« Destruction créatrice » : pour en finir avec les contresens

La destruction créatrice est, pour Schumpeter, essentielle à la dynamique du capitalisme car elle est le processus par lequel un nouveau modèle, porté par les innovations, se substitue au précédent.

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Summer storm clouds By: pato garza - CC BY 2.0

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« Destruction créatrice » : pour en finir avec les contresens

Publié le 14 juin 2019
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Par Marie Coris.
Un article de The Conversation

« Puisque l’on entre dans un monde très schumpétérien, il est important de libérer le processus de destruction créatrice » avançait Emmanuel Macron (interview Le Point du 27 août 2017) afin de justifier la réforme du Code du travail. Depuis, la référence à la « destruction créatrice » dans le contresens « pour créer du neuf, il faudrait faire table rase de l’ancien » est reprise un peu partout, à tort et à travers. Or, cela peut masquer les véritables enjeux portés par les « révolutions » en cours.

Nous proposons ici de revenir sur le concept de destruction créatrice dans son sens  schumpétérien.

L’innovation, moteur du capitalisme

Wikimedia, CC BY-SA 

En quelques décennies à peine, la notion d’innovation a remplacé celle de progrès pour devenir une sorte de but ultime. Politiques économiques, management des firmes, des territoires et même des universités, il est partout question d’innovation. Pourquoi une telle obsession ? Parce qu’il semble acquis que l’innovation porte la dynamique du capitalisme. C’est l’un des enseignements majeurs des travaux de Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) dont les enseignements sont toujours éclairants pour comprendre les cycles et les crises économiques, pas forcément pour orienter les politiques.

L’économiste autrichien naturalisé américain propose en effet une interprétation originale des cycles de la croissance économique, notamment les cycles longs identifiés par l’économiste russe Kondratiev. Ce dernier a mis en évidence une dynamique de la croissance économique selon des phases de 40 à 60 ans. Dans les années 1930, Schumpeter reliera ces fluctuations à l’apparition d’innovations majeures, dites de rupture au sens où elles modifient profondément les structures de l’économie. À la phase ascendante du cycle économique (la phase de croissance), correspond la période de diffusion des nouvelles innovations grâce au financement à crédit. Alimentée par le développement du crédit, la croissance économique est assurée car la demande – et donc la production – pour ce type de biens est forte. Progressivement, la demande baisse parce que les agents sont équipés et que la concurrence entre les entreprises s’accentue. C’est ainsi que le cycle se retourne et que l’économie entre en récession.

Si le phénomène est cyclique, c’est que ces périodes de ralentissement de la croissance sont celles où une nouvelle vague d’innovations se prépare. Ainsi, au cycle correspondant à l’apparition des engins à vapeur, du fer et du coton a succédé le cycle ouvert par les trains et les rails puis celui associé à l’électricité et à l’automobile. Le passage d’un cycle à l’autre se fait par processus de destruction créatrice, car l’innovation à la source d’un cycle est nécessairement une innovation de rupture.

Comprendre la destruction créatrice

Lors de la phase de croissance, le système productif entre dans un cycle de création d’activités. Elles sont d’abord supérieures aux destructions que l’on observe dans les secteurs devenus obsolescents du fait des innovations. Dans la phase de récession, en revanche, les faillites d’entreprises sont plus nombreuses que les créations. Des emplois sont ainsi détruits. Si l’entrée dans un nouveau cycle va bien générer de nouvelles activités et de nouveaux emplois, il faut être extrêmement vigilant car les compétences requises pour occuper ces emplois seront bien différentes.

Avec l’introduction des innovations, certaines entreprises (les leaders) bénéficient d’un pouvoir de marché temporaire. Ce pouvoir s’affaiblit au rythme du durcissement de la concurrence (par l’entrée sur le marché des « suiveurs »). La destruction créatrice permet ainsi d’expliquer la transition d’un marché de monopole (le temps que les innovations soient « copiées ») à un système concurrentiel. Et inversement, d’un système concurrentiel à une situation de monopole, par l’apparition d’une nouvelle vague d’innovations.

L’innovation est le fait des entreprises. L’entrepreneur est la figure clef du processus car il incarne le « pari » de l’innovation. C’est parce qu’il prend ce pari que profit – et monopole – se justifient. Le profit est la rémunération de l’initiative dans un contexte d’incertitude. Généré par l’innovation, il agit alors comme une incitation à prendre des risques et peut être réinvesti (et le monopole devenir durable par l’introduction de nouvelles innovations) ou pas (et le monopole n’est alors que temporaire).

