Supprimer l’ENA ou réformer l’État ?

Xavier Bertrand aurait sans doute mieux fait de dire qu’il faut supprimer le passage par l’ENA comme condition sine qua non de l’accès aux responsabilités politiques les plus élevées.

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Supprimer l’ENA ou réformer l’État ?

Publié le 27 mars 2019
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Par Vincent Feré.
Un article de Trop Libre

À défaut de savoir se réformer, la France, périodiquement, aime mimer la révolution et la passion française pour l’égalité fait alors des élites les victimes toutes désignées de la vindicte populaire. Les Gilets jaunes s’inscrivent dans ce schéma. Ainsi s’explique leur rejet de la personne du président de la République, incarnation à leurs yeux, par son parcours, de l’élitisme à la française.

Mais au-delà du Président énarque, toutes les élites sont visées. À en croire un courriel reçu le 21 février dernier par vingt-cinq doctorants de Sciences-Po Paris : « la France sera purgée de son élitocratie par le fer et le sang dans les délais les meilleurs », « la colère du peuple est totale et définitive ». Rejet de la technocratie ? Haine de classe ? Les deux sans doute. Une illustration, en tout cas, du fossé entre les élites et le peuple qui alimente le discours populiste. Un fossé qui ne sera pas comblé en supprimant l’ENA comme l’a proposé Xavier Bertrand – rien ne serait plus facile – mais en réformant l’État – c’est plus compliqué ! -.

Haro sur l’ENA

L’élitisme à la française a bien des défauts mais, ironie de l’histoire, il a survécu à tous les régimes depuis la Révolution française. Sans doute parce qu’il en incarne théoriquement la promesse d’égalité : on ne naît pas énarque on le devient par son travail et son talent. L’ordonnance du 9 octobre 1945 qui crée l’ENA la charge en effet, sur un fondement méritocratique, « de pourvoir aux emplois de début des corps de hauts fonctionnaires ».

Certes la grande école a été rapidement accusée de signifier la confiscation du pouvoir par une caste : c’est le sens de la critique de Pierre Bourdieu dans La Noblesse d’État. Mais il existe à cela un remède bien français : la démocratisation du recrutement. La gauche, dans les années 1980, invente ainsi le deuxième concours et, régulièrement, on envisage de supprimer le fameux classement de sortie qui conditionne l’accès aux grands corps et aux plus belles carrières. L’égalité est toutefois un long combat et si les énarques « externes » ne se confondent pas avec les « internes », en revanche, comme l’a remarqué Ezra Suleiman, l’ouverture de l’ENA à d’autres profils a finalement renforcé le monopole de l’école dans l’accès au pouvoir. Décidément, hors de l’ENA point de salut !

Autre reproche, formulé par Ezra Suleiman : l’ENA symbolise une aristocratie d’intouchables : « la France reste une des rares sociétés où l’appartenance à l’élite, une fois acquise, devient permanente. Cela garantit d’en être membre à vie et s’accompagne de nombreux avantages1 ». L’ENA ou l’illustration du goût hexagonal pour la rente en somme, un goût partagé par beaucoup de Français, énarques ou pas.

Reste enfin la critique la plus récente dont les Gilets jaunes ont été en quelque sorte les porte-voix : l’ENA représente une technocratie déconnectée de la réalité qui, faute de connaître le terrain, prend des décisions arbitraires – les 80 km/h – lesquelles, ironiquement, participent au déclenchement de la révolte contre l’État ! Là réside sans doute la plus grande menace pour l’énarchie ! Ses décisions ne correspondent plus aux aspirations des citoyens. Pire, elles semblent ne pas vouloir en tenir compte et même les ignorer.

Xavier Bertrand en tire la conclusion qu’il faut supprimer l’ENA ; Emmanuel Macron, lui, considère que « l’on doit changer le mode de formation de nos élites, y compris dans l’État ».

« Il faut que tout change pour que rien ne change » ? Pas si sûr.

Réformer l’État

Si améliorer la formation des élites est indispensable, il faut davantage et le président de la République lui-même en est convaincu quand il affirme : « il doit y avoir des décisions profondes sur l’État, sur nos institutions, sur notre organisation collective (…) On doit remettre la décision sur le terrain, on doit sortir de structures aberrantes dans lesquelles on est resté ». Quelles sont ses structures ? Pour le dire rapidement, celles d’un État administratif qui, depuis, le début du XXe siècle, se pense comme le meilleur garant de l’intérêt général.

De ce point de vue, la continuité est frappante entre les Troisième et Quatrième Républiques auxquelles on pourrait d’ailleurs adjoindre le régime de Vichy. La République gaullienne elle-même repose largement sur ce présupposé. Comme le remarque Nicolas Roussellier dans son essai sur la force de gouverner2 : « de Gaulle s’alimente directement à la source de l’idéologie de la puissance publique qui forme le cœur de la tradition du droit public français et nourrit depuis longtemps les habitus des grands corps de l’État ». Dans son étude sur les élites en France parue il y a quarante ans3, Ezra Suleiman mettait ainsi en évidence à quel point les énarques avaient cette conscience de leur caractère irremplaçable en raison de leur capacité à aborder toutes sortes de situations et de problèmes, en dépassant les passions contradictoires et les intérêts catégoriels.

