Joker, de Todd Phillips : une fresque sombre et torturée de l’Amérique

Portant la renaissance et le changement de politique artistique de DC Entertainment, Joker s’inscrit dans un contexte bien particulier des États-Unis sur fond de crise du rêve américain.

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Joker, de Todd Phillips : une fresque sombre et torturée de l’Amérique

Publié le 8 octobre 2019
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Par Jonathan Frickert.

Sortant ce mercredi, le lauréat du Lion d’or de la 46e édition de la Mostra de Venise est une des attentes cinématographiques de l’année. Une impression renforcée par une légende du Joker, en dehors de sa célébrité, reposant également sur les histoires entourant son incarnation ainsi que par les retours unanimement positifs du film de Todd Phillips.

Mettons de côté l’interprétation de Cesar Romero dans le kitschissime Batman de 1966, le personnage est connu pour les légendes qui entourent son interprétation, qu’il s’agisse des rumeurs d’un Jared Leto totalement effrayant sur le plateau de Suicide Squad ou de la folie réelle ou supposée d’un Heath Ledger pour son interprétation du Joker dans The Dark Knight.

Après ce dernier, qui recevra un Oscar à titre posthume pour son incarnation, c’est un autre ténor du cinéma qui s’attaque au personnage en la personne de Joaquin Phoenix, révélé il y a 33 ans dans Cap sur les Étoiles et prix d’interprétation à Cannes en 2017 pour A Beautiful Day où il incarnait déjà un homme entraîné dans un spirale de violence.

Portant la renaissance et le changement de politique artistique de DC Entertainment, Joker s’inscrit dans un contexte bien particulier des États-Unis sur fond de crise du rêve américain.

La crise du rêve américain

L’intrigue de Joker se déroule au début des années 1980. L’association de la période historique et de l’ambiance sociale dépeinte par le film permet rapidement de craindre un brûlot contre les années Reagan1. Il n’en est pourtant rien. Le film profite en effet de cette toile de fond pour inscrire davantage cette fable dans le réel, comparant l’époque où se déroule l’intrigue à celle où le film est réalisé. C’est là sans doute toute la force du film.

En effet, sous couvert d’une lutte des classes, Joker nous montre en réalité de manière réaliste ce à quoi ressemblerait Gotham City, ville largement inspirée de New York. Là où les comics et les films habituels nous présentent une ville rongée par la criminalité et la corruption, le Gotham de Joker est rongée par la fin d’une certaine naïveté politique des États-Unis des années 1970 et 1980.

Ainsi, l’intrigue du film commence en 1981. Cette année-là, sous l’effet du deuxième choc pétrolier advenu deux ans plus tôt, l’économie américaine tourne au ralenti. La situation au Moyen-Orient, marqué par des tensions politiques et une relance de la consommation de pétrole provoque une flambée du prix du baril. Cette situation touche naturellement les pays occidentaux et notamment les États-Unis, subissant une période de stagflation qui n’aura de réponse qu’au début des années 1980.

C’est donc une Amérique en pleine crise qui sert de terrain d’expression de l’intrigue du film porté par Joaquin Phoenix, justifiant une ville de Gotham lessivée par la crise économique, où les poubelles sont omniprésentes, renforçant l’impression de décadence sociale dans lequel évolue un discours anti-élite quelques années après la guerre de Vietnam et le Watergate. Des événements ayant fait tomber l’Amérique dans une crise de confiance dénoncée par Jimmy Carter dans un discours de 1979 et qui fait naturellement écho aux populismes occidentaux actuels. Certains évoquant même les Gilets jaunes canal historique, eux aussi animés par la fin d’un rêve : celui de pouvoir vivre de son travail sans être dérangé par les myriades de contraintes administratives.

Le film dépeint également un type bien particulier de bourgeoisie, à savoir les yuppies, cadres et entrepreneurs de grands centres urbains, faisant écho aux bobos de 2019, cadres progressistes des grandes métropoles et socle d’un système où une partie des classes supérieures accepte un taux élevé de prélèvements au nom de la paix sociale. Une logique qui fait tenir la société selon le paradigme social-démocrate et d’autant plus difficile qu’en 2019 comme en 1981, vivre de l’argent d’autrui n’est un projet de vie moralement ni économiquement satisfaisant pour personne.

Plus qu’une situation sociale et politique délétère, Joker présente la fin du rêve américain dénoncé à la même époque que les événements du film par Milton Friedman. Celle d’une société moderne où les structures traditionnelles se sont délitées et où la seule manière de conserver une société stable se limite à une perfusion permanente d’argent public. Joker montre ainsi habilement comme une société déjà bancale peut sombrer lorsque les coupes budgétaires ne sont pas soutenues par des institutions légitimes.

Dépeignant la société qui a tué ses propres fondements sous couvert de fausse solidarité, le film de Todd Phillips rejoint une tendance artistique bien connue de la fin du XXe siècle sur fond d’hommage au travail à Martin Scorsese.

Un hommage au Nouvel Hollywood

Si Todd Phillips était loin de faire l’unanimité pour un film d’auteur, lui qui était surtout connu pour la saga Very Bad Trip mettant notamment en scène Bradley Cooper, producteur de ce Joker, force est de constater que le pari est largement réussi.

Alliant humour noir et folie pure, l’imprévisibilité du protagoniste qui en découle crée un mélange détonant de peur et de rire.

