Suicide à France Telecom : le vrai procès

Dans cette affaire, les dirigeants accusés de harcèlement moral servent de fusibles à l’État.

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Suicide à France Telecom : le vrai procès

Publié le 16 mai 2019
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Par Richard Guédon.

Les dirigeants de France Télécom rendus responsables de la « vague » de suicides parmi les salariés des années 2008-2009 sont jugés ces jours-ci pour harcèlement moral. La vraie raison de la situation dramatique de France Télécom à cette époque est l’impéritie de l’État, qui n’a pas su anticiper les changements radicaux du secteur de la téléphonie. Mais au fait y a-t-il vraiment eu une « vague » de suicides ?

Il n’est pas facile de prendre à rebours la vague de condamnations vertueuses qui pilonnent ces jours-ci l’espace médiatique à l’occasion de l’ouverture du procès des dirigeants de l’entreprise France Télécom à l’époque de ce que l’on a appelé « la vague des suicides » de 2008-2009.

 

Douleur morale et culpabilité

Pas facile, d’abord parce qu’on parle là d’une réalité atroce, le suicide, qui est toujours conséquence et cause d’immenses souffrances.

Conséquence, car on ne se suicide jamais sans une expérience de « douleur morale », terme que les psychiatres utilisent pour qualifier l’état de détresse profonde ressentie par les malades dans les dépressions graves.

Cause, car l’impact d’un suicide sur l’entourage est toujours dévastateur, mêlant la douleur du deuil et, systématiquement, des sentiments de culpabilité : « si j’avais été là, qu’est-ce que je n’ai pas écouté, entendu, compris ? »

On doit donc comprendre que cet événement insupportable pousse les familles à rechercher des causes identifiables, et tout naturellement dans le milieu professionnel.

 

Ne pas hurler avec les loups

Pas facile ensuite, car en ne condamnant pas sans réserve les patrons de l’entreprise de l’époque on apparaît comme leur défenseur, sinon leur complice. Or, il est possible en effet que ces dirigeants emblématiques du capitalisme « à la française » aient dysfonctionné ces années-là face à la situation très difficile d’une entreprise publique prise dans la tourmente des changements de tous ordres.

Mais on a le droit de contester le raisonnement qui conduit l’immense majorité des commentateurs médiatiques, politiques et syndicaux à condamner à l’avance ces dirigeants. Ce raisonnement est simple et s’étale en Une dans la plupart des médias :

  1. Il y a eu une vague de suicide à France Télécom en 2008-2009
  2. Celle-ci a été causée par la politique de management impitoyable des dirigeants de l’entreprise

 

Les deux termes de ce réquisitoire sont discutables.

 

Y a-t-il eu une « vague » ?

« Il y a eu une vague de suicides à France Télécom » en 2008-2009 » : aussi étrange que cela paraisse, il est impossible d’affirmer qu’il y a eu davantage de suicides à France Télécom à cette époque que dans la population globale.

La France est malheureusement un pays où l’on se suicide beaucoup (près de 10 000 morts chaque année) et les 32 suicides survenus à France Télécom en 2008-2009 sont au-dessous du nombre de suicides que l’on aurait pu déplorer parmi le personnel de l’entreprise de l’époque, soit 100 000 personnes. En 2007, pour la population française d’âge d’actif (20 à 60 ans) il y avait un taux de 19,6 suicides pour 100 000 personnes, on aurait donc pu atteindre 39 suicides en deux ans à France Télécom.

Mais ceci ne permet pas non plus d’affirmer qu’il n’y a pas eu d’augmentation du nombre de suicides à France Télécom, car le personnel de l’entreprise n’est pas comparable à la population française : par exemple, il n’intègre pas par définition les chômeurs et les inactifs, lesquels se suicident beaucoup, et il est composé majoritairement d’hommes, qui se suicident trois fois plus que les femmes, avec des diplômes qui théoriquement éloignent de ce geste.

On entrevoit là la complexité du problème : il faudrait isoler dans la population générale un échantillon comparable à celle pas forcément bien connue de France Télécom de la fin des années 2000. Une fois cette étape passée, il serait encore difficile de conclure car les chiffres en question sont « faibles » en valeur absolue et il est très probable que l’on obtiendrait des résultats non significatifs, c’est-à-dire ininterprétables.

La réalité est donc la suivante : on ne sait pas, et on ne saura sans doute jamais s’il y a eu une « vague » de suicides à France Télécom dans ces années-là.

 

Le management impitoyable

« Les suicides ont été causés par une politique de management impitoyable ».

