La réalité des marchés

Comprendre les marchés, ces phénomènes qui sont le produit de l’action humaine mais qui ne sont pas de conception humaine.

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La réalité des marchés

Publié le 13 février 2019
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Par Russell Roberts.
Un article de The Library of Economics and Liberty 

Vous êtes assis à la maison et il fait inhabituellement frais pour une chaude journée d’été. L’air conditionné est en train de rugir. Vous vous levez pour vérifier le thermostat. Quand vos soupçons se confirment — quelqu’un l’a drôlement baissé —vous savez quoi faire. Vous réglez le bouton sur une position plus confortable et vous retournez à votre lecture.

Ou bien imaginez que vous sortiez faire des courses et que lorsque vous ouvrez la porte il se met à pleuvoir. Il n’y a pas d’interrupteur à éteindre, pas de bouton à régler sur « temps sec ». Vous retournez à l’intérieur pour attraper un imperméable ou un parapluie.

De notre expérience, il est facile de répartir le monde entre ces deux catégories de phénomènes : la température de la maison qui résulte d’une activité et d’une intention humaines, et la pluie qui ne résulte ni d’une activité ni d’une intention humaines.

Mais il existe une troisième catégorie d’expérience : les phénomènes qui sont le produit de l’action humaine mais qui ne sont pas de conception humaine.

L’exemple du langage

Le langage en est un exemple. Personne ne planifie ni ne commande la langue anglaise. Il existe des experts autoproclamés qui s’efforcent d’influencer la façon dont l’anglais évolue, mais ils ne le commandent pas plus que l’État français ne peut empêcher les Français d’appeler le samedi et le dimanche « le week-end » au lieu de la « fin de semaine » sanctionnée par l’État.

Qui a inventé le verbe googler ? Ou encore les noms cyberespace ou blog ? De manière plus capitale, qui a décidé que ces mots puissent s’employer dans le langage courant sans justification ? Personne. Comme personne n’est aux commandes, on pourrait s’attendre à ce que la langue soit désordonnée et arbitraire. Mais les mots ne tombent pas comme la pluie. Le choix des mots qui survivent, meurent, enchantent l’esprit et sont abandonnés, n’est pas un phénomène arbitraire.

Ce sont les êtres humains et leurs choix qui rattachent ces mots, et non pas d’autres, à la langue anglaise parce qu’ils sont utiles. Aucun individu en particulier n’en est l’arbitre. Nous le sommes tous, en un certain sens. Mais cela n’est pas le sens que nous prêtons habituellement au nous, qui est celui d’une décision collective. Il n’y a pas ici de décision collective, mais simplement la conséquence de ce qu’un nombre suffisant d’individus emploient certains mots qui se diffusent par le bouche-à-oreille. La langue émerge de l’interaction complexe de ceux qui la parlent, la lisent et l’écrivent.

Le concept insaisissable

Paradoxalement, nous ne disposons pas des mots pour décrire cette forme particulière d’influence collective. Il n’y a pas de vote ni de délégation de pouvoir par la collectivité à des experts ou à une commission. Les locuteurs de l’anglais décident quels mots survivent ou pas, mais pas dans le sens que nous donnons habituellement au verbe décider, qui implique une décision consciente.

Le temps de déplacement dans les grandes villes américaines en est un autre exemple. Pourquoi faut-il tant de temps pour circuler à l’heure de pointe ? De qui est-ce la faute ? De personne. Mais il ne s’agit pas d’un phénomène arbitraire ou naturel. La circulation routière est un produit de l’activité humaine mais n’est pas une conception humaine.

Le temps nécessaire pour se rendre d’un point à l’autre émerge de l’interaction complexe des décisions que prennent les conducteurs. Il est prévisible, même si personne n’en a formé l’intention. La circulation est plus lente à l’heure de pointe qu’à midi ; dans les grandes villes que dans les petites.

