Par Charles Boyer.
L’Arabie saoudite est sans conteste un des pays les plus mal aimés au monde. Ainsi, quand on y annonce un vraie grande avancée de la liberté, on peut d’ores et déjà anticiper les objections qui vont s’élever : pour résumer, ça reste affreux. Certes. Cela dit, comment s’attendre que l’on puisse passer de A à Z sans passer par L (pour liberté en progrès).
La dernière avancée est importante et rien ne justifie d’en réduire la portée : depuis vendredi 2 août 2019, les femmes saoudiennes ont désormais le droit de se procurer un passeport et de voyager sans obtenir au préalable l’autorisation d’un homme. Elles peuvent aussi désormais effectuer elles-mêmes les démarches pour une naissance, un mariage, ou un divorce. Enfin, le royaume organise certaines avancées en matière d’accès au travail des femmes.
Il ne s’agit pas ici de s’émerveiller. Avant ce nouveau décret la situation était lamentable : les femmes de ce pays étaient mineures à vie et dans bien des cas des esclaves, en fonction de l’ouverture d’esprit de leur plus proche parent masculin. Ces derniers progrès ne sont qu’un rattrapage bien trop tardif, et le système de tuteur reste de vigueur dans bien d’autres aspects du quotidien.
Quoi qu’il en soit, depuis la nomination de Mohammed Ben Salmane, imposé par son père le roi, au détriment de l’héritier légitime à la succession, le pays a fort changé : droit de conduire (selon le bon vouloir du tuteur, ce qui en réduit fortement l’impact), suppression de l’obligation de se couvrir les cheveux (un beau pied de nez aux mollahs ennemis en Iran, de l’autre côté du Golfe) au cinéma, en concert, musèlement de l’ignoble police religieuse qui faisait régner une chape de plomb mortifère sur le pays. Celui-ci change énormément, il faut essayer de s’imaginer ce que tout ceci peut représenter, en si peu de temps.
Paradoxalement, cette tendance du régime à augmenter certaines libertés s’accompagne d’une tyrannie brutale à l’encontre de la liberté d’expression. Aller au cinéma, oui, exprimer un désaccord et c’est découpage à la scie à os, de préférence encore vivant comme l’a découvert à ses dépens le malheureux jounaliste Jamal Khashoggi. Il paraît qu’il n’était pas hostile aux Frères musulmans, mais qui répond de cette façon à une opposition politique ?
Et Khashoggi n’est pas le seul. L’imam chiite Nimr Baqer Al-Nimr fut décapité, et certains se voient menacés d’être non seulement décapités, mais ensuite crucifiés, en public, toujours dans une visée pédagogique.
Le régime du prince MBS est brutalement barbare.
Plus compliqué encore : alors que le régime Saoud a une tendance observable à reconnaître davantage de droits aux femmes, il n’en est pas moins impitoyable avec celles qui osent le demander, et qui peuvent se retrouver en prison avec un traitement peu enviable.
Davantage de liberté, davantage de répression, de barbarie, à quoi tout cela rime-t-il ?
Xi Jinping modèle pour l’Arabie saoudite ?
Une clé de ce mystère nous est peut être offerte par le fait, lui aussi étonnant, que l’Arabie saoudite, terre sainte de l’Islam et souvent prompte à défendre dans le monde entier les musulmans, ou du moins les sunnites, a en fait exprimé son soutien à la Chine pour la répression, et même le placement en camp des musulmans Ouighours du Xinjiang.
Un schéma se répète, celui d’une hiérarchie des causes les plus importantes, avec à son sommet, un mot d’ordre suprême : nul ne pipe mot.
Le pouvoir s’occupe de vous procurer une vie meilleure, mais en échange tout le monde doit se taire. Le premier qui l’ouvre, scie à os ou autre traitement du même acabit, selon l’impact pédagogique souhaité ; ce qui rejoint, peu ou prou, le modèle Xi Jinping.
Sauver le pouvoir des Saoud
Quelle interprétation en faire ? Voici le scénario le plus probable : au moment du Printemps arabe, le prix du pétrole était très haut et la famille Saoud a pu acheter la paix sociale en distribuant de larges sommes à la population. Cet hydrocarbure ne rapporte plus autant, et menace même de chuter encore plus : même les menaces actuelles de fermeture du fameux détroit d’Hormuz ne relancent pas son prix, ce qui est fort inquiétant pour les recettes futures du royaume. Pis encore, la guerre menée au Yemen, à l’initiative de MBS quand il n’était alors que ministre de la Défense, coûte très cher.
Si la famille Saoud ne parvient pas à contenter la population, elle peut voir son pouvoir menacé. Tout doit être fait pour l’empêcher.
Dès lors, il faut trouver d’autres recettes, comme ce projet délirant de la nouvelle ville futuriste de Neom, d’une superficie égale à celle de la Belgique, optimisée dès le départ pour les drones pour passagers et autres taxis volants, un investissement de 500 milliards de dollars.
Mais il existe une autre ressource absolument criante dans le pays : la moitié de la population vit largement étouffée, cachée, mineure, en esclavage, celle des femmes. Ironie majeure : elle est la moitié de loin la plus éduquée, car nombreuses sont les Saoudiennes ambitieuses, alors qu’on ne peut pas forcément toujours en dire autant des hommes du pays. Mettez cette moitié au travail et permettez lui de consommer plus librement, et vous avez littéralement des pourcentages de croissance du PIB assez faciles à aller chercher, et directement sous forme d’augmentation des revenus des ménages.
Nul ne sait ce que pense MBS de la liberté. Il a toutefois affirmé que son pays devait renouer avec un islam « modéré et tolérant », indiquant ainsi qu’il n’apprécie pas du tout l’islam rigoriste. Mais l’essentiel n’est pas là. Il s’agit de trouver à tout prix de la croissance et de la prospérité autre que pétrolière, pour que la famille Saoud renforce son emprise. Donner davantage de liberté aux femmes va dans ce sens.
Ainsi, si vous vivez en Arabie saoudite, puisque ce pays est à forte immigration, quelle attitude adopter ? Premièrement, attendez vous à ce que de nouvelles libertés et opportunités s’installent et progressent. Deuxièmement, s’il vous plaît, pour l’amour de votre intégrité corporelle, taisez-vous. Silence radio.