Libéraux et libertariens : le débat continue

Quelle leçon l’histoire nous enseigne-t-elle du débat entre libéraux et libertariens ?

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Libéraux et libertariens : le débat continue

Publié le 29 juin 2019
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Par Olivier Maurice.

L’opposition entre libéral classique et libertarien s’enflamme régulièrement dans les divers forums que les libéraux fréquentent et a sincèrement de quoi laisser nombre de profanes totalement pantois. Comment donc, dans un pays comme la France, où l’État, les régulations, les interdictions en tout genre, les injonctions morales à tout va règnent en maître, comment des libéraux peuvent-ils ainsi s’étriper par tirs rhétoriques interposés ?

Il faut dire que les chicaneries, tempêtes dans un verre d’eau et autres empoignades sur la fraîcheur du poisson sont une spécialité bien gauloise que semblent apprécier tous les bords politiques, de droite ou de gauche. Le général de Gaulle avait d’ailleurs un riche vocabulaire fleuri pour décrire cette spécificité bien française.

L’opposition est la richesse du débat …

C’est ainsi que ces colonnes ont ainsi vu récemment un de ces joyeux échanges de tirs entre Alain Cohen-Dumouchel et Stéphane Geyres, opposant le libéralisme classique (se plaçant dans le camp de l’authenticité) au libertarianisme révolutionnaire (se plaçant lui dans le camp de l’innovation), sans qu’il soit aisé de comprendre en lisant les deux articles si les deux auteurs s’affrontent pour avoir raison l’un sur l’autre ou pour se positionner sur l’échelle du libéralisme.

Il est toujours risqué de tenter de séparer anciens et modernes, mais il semble néanmoins que bon nombre d’arguments développés, tant sur le classicisme que sur le côté révolutionnaire des deux positions peuvent être fortement relativisés et qu’il existe en fin de compte davantage une différence de mise en œuvre qu’une opposition entre les deux argumentations qui restent par-dessus tout à des années lumière des conceptions collectivistes et liberticides qui trustent la vie politique actuelle.

L’objet de la discorde

La discussion porte non pas sur la liberté (c’eut été trop simple) mais sur la propriété, sujet politique clivant s’il en est, la propriété étant directement liée à la fois à ce que Tocqueville nommait égalité de droit et égalité de condition, la défense de la propriété privée ayant une directe influence sur la réalité des propriétés des uns et des autres, sur la distribution des richesses dans la société.

Alain Cohen-Dumouchel indique qu’à l’inverse de la vision libertarienne, la propriété doit selon la vision libérale classique, être « promulguée et protégée par un droit positif venant d’une structure étatique ». Cet argument est tout simplement ce que dit la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et plus particulièrement l’article 2  :

Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

À cette conception, Stéphane Geyres oppose la définition axiomatique de la propriété qui fonde le raisonnement de Murray Rothbard :

La propriété […] est juste le droit, donc la convention sociale, qui est accordé ou reconnu à un individu qu’il a seul le contrôle d’une ressource, c’est-à-dire le plein droit d’agir, de décider seul qu’en faire – dans le respect d’autrui, bien sûr.

Cet axiome n’est rien d’autre que le pendant du principe de non-agression : le contrôle d’une ressource matérielle ne peut être effectué par plusieurs personnes sans que cela ne consiste de facto en une agression de l’un par l’autre : la définition de l’agression étant justement d’empiéter sur la propriété d’autrui, de prendre par la force le contrôle d’une ressource jusqu’alors contrôlée par quelqu’un d’autre.

Un air de déjà vu

Sans vouloir fâcher personne sur le caractère « révolutionnaire » de la théorie libertarienne, cette discussion est clairement loin de l’être, elle a en effet donné lieu à de nombreux affrontements idéologiques, qui se sont produits d’ailleurs lors des Révolutions, française et américaine (et plus récente, si l’on considère la fin des années 60 comme une période révolutionnaire).

Sous le premier abord d’une discussion sur la propriété, c’est en fait une discussion sur la source du droit qui se cache derrière cet imbroglio : est-ce que le droit existe parce que l’État le définit et le préserve ou est-ce que le droit existe parce que l’ensemble de la population le respecte, ainsi que le précise Stéphane Geyres :

Ce n’est pas l’État qui me déclare ni me fait propriétaire, ce sont les autres, et mon action envers eux.