L’influence principale est évidement à chercher du côté de Martin Scorsese, pressenti comme producteur du projet jusqu’en milieu d’année dernière et largement évoqué depuis les premières projections du long-métrage, le film porté par Joaquin Phoenix a par ailleurs failli connaître un tout autre acteur star en la personne de Leonardo Di Caprio, acteur fétiche du réalisateur de Raging Bull. Une dimension renforcée par la présence au casting de Robert de Niro, autre acteur phare du réalisateur d’origine sicilienne.

Davantage qu’une critique du capitalisme, Joker offre une vision noire d’un homme enfermé dans sa psyché, dépendant d’autrui tout en voyant ses liens avec le monde extérieur se défaire petit à petit – son travail, son rêve, sa famille… – le tout symbolisé par un escalier monté puis descendu selon l’état d’esprit du personnage.

Ces thématiques s’inscrivent dans un mouvement que Martin Scorsese connaît bien pour en être un des principaux représentants : le Nouvel Hollywood, marqué par le réalisme de personnages confrontés à la corruption des structures traditionnelles.

Palme d’or à Cannes en 1976 et principale inspiration évoquée depuis plusieurs mois pour décrire le film de Todd Phillips, Taxi Driver est un de ces exemples de cette tendance cinématographique mettant en scène, comme la Valse des pantins sept ans plus tard, la solitude nocturne d’un homme confronté à la violence et l’absence de plaisirs de la vie moderne.

Mais Joker ne se limite pas à une simple inspiration tirée du cinéma des années 1970-80 tant il est difficile de regarder l’origin story du clown le plus célèbre de la fiction sans penser à Fight Club de Chuck Palahniuk, adapté à l’écran en 1999 et traitant lui aussi de la folie et de la recherche de sens de cette fin de siècle. Joker invoque évidement d’autres influences telles que la folie d’un American Psycho, la violence d’Orange Mécanique ou la manière de décrire le New York des années 1970 d’un News From Home de Chantal Akerman.

Un pas de plus dans la tendance actuelle de réalisme des films tirés de comics.

Une tendance réaliste du genre super-héroïque

Posant clairement la Némésis de Bruce Wayne, alors enfant au moment du film, et ce en créant une opposition sociologique, sécuritaire et psychologique, certains trouveront que le Joker perd de son intérêt par l’explication des tenants et des aboutissants d’un personnage connu pour n’avoir aucune origine fixe depuis sa création en 1940. Or, cet apport donne une nouvelle profondeur à l’antagoniste le plus connu de la bande dessinée, en particulier en ce début de siècle marqué par une recherche de plus en plus intense de réalisme dans les adaptations du genre.

L’incarnation du Joker rejoint en effet la tendance générale des films tirés de l’univers DC. En effet, suivant l’évolution de l’interprétation du personnage du Joker au fil des années se dessine une tendance au réalisme de plus en plus poussé.

Le kitsch de Romero puis le Joker burtonien de Nicholson ont laissé place à un Heath Ledger montrant le clown-prince de Gotham comme un « simple » terroriste psychopathe, nihiliste, adepte du chaos et n’ayant rien à envier à certains terroristes réels ; une interprétation symbolisant la trilogie de Christopher Nolan dans laquelle elle s’inscrit, marquée par une approche plus réaliste que les adaptations précédentes de cet univers.

DC n’est pas le seul studio à s’intéresser à cette facette du genre, puisqu’on peut la retrouver chez Universal Pictures, producteur du récent Glass, troisième volet de l’univers lancé par M. Night Shyamalan, connu pour le Sixième Sens, ayant fait tourner Joaquin Phoenix dans Signes et qui, avec Incassable, Split puis Glass, sorti en janvier de cette année, a apporté un vent nouveau sur le genre super-héroïque, transformant des pathologies en fondations donnant davantage de crédibilité à ses personnages.

Reprenant cette tendance, Joker va encore plus loin, montrant deux formes d’action politique directe s’opposer sur fond de lutte des classes servant de prétexte au chaos. D’un côté, la fondation Wayne, finançant la recherche et menant des actions de charité en faveur des plus démunis. De l’autre, l’insurrection.

Une évolution réaliste du genre qui tranche avec la méthode Marvel et qui a montré ses preuves, notamment chez DC, puisque ce dernier a vu ses entrées diminuer à mesure qu’il tentait de calquer le modèle de son principal concurrent, le flop Suicide Squad et la tragédie Justice League en étant les meilleurs exemples.

Mais cette volonté d’inscrire un genre par définition irréaliste dans un contexte concret entraîne également des inquiétudes comme les polémiques suivant régulièrement n’importe quelle tuerie de masse. Des tragédies où l’influence des jeux vidéo ou de la musique est souvent pointé du doigt. En l’espèce, Joker est d’ores et déjà accusé de légitimer la violence et d’avoir un rapport ambigu aux pathologies psychiatriques, thèse notamment défendue par le psychologue canadien Gilles Vachon.

Pourtant, si le film montre des violences et explique son avènement, il est utile de ne pas confondre explication et excuse. Un écueil dans lequel Joker, en route vers les Oscars, est loin de tomber.

  1. Voire les années Trump et ce d’autant plus qu’Alec Baldwin, qui a réalisé un imitation remarquée de l’actuel président américain, était pressenti pour jouer Thomas Wayne. Une telle comparaison oublie que le père du futur Batman n’est pas ici un méchant mais conserve son aura de philanthrope au service de sa ville.
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  • « Voire les années Trump »

    Si c’est une références aux années 80 où il était le magnat immobilier de NY, c’est une remarque bien trouvée qui aurait même pu être développée dans l’article.

    Mais s’il s’agit de la présidence Trump (par le lien sur l’acteur – raté – qui l’imite en tant que président) , alors je ne comprends pas la référence…

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