Alpha et omega de l’action publique depuis un siècle donc : rien ne sert mieux le bien commun que l’État et personne n’est mieux à même de prendre les décisions en ce sens que ses serviteurs. Les Trente glorieuses de Jean Fourastié ont incontestablement marqué un apogée de cette idéologie. Un apogée suivi d’un lent déclin et sans doute aujourd’hui d’une vraie remise en cause dont les Gilets jaunes sont l’expression violente : le mouvement est parti de la mesure sur les 80 km/h et de la hausse des carburants décidée par l’État pour financer la transition énergétique.

En réalité, depuis 40 ans, l’État administratif comme l’État-providence sont entrés en crise. Cette crise est celle de leur financement certes mais, plus profondément, les mutations de l’économie et de la société les ont rendus moins efficaces. Le principal problème de la France n’est donc pas la formation des énarques, c’est l’inadaptation de l’outil qu’ils servent, l’État jacobin. C’est lui qu’il faut transformer, pas l’ENA qu’il faut supprimer !

Restent cependant plusieurs questions épineuses : est-il facile pour un pays dont la nation a été forgée par l’État de réformer son État ? Sans doute pas et l’histoire enseigne que « la France ne fait jamais de réformes sauf à l’occasion des révolutions » (de Gaulle). Les hauts fonctionnaires qui le dirigent sont-ils les mieux placés pour le faire alors que, spécificité française, ils occupent l’essentiel du pouvoir politique ? L’histoire récente apporte quelques éléments de réponse…

Conclusion : Xavier Bertrand aurait sans doute mieux fait de dire qu’il faut supprimer le passage par l’ENA comme condition sine qua non de l’accès aux responsabilités politiques les plus élevées. Ce qui d’ailleurs aurait été sans doute plus conforme à sa pensée profonde et à ses ambitions personnelles !

Sur le web

  1. Ezra Suleiman, Schizophrénies françaises, Paris, Grasset, 2008.
  2. Nicolas Roussellier, La force de gouverner, Paris, Gallimard, 2015.
  3. Ezra Suleiman, Les élites en France, Grands corps et grandes écoles, Paris, Le Seuil, 1979.
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  • Et certaines promotions de l’ENA sont plus élitistes que d’autres, comme celle nommée, sans doute par dérision vu son conformisme idéologique, « promotion Voltaire »

  • Supprimer l’ena ne changera pas le probleme puisqu’elle sera remplacee par une autre école comme science po ,l’ecole intermediaire.
    Il faut donc supprimer toutes ces ecoles destinees a prendre le’pouvoir…et le probleme ne sera pas resolu.
    Sans doute qu’un changement de criteres d’admission et de sortie serait une solution ,ou le contenu enseigné….et cela ne changera toujours rien
    Donc , l’ena n’est pas un probleme a resoudre mais les criteres d’admissions a la haute fonction publique doivent changer en privilegiant le merite au diplome.

    • On peut aussi diversifier les diplômes qui permettent l’accès aux hautes responsabilités.
      Il fut un temps où il y avait beaucoup de polytechniciens, au moins ceux-là, avec leur formation scientifique, avaient davantage le sens du réel.

      • En France, le diplôme définit une carrière. J’ai entendu parler d’une personne qui aurait dû être recrutée à un poste à responsabilité dans une grande banque française, mais quand les RH ont vu son diplôme ils auraient dit que ce niveau ne serait pas possible. La personne avait 20 ans d’expérience. À titre personnel j’ai la chance d’avoir un de ces diplômes, ça ne m’empêche pas de recadrer ceux qui ne jurent que par ce petit bout de papier quand l’occasion m’en est donnée.
        Une tête bien faite fera toujours un meilleur travail qu’un abruti, même si le premier n’a pas le bac et le 2e est surdiplômé (eh oui, c’est possible).

  • L’auteur de cet article professant a Amiens, ville du jeune Président hexagonal, sa clémence envers l’ENA peut s’expliquer.
    Je pense au contraire qu’il faut détruire l’ENA qui est un mode archaïque de production de hauts fonctionnaires qui se protègent entre eux et font du passage par cette école une obligation héréditaire ou la quête s’un Graal.
    Le passage par l’ENA fait de ces étudiants des privilégiés à vie, assurés d’une vie professionnelle pré-organisée et à l’abri de tout souci financier.
    Ils ne se remettent jamais en question, passant sans vergogne du secteur public au secteur privé, au gré de leurs intérêts personnels, et en detruisant tout sur leur passage.
    La France, dirigée par ces sinistres cerveaux pédants et insensibles, dégringole d’année en année des classements mondiaux dans tous les secteurs.
    Maintenant, il est sur qu’au pays des aveugles les borgnes sont rois.