Là encore, la conviction que les individus sont rendus malades par les nouvelles méthodes de management des grandes entreprises est très répandue, mais elle ne repose sur rien de solide.

Les burnout, dépressions et suicides d’origine professionnelle ne sont hélas nullement réservés aux grandes entreprises, et concernent tout autant, sinon plus, la fonction publique, notamment dans le monde de la santé, et les travailleurs indépendants. Ces derniers sont probablement les plus exposés : dans les rares études comparatives disponibles les taux de burnout et de suicides les plus élevés ont été trouvés chez les médecins et les agriculteurs.

Ce sont donc les professionnels indépendants qui sont les plus exposés à la souffrance psychique au travail.

En réalité, c’est l’isolement, pas le management, qui est dévastateur en cas de souffrance au travail.

En outre, tout le monde admet que ces méthodes de management « à l’américaine » se développent de plus en plus dans notre économie. Or, d’année en année le nombre de suicides n’augmente pas dans la population active.

La condamnation en forme de slogan « Il y a eu en 2008-2009 une vague de suicides à France Télécom en raison d’un management impitoyable » repris en chœur par la quasi-totalité de la presse, les syndicats et certains politiques ne résiste pas à l’analyse.

 

Trajectoires personnelles et environnement

Les raisons pour lesquelles survient un état d’épuisement professionnel ou de dépression ne sont jamais simples, au carrefour d’une trajectoire personnelle et d’un environnement au travail.

On sait par exemple qu’une personne ayant déjà souffert de dépression présente davantage de risques de se suicider au travail, on sait aussi qu’une charge de travail excessive, une marge d’autonomie insuffisante, ou une faible reconnaissance de ses efforts peuvent être délétères.

Reste qu’il y a bien eu à cette époque dans cette entreprise un certain nombre de suicides de salariés sur les lieux de travail et/ou dont les dernières lettres mettaient directement en cause leur souffrance au travail.

 

Le rôle de l’État « stratège »

Si l’on veut des explications, il faut aller les chercher du côté de la situation stratégique de France Télécom à cette époque : les bouleversements technologiques  du secteur, la concurrence exacerbée dans la téléphonie, avec de nouveaux entrants redoutables, l’endettement de l’entreprise, la crise financière de 2007, portaient en eux-mêmes l’obligation, sous peine de disparition, de passer d’une culture publique et technicienne à une pratique concurrentielle centrée sur le consommateur.

Et ces changements, prévisibles dès la fin des années 1980, n’ont pas été correctement anticipés par l’État, propriétaire de France Télécom jusqu’en 2004, soit seulement quatre ans avant cet épisode.

Et cela continue : aujourd’hui encore, il reste à Orange, héritier de France Télécom, près de la moitié de fonctionnaires, soit 45 000 personnes, abandonnées là 15 années après la privatisation.

 

Enjeux du procès

Dans cette affaire, les dirigeants accusés de harcèlement moral servent de fusibles à l’État, dont l’impéritie a conduit France Télécom à la situation dramatique dans laquelle elle se trouvait à l’époque, et à l’obligation de faire en catastrophe des changements dans la pratique, l’organisation et la culture de l’entreprise.

Plus que la chasse à l’homme de quelques dirigeants, le véritable enjeu du procès est de comprendre ces responsabilités-là.

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  • oui…affaire prouvant que les medias sont dans l’émotion et la défense du petit face au gros, le syndrome elise lucet. MAIS quand bien même, ..il faut un facteur supplémentaire pour qu’un mauvais manager pousse un salarié au suicide c’est que celui ci sache bine qu’il ne peut pas quitter cet emploi pour en retrouver un autre..

    d’ailleurs vous mentionnez que les chômeurs se suicident plus que les autres mais curieusement on ne cherche pas un responsable..
    vague de suicide à france chomage…

  • « il est impossible d’affirmer qu’il y a eu davantage de suicides à France Télécom à cette époque que dans la population globale. »
    exact!
    Mais comme il s’agit de Fonctionnaires fortement syndicalisés le pouvoir de nuisance sur les politiques est évident..
    Relayé par les médias également tributaires de la manne publique,
    ce type d’interprétation sur les « mauvais patrons » est particulièrement infondée.. le socialisme c’est la manipulation des masses, pour le profit des agents de l’etat.

    Le procès a faire serait « quand on passe de « l’assujetti  » au « client »
    çà crée un probleme dans les structures car il faut travailler, ou se retrouver dehors.Et çà pour un fonctionnaire c’est l’enfer.

