Des taux trop bas ? Théories, modèles et Machine Learning.

Comment justifier des taux d’intérêt aussi bas ? Théories et modèles semblent dépassés par le phénomène. Même les techniques de Machine Learning peinent à justifier l’emballement.

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Des taux trop bas ? Théories, modèles et Machine Learning.

Publié le 8 juin 2019
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Par Karl Eychenne.

La baisse des taux d’intérêt ne date pas d’aujourd’hui, mais les mouvements récents la rendent spectaculaire : le taux à 10 ans français s’établit à 0,15 %, le taux allemand est négatif à -0,2 %, et le taux grec est à peine à 2,9 %. Si les taux d’intérêt baissent autant, il y a 3 raisons possibles :

  • Soit on anticipe une forte baisse de la croissance et de l’inflation pour les années à venir
  • Soit les anticipations n’ont pas changé mais mon désir d’épargner est plus fort qu’avant
  • Soit, ni les anticipations ni mon désir d’épargner n’ont changé, et alors les taux baissent trop

En fait, il semblerait qu’il y ait un peu des trois. C’est-à-dire que la baisse des taux d’intérêt serait justifiée mais exagérée, en particulier aux États-Unis.

Théorie : le rôle des anticipations et des préférences

L’anticipation d’une croissance plus faible justifie des taux d’intérêt plus bas. Si j’anticipe une hausse de mon revenu, alors j’ai moins besoin d’épargner aujourd’hui ; à moins que le rendement que l’on me propose devienne plus élevé afin de m’inciter davantage à épargner.

Donc, puisque les taux d’intérêt baissent, cela doit-il signifier que la croissance économique anticipée est plus faible ? Oui, d’une part nous produisons toujours plus mais de moins en moins vite : la croissance de la population active et de la productivité ralentit. D’autre part, nous produisons toujours plus cher mais la hausse des prix est de moins en moins forte : la baisse du taux de chômage ne s’accompagne pas de tensions sur les salaires.

Un désir d’épargne plus fort justifie des taux d’intérêt plus faibles. En effet, si mon désir d’épargne augmente cela signifie que je suis prêt à accepter un rendement plus faible. De la même façon, un désir d’investissement plus faible justifie des taux d’intérêt plus faibles. En effet, si je désire moins d’investissement cela signifie que je souhaiterais que le taux d’intérêt soit plus faible afin de m’endetter.

Mais alors puisque les taux baissent effectivement, cela doit-il signifier que mon désir d’épargne augmente, ou que mon désir d’investissement diminue ? En fait, c’est les deux. Le désir d’épargne augmenterait pour 3 raisons : les babyboomers sont nombreux et dans la tranche d’âge qui épargne le plus ; les plus riches détiennent une part croissante de la richesse globale et sont ceux qui épargnent le plus ; les économies émergentes ont recyclé leurs excédents commerciaux en actifs sans risques des pays développés. Quant à la baisse du désir d’investissement, elle s’expliquerait principalement par la baisse des prix des biens d’équipement relativement aux autres biens, ce qui réduit le besoin d’emprunter des entreprises pour financer l’investissement.

Finalement, nous venons donc de justifier la tendance baissière des taux à la fois par l’anticipation d’une croissance plus faible en volume et en valeur, et des préférences évoluant vers un désir d’épargne plus fort et un désir d’investissement plus faible.

Mais il existe d’autres facteurs plus en rapport avec le cycle économique particulier que nous connaissons depuis les crises de 2008 (subprime) et 2011 (dette d’État). Ainsi, la baisse des taux a été exacerbée par les politiques monétaires particulièrement accommodantes des Banques Centrales sous forme de baisses des taux directeurs et d’injections de liquidités (Quantitative easing). Mais alors comment faire la part des choses entre tous ces effets pour savoir quel est celui qui justifie davantage la baisse des taux ? Peut-on d’ailleurs justifier les niveaux atteints ?

Modèles : de l’idéal au pragmatisme

Le modèle idéal : Ramsey

Idéalement, notre modèle doit tenir compte des anticipations et des préférences décrites plus haut, voire des politiques monétaires dites non conventionnelles. Il doit aussi proposer un format simple afin de ne pas être une boîte noire impossible à interpréter. Ce modèle existe presque, il est utilisé par les autorités pour discuter des problématiques de long terme liées aux retraites ou à l’environnement. Il s’agit du modèle de Ramsey, plus tout jeune (1928).

Dans ce modèle, on parle d’un taux d’intérêt socialement optimal qui tiendrait compte de la croissance économique, mais aussi de la considération de la génération présente envers les générations futures : ce dernier point est l’atout du modèle. Si les taux d’intérêt sont faibles, deux explications sont alors possibles : soit la croissance économique anticipée est plus faible, soit il y a une forte considération de la génération présente pour la génération future (altruisme), ce qui se traduit par un désir d’épargne plus fort, et donc une tendance à accepter un taux d’intérêt plus faible en termes de rendement.