La révolution française

Or, cette discussion entre une propriété « spontanée » et une propriété « décrétée » a déjà eu lieu, dans les travées de l’Assemblée nationale française nouvellement élue, lors d’une de ces nombreuses joutes oratoires qui ont marqué les premières heures révolutionnaires.

Nous avons dit avec raison qu’elle [la liberté] avait pour bornes les droits d’autrui ; pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes ?  Maximilien de Robespierre – discours sur la propriété – Convention – séance du 24 avril 1793

Bien sûr, Robespierre est aux antipodes de Murray Rothbard, et s’il utilise le même argument de la nature conventionnelle de la propriété, ce n’est pas pour la sacraliser comme le fait Rothbard, mais pour la mettre sous l’injonction morale et sous la coupe de la loi. Mais il existe quand même un point commun : les deux rejettent l’État comme source du droit en ce qui concerne la propriété, les deux ont une conception spontanée de la propriété, convention sociale émergeant naturellement de la vie en société.

Les pères fondateurs américains

De la même manière, le différend qui oppose libéraux de droite et de gauche au sujet de la propriété a lui aussi déjà eu lieu, dans les travées du Parlement américain cette fois.

Deux cent ans avant Murray Rothbard, les fédéralistes américains considéraient déjà que la propriété était le fondement de la liberté : sans propriété, pas de liberté possible. Pas de liberté, pas de sécurité, pas même de vie possible. La propriété est le fondement de la vie pacifique en société. Non seulement les crimes, vols, oppressions, et toutes les violences proviennent de disputes ou d’atteintes à la propriété, mais celle-ci est ce qui permet aux hommes de vivre, de se nourrir, de se loger et de se protéger des aléas de la nature.

Fisher Ames, membre du parti fédéraliste de John Adams explique ainsi ce lien entre propriété et liberté et en profite pour indiquer le rôle de l’État.

L’essence, et presque la quintessence, d’un bon gouvernement, est de protéger la propriété et ses droits. Quand ceux-ci sont protégés, il ne reste quasiment plus de place pour l’oppression ; les sujets et les motifs de l’usurpation et de la tyrannie sont supprimés. En sécurisant la propriété, c’est la vie et la liberté que l’on place en sécurité : quand la propriété est protégée par des règles et des principes, alors la liberté est possible.

La démocratie libérale

La position de Ames et d’Adams est très différente de celle des républicains-démocrates de Thomas Jefferson, également libéral, mais grand admirateur de la Révolution française. Contrairement à ceux-ci, Jefferson, que l’on considère comme le père de la démocratie moderne et dont les préceptes légalistes finirent tout comme en France par l’emporter sur le discours plus terre à terre des fédéralistes qui brandissaient le Gadsden flag que reprennent de nos jours les libertariens.

Pour Jefferson, l’essence d’un gouvernement n’est pas de protéger la propriété, mais la liberté et cette protection ne peut être assurée que par la désignation d’un gouvernement issu du peuple, afin que le pouvoir ne soit pas confisqué par un tyran ou une quelconque aristocratie.

Le peuple est le seul sur lequel nous puissions compter pour préserver notre liberté  – Thomas Jefferson

C’est aussi cette position que revendique Alain Cohen-Dumouchel : celle d’un État garant des libertés, dont celle de décider de son sort en tant que société. Cette conception d’un État dépositaire des libertés individuelles et de la liberté nationale lui donne d’ailleurs également un rôle et un objectif politique, celui d’émanciper la population.

La famille libérale

Néanmoins, il est assez difficile de parler ici de libéralisme classique et de l’opposer au libertarianisme. Le classicisme libéral est extrêmement différent si on se réfère au point de vue anglais, français ou américain du XVIIIe siècle, le libéralisme classique anglo-saxon se situant plutôt vers le fédéralisme d’Adams, les partis whig de Clay aux USA ou d’Edmund Burke en Angleterre qui furent d’ailleurs ensuite rebaptisés partis libéraux alors que le libéralisme classique français est bien plus proche de la démocratie libérale de la DDHC et de Thomas Jefferson.

Ce libéralisme classique anglo-saxon est d’ailleurs plus conservateur que la version démocrate libérale française, plus progressiste. Il considère que l’inégalité est non seulement inévitable dans une société mais indispensable. Hiérarchie et propriété sont à la fois les piliers et les fruits de toute organisation sociale. Elles doivent être protégées par l’action politique qui a comme but principal d’œuvrer à la conservation des réalisations humaines.