    • Mais supprimer l’ENA serait le plus beau cadeau fait aux énarques puisque cela les débarrasserait de la concurrence d’une génération avide de les remplacer.
      Il vaudrait mieux réduire l’ENA au rang d’école de secrétariat et laisser les décisions importantes à ceux qui ont montré leur capacité à comprendre les problèmes ardus que plus personne ne prend en charge.

  •  » les haut fonctionnaires »……avons nous vraiment besoin de ces gens là pour savoir ce que nous avons à faire ? à mon humble avis , non ; nous gérons beaucoup mieux qu’eux notre vie , nos familles , notre travail etc…..suppression de l’éna ? on ne s’apercevrait même pas de sa disparition tant ils nous sont inutiles . quand à réformer l’état , pas demain la veille , trop d’intérêt en jeu pour une poignée de profiteurs ;

  • Supprimer l’E.N.A. mais vous en avez pour 200 ans , ils sont consanguins cela ne suffira pas ..il faut les stériliser !! Ensuite Sciences-po , a titre info allez-y tous les partis politique viennent faire leurs promotions !! Réformer L’ÉTAT, même une révolution n’y arrivera pas !! Trop de privilèges
    et d’autres aimeraient être à leurs places ..

  • L’endogamie des élites politiques et administratives est une cause majeure de nos problèmes. Tout chef d’entreprise sait qu’il faut de la diversité dans une institution y compris au niveau de l’encadrement, avec un objectif commun.

  • Une autre dérive est profondément liée à celle des élites: celle qui a fait passer de la promesse d’égalité par son travail et son talent à une promesse d’égalité par la magie de l’intervention de l’Etat.
    On pourra toujours discuter de l’oeuf et de la poule…

  • reformer l’etat ,vaste programme ; Même la révolution de 1789 n’y est pas arrivé; deux siècles après , les même privilèges se sont reformés, on ne dit plus le roi mais le président, on ne dit plus monseigneur mais mR le ministre; en fait l’etat Français ne sera pas réformable tant qu’il y aura des Français qui souhaitent la liberté mais qui , au moindre problème ne comptent que sur l’état et non sur eux même, triste peuple .Pendant ce temps là , le reste du monde avance; Un peu de patience et nous serons bientôt Chinois

  • Les deux mon capitaine !

  •  » le président de la République lui-même en est convaincu » il en est tellement convaincu qu’il ne fait et ne fera absolument rien pour résoudre le problème.

  • La suppression pure et simple (sans bricolage de remplacement) de l’ENA est un préalable indispensable. Le débat est de savoir si il est suffisant ou pas.
    La question mérite d’être posée mais la suppression de l’ENA, suppression pleine et entière, est pour moi, le point indiscutable. On est maintenant dans un système, où le principal frein à la suppression, est la capacité des énarques à mettre de bâtons dans les roues du pouvoir qui l’essayerait.
    Un groupe qui ne doit son existence qu’à un moyen de pression qu’il est capable d’exercer sur le pouvoir politique et qui en tire des avantages substantiels (postes, rémunérations pouvoir,…), ça ressemble à un système mafieux. En tous cas, pas à quelque chose de très démocratique.

  • Fermer l’ENA, ne serait-ce pas la première étape d’un début de réforme ?
    Si nos politicards avaient, par extraordinaire, l’idée de réformer l’Etat et ne savaient comment s’y prendre, qu’ils s’informent auprès des démocraties voisines, qui elles fonctionnent très bien et bien mieux, sans… ENA !
    Le grand handicape pour ne pas dire l’hérésie c’est l’Etat jacobin. Jamais nos énarques, assoiffés de pouvoir, imbus de leur prérogatives et de leur statut « d’intouchables  » (finiront-ils par être des parias ?), ne s’attèleront à changer la gouvernance jacobine en girondine. Responsabiliser les citoyens en leurs laissant la liberté d’entreprendre et d’innover est inenvisageable voire ubuesque pour ces esprits formatés au « tout règlementer » pour l’Etat centralisé.
    « …les énarques avaient cette conscience de leur caractère irremplaçable en raison de leur capacité à aborder toutes sortes de situations et de problèmes, en dépassant les passions contradictoires et les intérêts catégoriels. » En les voyant à l’oeuvre et le résultat qui en découle, il est permis de douter sérieusement des qualificatifs qu’ils s’attribuent. Qu’ils soient de sensibilité de droite ou de gauche, ils sortent tous du même moule et aucun n’affiche ni ne défend des convictions fortes qui lui soient propres.

  • A votre avis qui peut avoir écrit et publié cette ânerie prétentieuse  » le pouvoir charismatique est un mélange de choses sensibles et intellectuelles. J’ai toujours assumé ma verticalité, la transcendance mais en même temps elle doit s’ancrer dans l’immanence complète de la matérialité. Je ne crois pas à la transcendance éthérée…

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