Problème : pour justifier les niveaux actuels des taux, il faut proposer soit une croissance économique anticipée bien inférieure à celle retenue par le consensus, soit un altruisme parfait envers les générations futures. Les deux semblent des hypothèses excessives.

Le modèle simplifié : la règle d’or de Solow

Il s’agirait de ne conserver que la croissance économique comme variable explicative, sachant qu’elle seule est observable contrairement aux autres paramètres introduits dans le modèle de Ramsey vu plus haut (par exemple : l’altruisme). Ce modèle existe, il s’agit du modèle de Solow (1956), qui sous certaines conditions aboutit à un lien direct entre la croissance économique et le taux d’intérêt. Ce modèle simplifié a d’ailleurs donné des résultats plutôt encourageants historiquement.

Problème : aujourd’hui, ce lien semble cassé puisque les taux s’établissent sur des niveaux bien en dessous des niveaux de croissance.

Le modèle en vogue : taux d’intérêt neutre

C’est le modèle prisé par les autorités monétaires et certains économistes qui avancent l’idée que le monde a changé, notamment depuis la crise de 2008. Ce modèle introduit la notion de taux d’intérêt neutre (RSTAR) pour les Banques Centrales : un taux définissant la vitesse de croisière à suivre, au-delà des cycles économiques. Or, il s’avère que ce taux neutre aurait fortement baissé depuis quelques années : autrement dit, un taux plus faible serait désormais compatible avec un même rythme de croissance économique.

Problème : les taux d’intérêt de long terme auraient bien davantage baissé que le taux neutre. En cause, une baisse de la prime de terme qui est censée être la prime requise par un investisseur pour accepter de détenir un actif de long terme plutôt qu’un actif de court terme. Historiquement, cette prime s’établit à près de 1 %, or elle serait aujourd’hui quasi nulle, voire négative. Un résultat d’autant plus incompréhensible que cette prime tend d’ordinaire à monter avec l’endettement public, or ce dernier n’a jamais été aussi élevé depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les modèles pragmatiques : économétrie

L’idée est d’estimer directement les relations entre les taux longs et des déterminants potentiels : l’inflation, le taux court réel, le déficit budgétaire, ou la croissance économique. La différence avec les approches précédentes est qu’on ne présuppose plus un type de relation entre les taux longs et des déterminants en fonction d’un modèle théorique ; on estime cette relation à l’aide de techniques statistiques (économétrie). Ainsi, on mettra en évidence que les taux longs sont devenus de plus en plus sensibles à l’inflation.

Problème : quelle période de référence doit-on considérer pour estimer la relation ? Si l’on retient 1997 – 2007, on n’obtiendra pas du tout la même chose que sur la période 2008 – 2018. Mais peu importe finalement, car dans tous les cas les résultats obtenus ne justifient toujours pas les faibles niveaux de taux atteints aujourd’hui.

Finalement, on aboutit à un constat d’échec des modèles qui ne parviennent pas à justifier les niveaux actuels, sauf à supposer un scénario économique particulièrement défavorable, ou des paramètres bien différents de ceux traditionnellement retenus.

Machine Learning : deux méthodes

On s’éloigne des modèles peut être trop contraignants. L’objectif prioritaire est ici d’identifier des facteurs qui expliquent les mouvements de taux d’intérêt, quitte à faire une croix sur l’interprétation. Il existe au moins deux méthodes suffisamment différenciées :

Première méthode : la sélection des bonnes variables. On utilise une méthode statistique qui va retenir les meilleures sélections de variables, en pénalisant celles qui apportent le moins1. En général, il existe deux types de variables qui se démarquent : les indicateurs avancés (PMI, surprises économiques) et l’inflation anticipée (swap d’inflation, pétrole). Que nous disent ces variables aujourd’hui ? La baisse des indicateurs avancés et de l’inflation anticipée justifie globalement le mouvement de baisse des taux, mais plus difficilement aux États-Unis et en Allemagne.

Deuxième méthode : on ne cherche pas à sélectionner les meilleures variables ou les meilleures combinaisons. On retient tout le monde, et on cherche à produire des composantes communes à toutes les variables qui résument la plus grande partie de l’information à retenir  (analyse en composante principales). En général, on obtient que les mouvements de taux peuvent s’expliquer par deux ou trois composantes. Que nous disent ces combinaisons aujourd’hui ? Les mouvements de taux récents seraient globalement justifiés, même le taux allemand, mais pas le taux à 10 ans américain qui aurait trop baissé.

Conclusion : des taux trop bas, surtout aux États-Unis

Pour justifier des taux aussi bas, il faut supposer soit un scénario économique très noir pour les années à venir, soit des agents exprimant un désir immodéré pour de l’épargne sans risque. Ces deux hypothèses semblent excessives au vu des scénarios retenus par le consensus et des résultats académiques passés. On se tourne alors du côté des approches plus pragmatiques ou court-termistes : de ces points de vue, les niveaux de taux semblent alors davantage justifiables, sauf aux États-Unis où la baisse des taux aurait décidément été trop forte.

