Débat : les limites du « Capital et idéologie » de Thomas Piketty

Partout où la passion égalitaire a supprimé la propriété privée, les inégalités sociales se sont accrues et les libertés « bourgeoises » ont disparu sur fond de misère généralisée.

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Thomas Piketty lors d'une meeting du Parti Social Démocrate danois (crédits Anders Löwdin licence Creative Commons)

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Débat : les limites du « Capital et idéologie » de Thomas Piketty

Publié le 21 septembre 2019
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Par Éric Pichet.
Un article de The Conversation

Thomas Piketty n’est décidément pas un économiste comme les autres, ce que confirme son dernier pavé de 1232 pages Capital et idéologie (Éditions du Seuil), publié le 12 septembre dernier. Non content d’irriter ses pairs en publiant ses travaux de recherche via l’édition et non dans des revues scientifiques, il se qualifie de chercheur en sciences sociales et non d’économiste, ce qui est d’ailleurs exact tant sa quête interdisciplinaire est grande.

Après avoir pertinemment relevé dans son précédent livre, Le capital au XXIe siècle, un creusement des inégalités des revenus et surtout des patrimoines depuis une quarantaine d’années dans la plupart des pays, il reprend ici une démarche historique dans une recherche dont l’ambition est tout à la fois descriptive, explicative, théorique et prescriptive.

La partie descriptive du livre se fonde sur une abondante collecte d’informations, mais le traitement de ces dernières trahit un biais idéologique commun à nombre de chercheurs et dans son cas quelque peu embarrassant… Ainsi admet-il de manière incontestablement pédagogique mais bien peu scientifique, utiliser « des indicateurs aussi intuitifs que possible afin de permettre une large appropriation citoyenne », quand il n’énonce pas des contrevérités. Il qualifie par exemple les États-Unis de nation marquée par « des inégalités abyssales d’accès à l’enseignement supérieur » alors qu’environ 42 % de la population outre-Atlantique accède à l’université contre 30 % en France selon l’OCDE.

Russell Sage

L’omission des faits qui affaiblissent sa position est un autre penchant, fréquent en sciences sociales, et qu’il pratique abondamment. Lorsqu’il vante le mécanisme de cogestion allemande qui donne la moitié des voix aux représentants des salariés, il ne précise pas que seules les entreprises de plus de 2000 salariés peuvent le pratiquer et surtout que le dernier mot revient toujours à l’employeur en cas de désaccord. De même, l’assertion qui constitue le cœur de sa thèse selon laquelle la propriété est sacralisée dans les sociétés capitalistes n’est pas exacte puisqu’il existe toujours un mode d’expropriation légale dans l’intérêt général sous condition « d’une juste et préalable indemnité ».

Exemple (ou contre-exemple) suédois

La partie explicative de sa recherche est encore moins convaincante. Expliquer que « l’inégalité n’est pas économique ou technologique », mais « idéologique et politique », c’est d’une part faire l’impasse sur l’importance manifeste des innovations technologiques dans l’apparition des très grandes fortunes amassées par les créateurs d’empire comme les GAFA, mais aussi négliger l’accroissement significatif de la productivité et de la prospérité des travailleurs du savoir et de la connaissance, analysé par Peter Drucker en 1993.

Plus grave encore, le modèle des pays égalitaires, la Suède, mis en avant pour démontrer que chaque démocratie peut décider sans contrainte économique de faire disparaître les inégalités générées par le capitalisme s’avère un redoutable contre-exemple. En effet, après une période de réduction des inégalités après la Seconde Guerre mondiale, ce pays a subi une perte de compétitivité largement due à un excès d’imposition du capital que Thomas Piketty appelle de ses vœux et a dû profondément remanier son système fiscal dans les années 1990. Ce système est désormais fondé sur une imposition duale caractérisée par un barème progressif sur les revenus du travail semblable au nôtre, mais par une flat tax de 30 % seulement sur l’ensemble des revenus du capital (plus-values, dividendes et intérêts).

C’est d’ailleurs cet exemple qui a explicitement inspiré la doctrine fiscale du président français Emmanuel Macron au début de son quinquennat… « J’ai toujours considéré qu’il y avait, dans ce que certains ont pu appeler le modèle suédois, une véritable source d’inspiration à plusieurs égards », avait-il notamment déclaré lors de la visite du Premier ministre suédois Stefan Löfven, le 31 juillet 2017.

Son approche théorique est également fragilisée par une confusion permanente des concepts de capital (à savoir les moyens financiers nécessaires aux fonds propres des entreprises et destinés à financer leurs investissements) et de patrimoine (qui représente la richesse totale nette des personnes physiques mais qui n’est pas, loin de là, fléchée vers les entreprises) employés indifféremment. De même sa notion de « propriété sociale et temporaire » qu’il prétend substituer au droit de propriété, reste floue : qui décidera au nom de la société, dans quel but et selon quel contrôle ?