Cela ne signifie pas qu’il n’existe aucun moyen d’agir sur les temps de déplacement ou sur les phénomènes émergents. Les embouteillages ne sont pas la pluie. Mais les moyens évidents, les moyens semblables à un bouton qu’on actionne ne fonctionnent pas comme on pourrait s’y attendre. L’élargissement des autoroutes et l’adjonction de moyens de transports en commun échouent à réduire la circulation à l’heure de pointe, autrement qu’à très court terme. Ces « solutions » traitent l’issue d’un processus émergent comme si c’était la température du thermostat. Elles échouent inévitablement.

Nous n’avons aucun mal à saisir le concept qu’il ne revient à aucun individu en particulier de décider le temps nécessaire pour se déplacer d’un point à l’autre pendant l’heure de pointe dans une grande ville américaine. Personne ne soutiendrait que j’ai intentionnellement allongé d’une demi-heure mon trajet en voiture à ce moment-là.

Ni intention individuelle, ni intention collective

Même si c’est moi le conducteur, nous comprenons tous que je n’avais pas l’intention d’y mettre une demi-heure de plus. Nous comprenons que cette demi-heure supplémentaire résulte des choix individuels de tous les autres conducteurs. Nous comprenons aussi qu’il serait absurde de laisser croire que nous, soit tous les conducteurs pris ensemble, avons l’intention collective que le trajet à l’heure de pointe prenne plus de temps qu’aux autres heures. Ce n’est pas une intention individuelle. Et ce n’est pas une intention collective non plus. Ça n’a aucun sens de dire ça.

De façon similaire, si vous déménagez de Saint-Louis à Washington D.C., comme je l’ai fait il y a deux ans, vous constaterez qu’une maison à Washington D.C. est plus chère qu’une maison comparable à Saint-Louis. Lorsque j’ai acheté ma maison à Washington, je n’ai pas reproché au vendeur d’en demander un prix aussi élevé. Je ne lui ai pas fait grief de la différence de prix entre sa maison et une autre semblable à Saint-Louis.

Je ne me suis pas indigné qu’il demande presque dix fois ce qu’il avait payé pour cette maison à l’état neuf en 1969. La plupart des gens comprennent bien que le prix d’une maison n’est pas vraiment fixé par le vendeur ou par qui que ce soit en particulier ou encore par une quelconque volonté collective. Personne n’a voulu que le prix du logement à Washington D.C. double dans les cinq dernières années, comme cela a été le cas.

Les phénomènes des marchés

L’économie est l’étude de ce genre de phénomène émergent, particulièrement lorsque des prix, monétaires ou non, s’en mêlent. Nous nommons ces phénomènes des marchés. C’est une appellation malheureuse, mais naturellement je n’ai pas mon mot à dire là-dessus. Elle est celle qui a cours depuis un siècle ou plus, et il est probable qu’elle perdure.

Mais je dis « malheureuse » parce que dans l’esprit du public, le mot marché évoque soit la Bourse de New York, soit un marché de producteurs, c’est-à-dire des interactions  hautement organisées et centralisées entre acheteurs et vendeurs. La plus grande partie de ce que nous étudions en économie et qu’on nomme marchés consiste en interactions décentralisées et non-organisées entre acheteurs et vendeurs.

Et pourtant, ces interactions décentralisées et non-organisées engendrent des prix, monétaires dans le cas des maisons, ou bien non-monétaires pour celui de la circulation routière, et qui ont un certain ordre quoiqu’ils ne soient organisés par aucun individu ni même aucun groupe. Cet ordre et cette prévisibilité imprègnent notre vie à un point auquel nous sommes rarement sensibles.

Prenons un exemple très important : l’ordre des prix et l’absence de pénurie qui en découle permettent à la connaissance de se disperser largement à travers la spécialisation. C’est cette spécialisation qui maintient notre niveau de vie. Le niveau de spécialisation émerge en même temps que les prix, mais ce sont les prix qui rendent tout cela possible.