Ainsi l’anomalie la plus forte concerne le marché américain : les taux d’intérêt à 10 ans à 2,1 % semblent injustifiables quelle que soit l’approche. À moins que Jerome Powell, le Banquier Central américain, ne passe de la parole aux actes : ce mardi 4 juin, il a ainsi laissé entendre que la Banque Centrale serait prête à baisser ses taux si besoin, faisant allusion aux incertitudes grandissantes concernant le dénouement du feuilleton commercial animé par Donald Trump.

  1. Ridge, Lasso, Elastic Net, Stepwise regressions.
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  • L’auteur devrait essayer une corrélation entre les taux et les bilans des banques centrales (et plus particulièrement le stock d’emprunts d’états dans ce bilan). Je ne serais pas étonné qu’elle soit exceptionnellement significative. C’est une simple question d’offre et de demande. Si un état emprunteur n’a à sa disposition que l’épargne des individus, il est évident que plus il empruntera plus les taux vont monter. Mais si cet état peut emprunter à une banque centrale qui lui accorde un taux faible, les préteurs individuels doivent s’aligner sur ce taux faible car sinon ils ne trouvent pas d’emprunteurs. C’est la très classique loi de l’offre et de la demande et la monnaie y est soumise au même titre que tout ce qui peut s’échanger sur un marché. Le vice profond est bien entendu la complaisance des banques centrales qui ne sont indépendantes qu’en apparence. En réalité elles réalisent les souhaits des états. Elles n’achètent pas la dette à son émission mais laissent les banques ordinaires le faire pour les racheter aux banques ensuite ce qui est la même chose.
    Par ailleurs dans un marché normal les taux longs sont largement supérieurs aux taux courts (sauf énorme récession) mais comme les états remboursent les dettes à court terme en souscrivant d’autres dettes à court terme, cela casse cette logique.
    Il est malsain que les états s’endettent pour autre chose que de l’investissement mais il est ahurissant que les banques tolèrent que les états emprunteurs remboursent par d’autres emprunts. Un particulier qui fait cela a vite des ennuis avec sa banque et peut s’attendre à une saisie de ses actifs.

  • Il y a beaucoup trop d’argent mis à disposition du système financier international, ce qui entraîne la hausse apparemment sans fin des prix des actifs, obligations, actions, immobilier, bitcoin… Comme toujours, l’inflation est un phénomène purement monétaire, alimenté par les principales banques centrales mondiales qui ne savent pas comment sortir de l’impasse où elles se sont enfermées. Soit elles persistent dans leurs politiques folles et elles pétrifient l’économie mondiale en la plongeant dans la récession, croissance écrasée par les prix des actifs, soit elles laissent volontairement s’effondrer les marchés d’actifs pour débuter un nouveau cycle, en redonnant de l’air à l’activité et à la croissance.

    Rarement dans l’histoire économique les intérêts des Etats hyperendettés (du système financier qui les accompagne) et les intérêts de l’économie n’auront été aussi contraires, aussi opposés. Les banques centrales sont entièrement responsables d’avoir créé cette situation aussi stupide que dramatique en oubliant leurs missions, en méprisant leur devoir. On les savait déjà inutiles. On découvre désormais que les banques centrales sont éminemment nuisibles. Infiniment trop de pouvoir concentré en si peu de mains incompétentes.

    Pas besoin d’aller chercher dans des modèles pseudo-économiques plus ou moins comiques des explications alambiquées sur les désirs et anticipations des acteurs. Les acteurs n’existent plus. Il n’y a plus de marché. Tous les prix sont faux. Il n’y a plus aucun mouvement de marché qui ne soit téléguidé par les promesses de nouvelles injections monétaires. A la moindre menace d’interruption du flux, c’est l’effondrement immédiat. A la moindre rumeur de nouvelle injection, c’est la hausse démentielle. Il n’y a plus de marché.

    On note que la Fed, qui a eu la sagesse de remonter (insuffisamment) ses taux avant les autres, peut se permettre l’assainissement de son bilan en le faisant payer au reste du monde. Un sacré pouvoir de négociation, à méditer par ceux qui croient que le dollar ne serait plus la monnaie mondiale.

    PS : hier, le rendement à 10 ans de l’Etat obèse franchouillard est tombé à pratiquement zéro. Il menace de passer négatif la semaine prochaine. Et vous ? Prêteriez-vous votre argent durement gagné à moins de 10 ou 20% à l’Etat obèse, sachant la profonde vacuité des services qu’il rend, sachant la cohorte d’imbéciles et de corrompus à sa tête ? Il n’y a plus de marché.

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