    La justice étant aussi syndicalisée et craignant sans doute pour ses propres fesses en fera ses choux gras.. n’en doutons pas

  • Pour savoir s il y a eut une vague de suicide, il suffit de regarder le nombre de salarie de FT se suicidant en fonction des annees (eventuellement ramene en % d employe pour prendre en compte la baisse des effectifs). Si vous avez un pic significatif, c est qu il y a eut une vague de suicide

    Je crois qu il faut pas etre hypocrite: le management de l epoque voulait se debarrasser d une bonne partie du personnel et comme ils etaient invirables car fonctionnaires ils ont essaye de les faire partir par tous les moyens. Comme ces personnes etaient prises entre le mateau (la direction de FT qui veut les faire partir) et l enclume (s ils partent, ils se retrouvent au chomage puis au RMI. comment subvenir au besoins de leur famille dans ce cas ?) ils ont choisit de se suicider

    • non ils bénéficiaient de conditions qui étaient remises en cause, ce qui leur était insupportable .. pourtant c’est le lot de ceux qui travaillent dans le privé ,a ce compte là le 5 millions de chômeurs devraient tous se suicider

      • apparement ca allait bien au dela d une remise en cause de leurs conditions de travail. FT a decide de n etre plus qu un vendeur de techno faites par d autres et donc a liquidé une bonne partie de ses equipes techniques. Pour les faire craquer, on les a par ex mis dans un bureau a ne rien faire, evidement sans telephone ni rien.

        • pour tout vous dire j’ai bossé pour eux comme consultant a l’époque de l’explosion du telephone portable..Les salariés FT ne voulaient prendre aucune responsabilité , ils avaient avec les RTT 2 mois et demi de congés par an.. ne voulaient Pas assurer le support de nuit.. ils partaient a 6h « moi j’ai un statut »..
          le rapport au travail était complètement dévoyé.. comment voulez vous faire les remplacer par des sociétés de services? çà a été fait
          mais c’était budgétairement suicidaire..
          ET C’EST COMME CA DANS TOUTE L’ADMINISTRATION
          et vous vous demandez ce qu’on fait de vos impots? moi je le sait

          • Plus on a une situation protégée, plus la propension à l’alcoolisme, la dépression et le suicide est élevée.

  • Trois fois plus de suicides chez les hommes que chez les femmes, on attend la plainte indignée de Marlene Schiappa.

  • Merci pour cette mise au point.

  • heureusement le code du travail a protégé ces travailleurs, les rendant inamovibles, d’où les mesures discutables du management.
    Quand renault a fermé Vilvorde, tout le monde a été viré,les tribunaux ont fixé les indemnités, et je crois, personne ne s’est suicidé.
    Cela a même établi une procédure de licenciement collectif , Vilvorde, qui depuis est appliquée dans les cas similaires.

    Que faire quand votre boite va dans le mur,et que vous ne pouvez pas licencier, le crime étant interdit?
    Ici ces gens étaient statutaires, et licencier un statutaire, qui n’a pas violé , ou tué sa mère, s’avère plutôt hasardeux.

    Bref, désignons un coupable bien méchant, et évitons de parler du vrai problème, le code du travail

    • le Probleme est pas tant le code du travail que le chomage massif qui fait que si vous perdez votre job vous avez aucune chance d en retrouver un autre a un salaire approximativement egal. C est pas pour rien que les fonctionnaires de FT ne sont pas parti meme si leur direction a tout fait pour qu il s en aille

      PS: meme si une partie du chomage francais est du a la complexite du code du travail, une autre partie est due aux charges sur le travail (qui vont encore augmenter vu que la France vieillit) et aussi au manque de vision des nos dirigeants (chef d entreprises compris. combien trouven plus agreable de pleurer dans le jupes de maman Etat pour se faire proteger des concurrents ou avoir des subventions que de creer de nouveaux produits ?)

      • en plus il aurait fallu trouver un job bien payé a ces gens ? ils n’auraient pas pu tenir 3 semaine dans une boite normale .. voila la vérité

      • Le « chômage massif » est surtout une conséquence du code du travail. Trop rigide, trop complexe, trop… tout finalement.
        Quant aux dirigeants, faut pas abuser non plus. Les entreprises qui vivent du capitalisme de connivence ne vont pas se tirer une balle dans le pied, hein, elles jouent le jeu de l’Etat donc. Les autres, ils ont pas assez de temps pour s’occuper des vrais problèmes, ils n’arrivent même pas à penser aller « pleurer dans les jupes de maman Etat ».

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