Un processus essentiel

La destruction créatrice est, pour Schumpeter, essentielle à la dynamique du capitalisme car elle est le processus par lequel un nouveau modèle, porté par les innovations, se substitue au précédent. La Ford T, par exemple, est doublement une innovation parce qu’elle porte deux transformations importantes. Premièrement, elle transforme en profondeur le statut même de l’automobile qui devient un produit de consommation de masse. Deuxièmement, elle modifie en profondeur les conditions de production par l’introduction du travail à la chaîne qui ouvrira la voie à la production de masse et se diffusera dans bien d’autres secteurs de l’économie.

« Le fordisme », vidéo Ecoplus (2015).

 

Les mutations économiques sont d’autant plus profondes et la phase de croissance est d’autant plus longue (plusieurs décennies) qu’une innovation n’arrive jamais seule mais par « grappes ». Que serait en effet l’ordinateur sans les logiciels, les périphériques ou les usages associés à la numérisation des activités économiques ? Après une innovation de rupture, d’autres innovations apparaissent, portées par la découverte initiale. Elles sont elles-mêmes porteuses de bouleversements, de création puis de destruction d’activités, même si ces bouleversements sont parfois moins visibles.

Il va toutefois sans dire que la destruction créatrice est porteuse de chômage car les compétences aussi deviennent obsolètes. La question des politiques économiques et sociales permettant d’accompagner la transition d’un cycle à l’autre se pose alors. En premier lieu en termes de formation de la main-d’œuvre.

Pourquoi est-ce aussi important aujourd’hui ?

Au-delà du détournement « médiatique » d’un concept qui en perd son sens, revenir à l’interprétation schumpétérienne permet déjà de bien comprendre que ce n’est pas la destruction qui porte la création, mais l’innovation qui engendre les deux, dans la dynamique globale du capitalisme. Ainsi, les victimes de la destruction ne sont pas forcément les leaders de la création. Cela est d’importance en termes de politique industrielle. En particulier dans le contexte actuel qui voit la nette montée des pays émergents sur le terrain de l’innovation dont les pays « industrialisés » n’ont plus le monopole. Plus encore peut-être dans la « révolution » qui se prépare, liée au numérique et à l’intelligence artificielle, amenant la fusion des nanotechnologies, biotechnologies, les technologies de l’information et des sciences de la cognition (ce que l’on appelle les NBIC) et qui va profondément bouleverser l’ensemble du système productif, recherche et formation incluses.

Si la référence à la « destruction créatrice » dans son sens macronien devait éclairer les politiques, nous l’appliquerions plutôt à l’urgence climatique. Nous sommes en effet en passe de faire « table rase de l’ancien », notamment de l’humanité, pour « créer du neuf » que seuls les tardigrades connaîtront peut-être…

Marie Coris, Enseignant-chercheur économie de l’innovation, laboratoire GREThA, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

The Conversation

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  • Pour améliorer l’éclairage de nos habitations et de nos villes fallait-il inventer et maîtriser l’électricité ou améliorer les chandelles ?

    • Effectivement, à la réflexion il aurait fallu dès le début du XXe siècle investir dans le génie génétique, ce qui nous aurait permis de mettre au point des races de chevaux sans crottin. Et aurait par là même réglé le problème majeur de nos agglomérations à cette époque, sans avoir besoin de recourir à l’automobile.

  • ah l’inévitable référence climatique toujours sous al’angle de susciter la trouille..

    un des problèmes de la macroéconomie est que quand vous donnez des variables macroéconomiques à des politiques, ils jouent  » avec… et donc, générons de l’innovation ou de la (dé)croissance…

    le moteur de la macroéconomie c’est l’ensemble des microéconomies..

    il y a eu des innovations et une économie avant d’avoir des chercheurs en économie de l’innovation(!?)..
    la question: suffit il d’étudier l’économie de l’innovation pour « causer » d’avantage d’ innovations?

    • oui le poncif climatique est fatiguant, c’est la concession plus ou moins consciente à l’adversité constructiviste . Ce qui nous amène à jouer sur son terrain .
      Ce qui est souvent peu évoqué, est que l’innovation doit être accompagnée d’investissement en travail et ou en capital financier pour exister . Ce qui est le propre de la civilisation occidental depuis la fin »du moyen age ». En effet à cette époque ,ce qui a changer est la volonté « d’améliorer la condition humaine ici bas . Cela est devenu pensable et axiomatique . Les créations sont accueillies et accompagnées dans une dynamique du « mieux vivre »… Pour que ce jeu de destruction création puisse être opérant il faut une pensée matricielle qui la » possibilise » : la pensée occidentale axée autour de la liberté, de l’état de droit, du dépassement de l’accomplissement de soi (l’autonomie du sujet), de la responsabilité individuelle …
      La révolution romantique constituera une réaction à cette pensée qui trouvera son expansion dans tous les avatars socialistes et la variante verdâtre actuelle .

