Sécurité : et si l’État n’était pas indispensable ?

En matière de sécurité, les pouvoirs publics n’échappent pas à la critique libérale. Regard de quelques auteurs libéraux sur le sujet.

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Sécurité : et si l’État n’était pas indispensable ?

Publié le 3 juin 2018
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Par Thomas Gauvain.

Dans un article très instructif, Ferghane Azihari nous rappelait que l’État n’est pas indispensable à la coopération et à la solidarité humaine. Et si le constat était le même pour notre sécurité ? Et si comme l’écrivait Sir Robert Peel au début du XIXème siècle « Le peuple est la police et la police est le peuple »1 pointant ainsi du doigt la responsabilité des citoyens de protéger leurs biens et leurs familles ?

Le libéralisme classique, influencé par les théories du contrat social de Thomas Hobbes et de John Locke, justifie avant tout l’existence de l’État par la nécessité d’empêcher que des individus ne portent atteinte aux autres et à leurs biens ou échappent à leurs propres obligations contractuelles. Chacun devrait donc renoncer à utiliser la violence et devrait confier le monopole de cette dernière à l’État qui se mettrait alors au service de la protection de chacun.

Néanmoins, en matière de sécurité, les pouvoirs publics n’échappent pas à la critique libérale, d’abord en raison de l’inefficience parfois constatée de l’interventionnisme étatique en la matière. Mais il arrive aussi que la légitimité même de cette prérogative soit pointée du doigt. Partant de là, est imaginée une marchandisation de la sécurité, au sens d’un recours exclusif à des organisations privées disposant de prérogatives relevant des missions de maintien et de rétablissement de l’ordre et du droit.

Mais l’initiative privée serait est-elle vraiment à même de satisfaire le besoin de sécurité de la façon la plus économique et efficace qui soit ? L’absence de consensus autour de cette question anime en tout cas la sphère libérale depuis près de deux siècles. Passons donc en revue les arguments de quelques auteurs incontournables sur ce sujet.

Jean-Baptiste Say et le « mondo va da sé »

C’est tout d’abord à l’économiste français Jean-Baptiste Say (1767-1832) qu’il faut s’intéresser. La contribution qu’il apporte à ce débat (qu’il semble initier lui-même) figure dans son manuscrit inachevé Politique Pratique, manuscrit dans lequel il défend l’autonomie de la société face aux gouvernements, principe qu’il résume par la locution italienne :  « il mondo va da sé ». Pour prouver que « les Nations marchent d’elles-mêmes »,  Il écrit ainsi2 :

Ce qui est nécessaire à la société, c’est le respect des personnes et des propriétés et il ne faut pour cela qu’abandonner la police à la société. Voyez ce qui ce passe dans les rues d’une ville lorsqu’un homme bat une femme, lorsqu’un voleur enfonce un magasin : tout le public appréhende le délinquant. Voyez ce qui arrive quand deux négociants ont une dispute d’intérêts : l’un et l’autre nomment des arbitres. Les arbitrent prononcent et le différend est terminé.

Affichant une confiance sans faille en la coopération humaine, la société civile est donc jugée capable d’assurer elle-même sa sécurité sans le renfort d’un quelconque gouvernement. Ainsi conclut-il3 que

l’on est jamais mieux gouverné que lorsqu’il n’y a pas de gouvernement.

Il poursuit4 :

La société se compose des différentes professions utiles qui ont diverses fonctions. L’une de ces fonctions a pour objet de protéger l’individu, sa sûreté, ses droits. […] Si l’on est témoin d’une injustice, d’un désordre, on dit que cela regarde la police comme si un tort dont on est témoin et qu’on ne redresse pas, ne vous exposait pas vous même à être victime d’un tort pareil qu’on ne redressera davantage et comme si le maintien du bon ordre ne regardait pas ceux qui peuvent souffrir du désordre, bien plus qu’un magistrat qui n’en sera ni moins bien entouré ni moins régulièrement payé. Aussi comme je l’ai déjà observé, jamais les crimes n’ont été plus sévèrement réprimés que lorsque l’administration de la police s’est trouvée dissoute, chacun alors faisait la police, et jamais elle ne fut mieux faite.