L’essence de la pensée économique

Un fabriquant de crayons ne se préoccupe jamais de l’éventualité d’une pénurie de graphite, de cèdre ou de laque jaune. Cela permet à l’usine de crayons de se procurer ces matériaux à l’extérieur et d’économiser l’accumulation des connaissances nécessaires à la maîtrise de l’ensemble des processus de fabrication d’un crayon. L’émergence de prix permet celle d’un monde où personne ne sait fabriquer un crayon. Ce monde est agréable à vivre parce que c’est un monde où les crayons sont peu chers, abondants et toujours disponibles.

Comprendre les phénomènes émergents que les économistes nomment un marché est l’essence du mode de pensée économique. À rebours, le cerveau humain semble davantage habitué au mode de pensée de l’ingénieur, où action et conception humaines travaillent de concert.

Si je suis mécontent de la superficie de ma cuisine, je fais un projet et en le réalisant, s’il est bon, j’obtiens une nouvelle cuisine. Quelqu’un qui se tourne les pouces en espérant une nouvelle cuisine sans projet ni action va au-devant d’une déception. Ou bien si j’observe que les feuilles tombent, je ne nourris pas l’espoir qu’elles se ramassent toutes seules. Je projette de les ratisser, puis je le fais. Le réglage de mon thermostat pour changer la température chez moi est encore un exemple de ce genre.

Mais le mode de pensée de l’ingénieur ne fonctionne pas pour les phénomènes émergents. Tenter de modifier des effets émergents est fondamentalement plus complexe que construire un pont ou agrandir votre cuisine ou même envoyer un homme sur la Lune.

Comprendre cette difficulté, c’est commencer à répondre à la fameuse question de savoir pourquoi nous pouvons envoyer un homme sur la Lune, mais pas éliminer la pauvreté : envoyer un homme sur la Lune est un problème d’ingénierie qui se plie à l’emploi d’une quantité suffisante d’intelligence et de ressources ; éliminer la pauvreté est un problème économique (et par économique je n’entends pas financier, ni monétaire), un défi qui concerne des effets émergents.

L’argent ne suffit pas

Dans un tel cadre, la quantité d’argent seule, à hauteur de ce qu’une approche non-économique pourrait proposer, c’est-à-dire une approche qui ne tiendrait pas compte de l’effet des motivations et des marchés, a peu de chance de mener au succès.

Thomas Sowell aime à dire que la réalité n’est pas facultative. Mais comme nous aimerions qu’elle le soit ! Nous voulons pouvoir modifier ce qui advient, sans répercussions, avec autant de facilité que le réglage du thermostat placé sur le mur de la maison.

Nous voulons régler le revenu à la hausse et le prix de l’essence à la baisse. Nous voulons reprocher à Walmart que ses employés gagnent moins que la moyenne nationale. Nous voulons reprocher à la Chine notre déficit commercial. Nous voulons incriminer ou honorer l’occupant de la Maison blanche selon que les emplois créés paient mieux ou moins bien. Cette vision du monde, qui nie la réalité et ne tient aucun compte de la complexité intrinsèque de l’existence, est le pain quotidien du journalisme et le ferment des effets pervers.

Représentez-vous l’employé moyen de Walmart qui gagne moins que la moyenne et ne dispose pas de couverture médicale. Si le vendeur ne fixe pas le prix de la maison, pourquoi reproche-t-on à Walmart de payer des bas salaires et d’offrir une couverture médicale insuffisante ? Il peut sembler évident que Walmart fixe ses salaires, mais c’est aussi naïf que de croire que le vendeur de la maison détermine son prix.

Mon revenu, par exemple, est plus élevé que celui de l’employé moyen de Walmart. Cela pourrait faire croire que mon employeur, l’université George Mason, est pleine de compassion tandis que le cupide Walmart ne se soucie que de rentabilité.

Mais la vraie raison pour laquelle je gagne davantage que l’employé moyen de Walmart n’a rien à voir avec la compassion de l’université George Mason par rapport à la cupidité de Walmart. Elle a tout à voir avec mes alternatives en dehors de George Mason comparées à celles de l’employé moyen de Walmart, tout comme le prix de ma maison dépend du prix des autres maisons de qualité semblable. Si nous voulons que les Walmart de ce monde versent des salaires plus élevés, les travailleurs peu qualifiés doivent obtenir davantage de compétences, de formation, d’alternatives plus rémunératrices.