« Je propose de dépasser la propriété privée par la propriété sociale et temporaire », Thomas Piketty sur France Inter, le 9 septembre 2019.

Intellectuel de filiation platonicienne, Thomas Piketty imagine un monde idéal et propose une idéologie consolatrice porteurs d’espoir pour les perdants de la mondialisation, comme l’était la vision du paradis communiste de Karl Marx pour le prolétariat misérable de la fin du XIXe mais les moyens d’y parvenir sont périlleux.

Propositions (trop) radicales

Les prescriptions du docteur Piketty sont-elles applicables sans risque ? L’histoire qu’il aime tant invoquer devrait nous mettre en garde et les expériences soviétique (qu’il critique justement), cubaine, nord-coréenne ou vénézuélienne incitent à la plus grande prudence. Partout où la passion égalitaire a supprimé la propriété privée, les inégalités sociales se sont accrues et les libertés « bourgeoises » ont disparu sur fond de misère généralisée. Aujourd’hui, la mise en œuvre de ses idées heurterait profondément les sociétés modernes, non seulement pour d’évidents obstacles constitutionnels, mais les confronterait à de grandes difficultés économiques que générerait une fuite massive des capitaux voire à des guerres civiles comme l’a montré l’échec sanglant de Salvador Allende au Chili.

Une version très édulcorée de ses ordonnances est-elle alors envisageable ? Si ses propositions radicales d’un impôt spoliateur sur le patrimoine – pouvant atteindre 90 % – ne recueille aucun écho dans les pays riches, elles ont tout de même inspiré l’aile gauche du parti démocrate américain en réaction à la politique très inégalitaire de Donald Trump. Ainsi l’idée d’instaurer pour la première fois de l’histoire de ce pays un impôt sur la fortune, mais dans des proportions nettement plus modestes et seulement pour les très grandes fortunes (au-delà de 50 millions de dollars), fait actuellement débat parmi les candidats démocrates à la prochaine présidentielle au moment où cette forme d’imposition a quasiment disparu dans l’Union européenne en raison du coût budgétaire et économique généré par l’expatriation légale des capitaux.

Pour corriger les excès du capitalisme, qui fait d’ailleurs preuve depuis plus de deux siècles d’une insolente capacité d’adaptation lorsque son penchant inégalitaire est sagement contrebalancé par une démocratie représentative et constitutionnelle, une approche de réformes graduelles dans la filiation aristotélicienne, c’est-à-dire en observant le monde puis en cherchant les moyens de l’améliorer par petites touches, est certainement la meilleure stratégie.

Quant au dépassement brutal du capitalisme vers un fumeux socialisme participatif fondé sur une propriété sociale et temporaire prôné par notre prophète, il ne semble (heureusement) ni pour demain ni pour après-demain. Comme le disait théoricien politique marxiste Fredric Jameson :

« Il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme ».

Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • en tout cas son bouquin ne manque pas de pub

  • « propriété sociale et temporaire » : vieux rêve maoïste – « à chacun selon ses besoins, de chacun selon ses moyens », l’Etat décidant bien sûr de l’un et de l’autre, avec abolition de la propriété privée et de l’héritage. Quel meilleur moyen de contrôle absolu des citoyens par l’Etat ? En une paraphrase : « L’Etat l’a donné, l’Etat l’a repris, l’Etat soit loué »

    • Il est notable que le revenu universel, qui est aux revenus ce que l’abolition de la propriéte privée est au patrimoine, est soutenu par des gens de gauche, mais aussi par des mondialistes comme Klaus Schwab (fondateur de Davos) ou des milliardaires comme Bill Gates, France Stratégie ou encore T. Piketty…
      Derrière ces idées, se profile un changement complet des paradigmes de notre organisation sociale, et du monde du travail, avec une collectivisation et un contrôle des populations qui auraient fait rêver bien des dictateurs.

    • « Je propose de dépasser la propriété privée par la propriété sociale et temporaire » c’est très exactement ce qu’ont imposé les communistes, avec le succès que l’on voit et vu dans les pays qui l’ont fait. Misère du peuple réduit à l’esclavage au profit d’une nouvelle aristocratie des apparatchiks!

  • L’euphémisme « dépasser la propriété privée » est significatif des idéologues opposés au principe de propriété privée qui avancent masqués. Au passage, ils ont dû « oublier » que ce principe est surtout destiné à protéger les faibles, ceux qui n’ont pas de pouvoir.

  • La capitalisme, fait de liberté, de propriété privée et d’état de droit, me semble être un système bien supérieur au système de contrainte étatique que suppose l’égalité. Il permet l’augmentation du niveau de vie, ce qui n’est pas rien. De plus, si on ne défend pas la liberté, on finit par la perdre. Cela ne semble pas déranger Monsieur Piketty.