Aussi, se voulant convainquant, Say relate-t-il des événements auxquels il assista tels que le 14 Juillet, la fuite de Varennes ou encore le 13 vendémiaire, événements marquants de la Révolution française durant lesquels l’ordre public n’aurait, selon ses dires, jamais été mieux conservé…

Mais outre le fait qu’il est possible de se dispenser d’un gouvernement, Say nous invite également à prendre conscience qu’il ne faut pas attendre l’aide de celui-ci au risque de s’isoler et de laisser ses agents œuvrer selon l’intérêt propre des gouvernants, privilégiant ainsi leur sûreté à celle de toute autre classe. Si la police reste au main des gouvernants et finit par ne rechercher que la sûreté de ceux-ci, il revient donc moins coûteux et s’avère plus efficace de se charger soi-même de sa propre sécurité plutôt que de se reposer sur le gouvernement.

Bref, il faut comprendre que pour Jean-Baptiste Say, le défaut de gouvernement ne prive pas de la sûreté et c’est même trop de gouvernement qui peut y nuire.

Gustave de Molinari et la « production libre de sécurité »

C’est à l’économiste belge Gustave de Molinari (1819-1912), considéré comme le pionnier de l’arnarcho-capitalisme qu’il faut s’intéresser dans un second temps. Dans un court essai, De la production de la sécurité, publié dans Le Journal des économistes du 15 février 1849, cet économiste évoque explicitement et pour la première fois cette nécessaire privatisation des activités de sécurité (incluant la police, la justice et la défense nationale). Mais c’est dans son ouvrage Les Soirées de la rue St Lazare qu’il développera davantage son propos.

Dans ce dernier, Molinari y considère que la production de sécurité se serait organisée sous forme de monopole du fait que les forts, les producteurs de sécurité, auraient toujours profité de leur position face au faibles, les demandeurs de sécurité. Or, ces forts, ces « races les plus guerrières », une fois investis du dudit monopole, se livreraient inévitablement à des luttes armées afin d’étendre leur marché.

Par ailleurs, ce monopole de la sécurité générerait lui-même d’autres monopoles tout aussi néfastes. En effet, les producteurs des autres denrées seraient inévitablement tentés d’acheter les services des producteurs de sécurité afin de se hisser eux-mêmes en situation de monopole.

À cela il ajoute que la sécurité, « denrée immatérielle », aurait tout intérêt à être soumise à la libre concurrence afin que chacun paye le degré de sécurité qu’il désire au juste prix puisque « la liberté du travail et de l’échange a pour résultat nécessaire et permanent d’abaisser au maximum le prix des choses »5.

Au nom du principe de la propriété, au nom du droit que je possède de me pourvoir moi-même de sécurité, ou d’en acheter à qui bon me semble, je demande des gouvernements libres… c’est-à-dire, des gouvernements dont je puisse, au gré de ma volonté individuelle, accepter ou refuser les services.

Il postule ainsi que dans un tel système, le consommateur (de sécurité) rechercherait d’abord un producteur suffisamment puissant, s’assurerait ensuite que ce producteur lui assure des garanties morales (qu’il ne soit pas lui-même auteur d’agressions notamment) et rechercherait enfin qu’il n’y ait pas de concurrents offrant de meilleurs services.

Quant au producteur, pour qu’il soit efficace, il devra être à même d’établir des peines, d’être doté de prérogatives lui permettant d’occasionner certaines gênes afin de faciliter sa mission et de percevoir une certaine rétribution, variable selon la situation des consommateurs et l’étendue des missions qui lui sont confiées. Ainsi, selon Molinari :

De cette la faculté laissée au consommateur d’acheter où bon lui semble la sécurité, naît une constante émulation entre tous les producteurs, chacun s’efforçant, par l’attrait du bon marché ou d’une justice plus prompte, plus complète, meilleure, d’augmenter sa clientèle ou de la maintenir.

Par ailleurs, le risque de guerres qui pesait sous une situation de monopole est écarté, puisque les consommateurs refuseraient par bon sens de contracter avec des gouvernements ayant porté atteinte aux personnes et aux propriétés de leurs concurrents. et si elles venaient à opprimer leurs clients, la concurrence surgirait toujours en faveur de ces derniers6 :

De même que la guerre est la conséquence naturelle du monopole, la paix est la conséquence naturelle de la liberté.