L’essence caractéristique de la propriété, essence qui dérive des principes combinés de son acquisition et de sa conservation, est d’être inégale ; c’est pourquoi les grandes masses qui excitent l’envie et la rapacité doivent être mises hors de la crainte d’aucun danger. Alors ces grandes masses forment un rempart naturel qui met à l’abri toutes les propriétés moins grandes.  – Edmund Burke – Réflexions sur la Révolution de France, 1791

En fait, même si le cheminement intellectuel autour de la propriété est assez différent et que les libertariens sont plus radicaux sur la réduction de l’État, ils sont bien plus proches des libéraux classiques anglo-saxons que des libéraux classiques français ou des libéraux démocrates américains.

Démocratie libérale Fédéralisme/Whig Libertarianisme
Rôle de l’État Défend les libertés Défend la propriété Aucun
Forme de l’État Démocratie Incarné Aucun
Modèle juridique Loi positive Responsabilité/jurisprudence Loi naturelle
Théorie du Droit Constitutionalisme Pluralisme juridique Anarchie juridique
Organisation politique Centralisée Subsidiarité Propriété individuelle
Régulation des échanges (dont propriété intellectuelle) Loi Contrat Aucune
Propriété Liberté Fait Convention sociale

 

Il n’en reste que les deux visions ; celle de la démocratie libérale comme celle du libertarianisme ne sont ni l’une ni l’autre exclue de la critique qu’Edmund Burke émet plus loin dans ses Réflexions, celle de dire que s’ils aident à faire comprendre ce que l’on cherche à accomplir, les principes théoriques ne formeront jamais un gouvernement dont la seule légitimité est de faire, en usant de l’autorité contrôlée et consentie, ce qu’aucune autre entreprise collective ou individuelle ne peut accomplir sans recourir à la force ou à la contrainte.

C’est-à-dire qu’un gouvernement, comme toute entreprise humaine, ne défendra jamais que son propre intérêt et qu’une conception politique, comme toute idée, sera toujours plus à l’aise dans un livre et dans un salon que dans la tête de celui qui devra engager sa responsabilité quand il faudra prendre une décision.

 

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  • Hélas, le débat sur la source du Droit doit paraître bien étrange à un français de ce début du XXIème siècle. Pour lui, les choses sont malheureusement claires : la source du Droit est un texte, traité, Constitution, Loi, décrets et arrêtés. Le lien avec une volonté populaire, ou simplement un assentiment populaire, é été perdu depuis des décennies. C’est d’autant plus vrai en France que la Loi n’est même plus élaborée par le Parlement mais clairement par l’Etat lui même, c’est à dire le gouvernement. Même le débat sur un mystérieux phénomène quasi mystique qui ferait du Parlement le dépositaire d’un mystérieux « intérêt général » est byzantin. La réalité est bien plus simple : tout se passe dans les cabinets ministériels. Mussolini aurait été très à son aise dans notre France actuelle où tout se fait par et pour l’Etat. Alors, les chamailleries picrocholines entre libéraux et libertariens …

    • +1000

      Effectivement, Benito a donné son nom à un des plus beaux fleurons de l’étatisme français : l’éducation nationale (sous entendue socialiste).

  • Très intéressant ! merci pour cet article. (Ne pas oublier les communistes libertariens quand on parle de libertarisme).
    Dommage que les articles de qualité comme ça ne soient pas plus commentés…

  • Moi je suis libéral parce que je suis trop riche pour être communiste et trop pauvre pour être capitaliste…

  • Alors là je ne comprends pas du tout.
    Je cite ce point qui tient tout le déroulement de l’article : « Alain Cohen-Dumouchel indique qu’à l’inverse de la vision libertarienne, la propriété doit selon la vision libérale classique, être « promulguée et protégée par un droit positif venant d’une structure étatique ». Cet argument est tout simplement ce que dit la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 et plus particulièrement l’article 2 :
    Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression.

    A mon sens, c’est exactement opposé au propos de l’auteur, la DDH ne promulgue en rien la propriété, ni quoi que ce soit, c’est bien pour cela que que cela s’appelle une déclaration et non une loi, c’est à dire la reconnaissance de faits établis et non le résultat d’une décision.

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