Amende Google : une instrumentalisation politique du droit de la concurrence

La détermination que montre la Commission européenne à poursuivre Google, plutôt qu’à ouvrir des marchés étouffés par des réglementations ou la remise en cause des rentes traduit un rapport de force, celui de la politique contre l’économie.

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Amende Google : une instrumentalisation politique du droit de la concurrence

Publié le 21 juillet 2018
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Par Erwan Le Noan.
Un article de Trop Libre

L’année 2018 donne l’occasion de célébrer le génie de l’innovation dans les technologies numériques : 20 ans de l’iMac, de l’entrée en Bourse d’Amazon, ou de la création de Google. Mais 2018 illustre aussi l’étrange obsession de l’Union européenne (UE) pour réguler les géants de l’Internet.

Quelques semaines seulement après l’entrée en vigueur du Règlement général de protection des données (RGPD), Google se voit infliger une amende record de 4,3 milliards d’euros pour abus de position dominante. Cette fois, c’est la distribution gratuite de la plate-forme Android aux fabricants de téléphones intelligents comme Samsung qui est mise à l’index. Selon la Commission, Google utiliserait cette stratégie, qu’elle estime abusive, comme un cheval de Troie pour imposer à tous son moteur de recherche.

Dans l’opinion publique, on peut s’attendre à un concert de louanges. Depuis l’élection du président Trump et le Brexit, un grondement hostile sourd contre les géants de l’Internet : le peuple réclame châtiment. Peu importe que ses inquiétudes, de Cambridge Analytica aux fake news, soient d’ordre politique et non économique ; dès lors qu’une cible est désignée coupable par le tribunal populiste, tout est bon pour la clouer au pilori.

Et pourtant, cette affaire relève du paradoxe intellectuel à plusieurs égards. La première contradiction apparaît quand la Commission décrète qu’Android, écosystème ouvert, domine seul un marché sur lequel Apple n’exercerait aucune contrainte concurrentielle. La firme à la pomme ne distribuant pas son système iOS, verticalement intégré et fermé, à d’autres fabricants de téléphones comme Samsung ou Xiaomi (rien ne le lui interdit pourtant), Google et Apple ne seraient pas concurrents !

Analyse économiquement contre-productive

Google est donc inévitablement en position dominante sur son propre marché. Cette conclusion de la Commission est déroutante : elle semble se désintéresser du contexte historique et économique du marché de la téléphonie mobile. Elle feint d’ignorer qu’Android a été pensé dès son origine comme une agression concurrentielle contre l’écosystème d’Apple — ce que n’avait pas manqué de relever Steve Jobs. Elle refuse de voir que la plate-forme de Google a contribué à démocratiser le marché pour les constructeurs de téléphones, opérateurs mobiles et développeurs d’applications.

Plus fondamentalement, l’analyse légaliste de la Commission est juridiquement valide mais économiquement contre-productive : en pénalisant les solutions semi-ouvertes, la Commission risque d’inciter les plates-formes à imiter le modèle fermé d’Apple pour échapper aux foudres des gendarmes de la concurrence.

Le deuxième paradoxe illustre une étrange répartition des tâches dans le monde occidental : les États-Unis innovent, l’Europe régule. D’appels au démantèlement en projets de fiscalité numérique (encore rappelée par Angela Merkel et Emmanuel Macron à Meseberg, ou récemment discutée au Sénat français), sans oublier le RGPD et le projet de règlement copyright, l’Europe semble accueillir toute innovation technologique avec un projet de norme à la main. De fait, depuis vingt ans, nous produisons un corps réglementaire abondant et finement ciselé, alors que l’Amérique invente le monde de demain.

C’est le troisième paradoxe que révèle la décision de la Commission : dans le débat public, les faits et preuves objectives ont cédé la place aux conjectures et aux spéculations les plus péremptoires. La doxa, encagée dans des modèles économiques obsolètes, impose de considérer que les géants du web nuisent à la concurrence du simple fait de leur taille, alors qu’aucune étude empirique ne livre de résultats nets sur l’incompatibilité prétendue entre la tendance à la concentration de l’économie numérique et une saine dynamique de marché.

Affirmation du pouvoir

Comment ne pas voir la baisse du prix de vente moyen des smartphones concurrents de l’iPhone depuis 2010 ? Est-il si évident qu’à l’heure de Netflix, de Hulul et du visionnage nomade, la concurrence est plus faible qu’avant l’émergence de la TNT en France ? Est-il si certain que le secteur de la grande distribution est moins concurrentiel, alors qu’Amazon Prime investit les villes européennes, en confrontation brutale avec les géants traditionnels du secteur ?

Des études récentes estiment qu’aux États-Unis, « l’effet Amazon » aurait fait baisser l’indice des prix, c’est-à-dire l’inflation, de 1 point (Goolsbee & Klenow, 2018), ce qui est considérable ! L’exemple de la distribution est d’ailleurs symptomatique : les mêmes qui dénoncent les bouleversements supposés induits par l’e-commerce sur les petits magasins s’indignent dans le même temps d’une réduction de la concurrence, pourtant totalement contradictoire.

Le dernier paradoxe de cette affaire est un grand classique de l’histoire économique : chaque rupture technologique bouleverse les équilibres existants, renouvelle les modèles d’affaires, déstabilise les références sociales et suscite des préoccupations politiques. Dans un ouvrage récent (The Land of Enterprise, a Business History of the United States, Simon & Schuster, 2017), l’historien américain Benjamin Waterhouse montre bien comment les pionniers du rail, les entrepreneurs du pétrole (comme Rockefeller), les champions des conglomérats financiers furent tous accusés d’exercer une influence trop forte et de constituer, de fait, un défi démocratique.

La détermination que montre la Commission européenne à poursuivre Google, plutôt qu’à ouvrir des marchés étouffés par des réglementations malthusiennes ou la remise en cause des rentes, en est un nouvel exemple. L’enjeu est politique : c’est celui de l’affirmation du pouvoir face au champ économique. Si la préoccupation, sans être originale, est légitime, il n’est cependant pas évident qu’il relève du droit de la concurrence d’y répondre. En voulant l’emmener au-delà de la police des marchés, la Commission prend le risque de l’instrumentaliser, c’est-à-dire de l’affaiblir.

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  • En effet, il est grand temps que la politique triomphe sur l’économie. Hannah Arendt dixit: La politique n’existe qu’à cause de la nécessité biologique en vertu de laquelle tous les humains ont besoin les uns des autres pour mener à bien cette tâche ardue qui consiste à se maintenir en vie.

    • Je pense qu’ Hannah Arendt voulait que la chose politique vive et s’impose face au consumérisme et à la bureaucratie, à tous ces codes d’expression et de conduite standardisés dont la fonction est de nous protéger de la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence.

      Et je dois dire que cette grande dame, même en écrivant pour son époque, a admirablement décrit notre présent…

    • C’est l’économie qui nous nourrit, donc l’économie doit primer sur le politique si nous voulons rester en vie!

  • L’Europe a repris le flambeau de la défunte URSS et le mantra mussolinien.

  • il faut bien que la commission européenne justifie son existence.

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