  • Les choses ayant une existence réelle, elles appartiennent toujours à quelqu’un.
    Dans les délires de ce monsieur, on ne sait pas trop qui en sera propriétaire, mais une chose est d’ors et déjà certaine, ce ne sera pas nous…

  • Bonjour Eric Pichet, content de vous lire.
    T.Piketty propose des changements mais ne bannit pas complètement la propriété privée-car il faut des sous et des entrepreneurs pour financer les délires- ainsi un impôt annuel et progressif sur la propriété, une dotation universelle en capital qui consisterait à attribuer 120 000 euros à tous les jeunes de 25 ans- pour les encourager notamment à acheter un logement-visent surtout à faire circuler la propriété privée pour que tout le monde en profite. »
    Arrêt de la circulation. T. Piketty serait économiste ? ou alors il n’a jamais vu un immeuble de près, il faut l’y conduire.

  • «Un socialisme participatif pour le XXIe siècle : un nouvel horizon égalitaire à visée universelle, une nouvelle idéologie de l’égalité, de la propriété sociale, de l’éducation et du partage des savoirs et des pouvoirs.»

    Je découvre que participatif est un synonyme d’autoritaire. Les mots perdent leur sens… ouvaton !

    • Perte de sens… Exact.
      Comme le mot « temporaire »… J’ai d’abord pensé à un truc emphytéotique . Apparemment non. Il s’agirait, pour Piketty, de (presque) tout prendre au delà d’une fortune de X millions (par le biais d’un fort impôt sur le patrimoine).

  • Monsieur Piketty aurait du posser ses recherches encore plus loin car déjà à l »ère summérienne, soit il y a cent siècle (dix mille ans) les recherches archéologiques nous prouvent que les « Pauvres et les Riches »existaient et les Uns étaient même esclaves des Autres lorsqu’ils ne payaient pas leur dettes.

    • @Michel P.

      L’ère sumérienne d’il y a 10.000 ans ? En pleine période paléolithique ??

      Quelle « herbe » fumez-vous ? J’aimerais en gouter en jouant de la lyre sumérienne ! (lol)

  • L’omission des faits en « science » sociale n’est pas fréquente, elle est systématique! L’avantage des dites sciences, qui n’en sont pas, c’est qu’on peut prétendre n’importe quoi puisque contrairement aux véritables, qualifiées de dures, elles ne présentent aucune référence solide. Bourdieu disait à ses élèves d’ignorer les objections de la réalité à leur thèse! Que lui-même pratiquait puisqu’il reprochait à l’école de perpétuer l’élite alors qu’il était le vivant exemple de la méritocratie puisque fils d’un modeste facteur de la campagne!

    • Que l’école perpétue les élites cela a été démonté par de nombreux sociologues s’appuyant sur des statistiques. La sociologie scolaire est très pointue. Mais il ne s’agit que de « tendances », il y a bien sûr des élèves issues des classes moyennes (ou « modestes » ou « défavorisées » comme vous voudrez ) qui réussissent et sont comme vous le dîtes des « exemples de méritocratie ». La société française est une société de classes, non une société de castes. Ce sont les mécanismes de réussite scolaire et d’échec scolaire qui ont été mis au jour par les sociologues. Mais je vous souhaite bon courage pour lire tous les livres de l’école boudieusienne.
      Maintenant une autre question se pose : d’un point de vue épistémologique qu’est-ce qu’une science ?

  • tout ceci n’est qu’une nouvelle vision du collectivisme/socialisme/communisme.

    Que ce soit dilué sur 1200 pages n’y change rien.

  • Le droit de propriété n’est pas « absolu », contrairement à ce qu’énonce l’article 544 du Code Civil : La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

    L’expression « de la manière la plus absolue » n’a pas le sens que lui donnent les libéraux-libertariens, mais dans le sens où seul l’acte authentique de vente conclu devant notaire rend le compromis de vente conclu entre le vendeur et l’acheteur, comme valant « erga omnes » (à l’égard de tout le monde).

    Sans cette interprétation, on ne comprendrait pas la suite :  » (…) pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ».

    Ces lois et règlements ont fortement contribué, et contribuent aujourd’hui encore, à faire de la civilisation européenne et occidentale un vaste « territoire » où il fait encore « bon vivre »! (on peut en discuter dans les détails, mais pas le contester dans le principe).

    • « (…) pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». C’est justement là le fond du problème, quand les lois et règlements grignotent peu à peu l’usage et la jouissance de ladite propriété qui de fait, est de moins en moins privée et qui se convertie en une location. On arrive alors à l’idéologie anarco-communiste où la propriété privée est remplacée par un droit de jouissance.

  • Les prescriptions du docteur Piketty sont-elles applicables sans risque ?

    Plutôt celles du docteur Folamour, non ❓

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