Walmart exploiteur ?

Lorsque j’ai présenté cet argument à un étudiant, il a répliqué en demandant de quel droit Walmart exploite des travailleurs peu qualifiés qui ont si peu d’alternatives.

Il serait tentant de répondre à cette question par une autre semblable : de quel droit le vendeur de maisons à Washington D.C. exploite-t-il l’acquéreur potentiel en lui demandant un prix plus élevé que celui de la maison à Saint-Louis ? Mais cette réponse passe à côté de deux arguments plus profonds :

  • Le premier est que Walmart n’exploite pas les gens qu’il embauche. En fait, c’est le contraire qui est vrai. En créant un modèle d’affaires permettant aux travailleurs peu qualifiés d’être utiles à des clients friands de produits bon marché, Walmart élargit les alternatives dont disposent les travailleurs peu qualifiés et élève leur salaire au-dessus de ce qu’ils toucheraient par ailleurs dans un monde sans Walmart.
  • Le deuxième argument est que considérer Walmart à l’origine des bas salaires peut conduire à des politiques destructrices comme celle de lui interdire d’ouvrir un magasin dans votre ville. Lorsqu’un magasin s’installe, les travailleurs se pressent avec impatience pour y travailler. Comment peut-il leur être avantageux d’amoindrir leurs opportunités ?

Il est malheureux que des personnes bien intentionnées agissent de concert avec des concurrents intéressés de Walmart pour empêcher ce dernier et d’autres employeurs de se développer. Il est dramatique que le manque de compréhension économique conduise une nation au bord du chaos économique.

Tandis que j’écris ces lignes (NDT : 2005), la Nouvelle-Orléans subit le chaos. Plusieurs raffineries ont été mises hors service par l’ouragan Katrina. Les prix de l’essence sont montés en flèche. Des politiciens menacent les fournisseurs de procès pour racket, c’est-à-dire pour avoir augmenté les prix en temps de crise.

La réalité du marché

Des politiciens, depuis le Président Bush jusqu’au bas de l’échelle, demandent aux conducteurs de réduire leurs trajets à l’indispensable, comme si cette expression avait un sens. À l’évidence, ces politiciens croient que supplier ou sermonner les citoyens peut accomplir le rôle des prix en créant et en maintenant l’ordre, comme si j’en avais besoin dans ma réflexion pour savoir s’il y aura de l’essence au coin de la rue pour mes vacances, aller travailler ou me rendre en urgence à l’hôpital.

Mais la réalité n’est pas facultative. On ne peut pas avoir à la fois des prix bas et une réduction brutale de l’essence disponible sur le marché. Il n’existe pas de bouton de réglage des prix de l’essence. La conséquence de ces menaces est facile à prédire : les fournisseurs font déjà du rationnement.

Les conducteurs s’inquiètent d’éventuelles pénuries et face aux menaces de punition des « racketteurs », ils ont raison de le faire. En conséquence, des files d’attente se forment dans certaines villes et les stations-service ferment plus tôt dans la journée, faute d’essence, soit les mêmes effets que nous avons observés lorsque des contrôles des prix explicites plutôt qu’implicites furent mis en place dans les années 1970.

Friedrich A. Hayek, dans La présomption fatale, a écrit que « La curieuse tâche de la science économique est de démontrer aux hommes l’étendue de leur ignorance sur ce qu’ils s’imaginent pouvoir mettre en plan. » Malheureusement, quand les politiciens essaient de régler les prix à la baisse pour préserver l’ordre, ils ne font qu’aggraver le problème. Nous serions bien avisés de nous rappeler la nature émergente des prix, surtout en temps de crise.

Traduction par Sylvain Remy de l’article « The Reality of Markets » de Russell Roberts.

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