      • sans doute…ajoutez aussi les libertés individuelles..car la volonté de faire est une chose, être libre de le faire c’est mieux.

  • Dommage, vraiment dommage de terminer un article intéressant, par une sorte de génuflexion pavlovienne devant l’autel de Gaïa. On se croirait au moyen âge – ou au moyen orient- lorsque l’on ose coucher sur papier des pensées intelligentes, mais au dernier moment, à tout hasard, on se sent obligé de conclure par une formule rituelle, un répons réflexif et vide de sens, qui pourra peut-être donner le change et nous épargner les rigueurs de l’Inquisition.
    Purée ça commence vraiment à puer la théocratie.

    • Oui, Soljenitsyne , a écrit que les grands mensonge tiennent grace aux multiples petits mensonges . Ne pas commettre de petits mensonges face aux grands mensonges demande du courage…

  • Ce qu’il est important de souligné c’est que pour que la destruction créatrice soit la plus efficace possible, c’est à dire que la période de crise durant laquelle il y a plus de destruction d’emplois que de création il faut que le système subisse le moins d’interventions possibles. Tout système d’accompagnement est en fait un frein au processus et donc participe à faire perdurer la crise. Il en est de même pour tout les système de brevets qui jouent le même rôle de blocage. Le marché doit être le plus souple et le plus libre possible. Cela signifie que les anciens modèles ne doivent pas être protégé même temporairement et les nouveau système ne doivent pas être bloqués. Or c’est tout le contraire qui se produit notamment en Europe et en particulier en France ou on subventionne abondamment les sociétés en difficultés et on met des bâtons dans les roues des nouveaux arrivants. De la même manière l’argent facile et les taux d’intérêts artificiellement bas sont un frein à la transition car cela nivelle les performance des sociétés et permet à beaucoup de société zombies de survivre bien trop longtemps.
    Bref sans l’intervention de l’état les transition shumpetérienne serait presque indolore et relativement courte, « grâce » à l’état elle sont très douloureuse et se prolonge indéfiniment.

    • Supprimer les brevets, c’est interdire toute possibilité d’investir sur des activités à forte intensité capitalistique, puisque l’innovateur se retrouvera face à des sociétés opportunistes (genre CAC40) qui ne manqueront pas de copier sur une plus grande échelle.
      Le brevet ne dure que 20 ans, ce qui est aujourd’hui supérieur à la durée de vie de nombreuses innovations, on pourrait peut être envisager de le réduire…

  • En fait, nous avons plein de mauvaises habitudes qui poussent à la consommation, à l’exploitation des ressources de la nature, et à la perte de biodiversité, ce qui est très très mal !

    J’ai là un exemple concret de gâchis :

    Mon âne avait la mauvaise habitude de manger du fourrage qu’il prélevait sur l’environnement, habitude que je devais corriger afin de préserver la planète pour nos enfants.
    Je l’ai donc peu à peu déshabitué à manger, en réduisant sa ration de façon raisonnée et approuvée par le GIEC.
    Au bout de quelques jours seulement, ce fut un franc succès !
    L’âne avait enfin totalement cessé manger.

    J’aurais bien voulu vous présenter l’âne afin d’étayer mon propos, mais pour une mystérieuse raison que j’ignore,

    il a crevé ce con !!!

    Ce n’est qu’un incident de parcours, l’animal devait souffrir d’une pathologie non détectée, mais la preuve est faite, ça fonctionne, et tous ensembles nous pouvons sauver la planète !

    • oui et la consommation d’eau vous vous rendez compte de toute l’eau qui disparaît quand vous mangez un kilo de boeuf…

  • L’innovation, encore un de ces mots magiques vecteurs de l’illusion d’horizons idylliques. Nous savons pourtant bien ici qu’elle ne rime pas souvent avec amélioration.
    Quant à vos tardigrades qui sommeillent benoîtement depuis des millénaires sous ce qui nous reste de glaciers en attendant un hypothétique réchauffement, ils nous rappellent que les anciens, balayés par le « progrès », sont parfois le seul espoir de survie si on ne les oublie pas.

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