrent bien comment l’échec face à une rupture a d’abord et avant tout une cause interne. Loin d’être un cas de modèle social idéal miné par la mondialisation, c’est le cas où un modèle creuse lui-même sa propre tombe.

L’entreprise, ou l’industrie, reste prisonnière de son modèle mental qui l’a si bien servi durant de nombreuses années. Ce modèle finit par constituer un cocon bien confortable qui l’aveugle sur les évolutions en cours.

La rupture, qu’elle soit un changement technologique, une évolution sociale ou économique, ou l’arrivée d’un nouveau concurrent, n’est souvent que le coup de grâce, qui fonctionne précisément parce que l’entreprise s’est affaiblie elle-même durant de nombreuses années, laissant le terrain libre à d’autres.

Face aux ruptures, il est donc bien plus intéressant d’examiner ses modèles mentaux et de voir dans quelle mesure ils sont devenus obsolètes que d’être obsédés par les nouveaux concurrents. Comme il a pu être écrit à propos de l’empire romain : nous ne déclinons pas parce que les barbares nous envahissent ; c’est parce que nous déclinons que les barbares nous envahissent.

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  • Je suis allée à Detroit il y a 5 ans. A peine arrivée, le vieux chauffeur de taxi me disait « c’est le socialisme qui a tué l’industrie de l’automobile et cette ville ».
    Ce qui est amusant c’est qu’on nous montre souvent des photos des ruines de Detroit comme exemple de l’échec du capitalisme.

  • nous ne déclinons pas parce que les barbares nous envahissent ; c’est parce que nous déclinons que les barbares nous envahissent.
    Final d’article grandiose !

  • Comme quoi la concurrence ne suffit pas si elle est réalisée en vase clos sur une longue durée. Isolationnisme économique américain en raison de sa suprématie mondiale, tout comme l’empire romain n’avait pas de concurrent. Idem pour l’empire du milieu dont les inventions ont rarement été suivi d’innovations. Si vous ne déclinez pas vous stagnez.

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