Il conclut alors que 7 :

un seul gouvernement n’est pas plus nécessaire pour constituer l’unité d’un peuple, qu’une seule banque, un seul établissement d’éducation, un seul culte, un seul magasin d’épiceries, etc

Mais comment s’assurer que les plus fort ne profitent de leur position pour imposer leur monopole sans qu’une force supérieure ne les en empêche avant même qu’un tel marché suffisamment mûr n’existe ? Comment empêcher le phénomène de passager clandestin justifiant la conception de la sécurité comme un bien public8 ? Comment garantir que les populations démunies puissent bénéficier de tels services ? Molinari se refuse de le détailler car se demander « comment s’organisera cette industrie, quels seront ses procédés techniques, voilà ce que l’économie politique ne saurait dire ». Mais point d’inquiétude car la production et la satisfaction des besoins se produisent « irrésistiblement comme le phénomène physique de la chute des corps. »

Lysander Spooner et la protection privée comme rempart à la coercition étatique

Autre auteur incontournable, Lysander Spooner (1808-1887), anarcho-individualiste américain d’inspiration jusnaturaliste, c’est-à-dire convaincu de l’existence de droits naturels, inaliénables, inhérents à la nature humaine et préexistants à tout intervention législative. Dans The Constitution of No Authority, il considère ainsi qu’il est absurde qu’un groupe d’hommes s’accapare l’argent d’un autre sans son consentement, et ce afin de le protéger, alors même que ce dernier pourrait très bien ne pas le vouloir. Puisqu’il en serait ainsi si ce même groupe d’hommes agissait de la sorte pour fournir nourriture ou vêtements à un autre qui ne le souhaiterait pas, pourquoi cela serait différent en matière de sécurité ? Par conséquent « il n’y a pas lieu pour qui que ce soit de le voler afin de le « protéger » contre son gré »9.

Mais surtout, c’est le risque que fait planer ce monopole sur les droits de l’individu qui le pousse à s’insurger contre le monopole étatique de la sécurité car

tout homme qui place de l’argent dans les mains d’un (soi-disant)  »gouvernement », place entre ses mains une épée qui sera utilisée contre lui, afin de lui extorquer plus d’argent encore et le soumettre à sa volonté arbitraire.

Dans un autre ouvrage10, il réaffirme d’ailleurs son propos par une amusante analogie :

Le bandit de grand chemin assume lui-même la responsabilité, le danger et le crime que comporte son acte. Il ne prétend pas avoir le moindre droit à votre argent, il ne soutient pas qu’il l’utilisera dans votre intérêt. Il ne prétend pas être quoi que ce soit d’autre qu’un voleur. Il n’a pas acquis assez d’impudence pour professer qu’il n’est qu’un « protecteur », et qu’il prend aux gens leur argent contre leur gré dans l’unique but de « protéger » ces voyageurs extravagants qui se croient parfaitement capables de se protéger eux-mêmes, ou qui n’apprécient pas son système particulier de protection. Il est bien trop raisonnable pour professer de telles prétentions. En outre, après avoir pris votre argent, il vous laisse là, comme vous le souhaitez. Il ne persiste pas à vous suivre le long de la route contre votre volonté, supposant qu’il est votre « souverain » légitime en raison de la « protection » qu’il vous accorde. Il ne continue pas de vous « protéger » en vous ordonnant de vous incliner devant lui et de lui obéir ; en vous enjoignant de faire ceci, et en vous interdisant de faire cela ; en vous dérobant encore plus d’argent toutes les fois qu’il juge avoir intérêt ou plaisir à le faire ; et en vous marquant d’infamie par le nom de rebelle, traître et ennemi de la patrie, en vous fusillant sans merci, si vous contestez son autorité ou résistez à ses exigences. Il est — ce brigand de grand chemin — trop gentilhomme pour perpétrer des impostures, insultes et vilenies telles que celles-là. Bref, lorsqu’il vous vole, il n’entreprend pas en outre de faire de vous sa dupe ou son esclave.

L’État, en affirmant vouloir protéger sa population, serait donc hypocrite…

Murray Rothbard et la supériorité du marché pour se protéger

Une justification plus contemporaine d’une privatisation de la sécurité nous est fournie par Murray Rothbard (1926-1995), économiste membre de l’École autrichienne et premier utilisateur du terme d’arnarcho-capitalisme. Dans son douzième chapitre du Manifeste Libertarien publié pour la première fois en 1973, il va développer son projet de système de protection intégralement privé à même de faire de la société libertarienne la plus enviable des sociétés.

Pour se faire, c’est d’abord la conception de la sécurité comme un bien public qui est nié.  En effet, 1) la non-rivalité ne s’appliquerait pas à la police en ce sens que tout le monde ne peut, par exemple, utiliser en même temps les services d’un commissariat de police et 2) la sécurité serait également un bien excluable puisque la police qu’un individu paierait ne serait pas obligée de protéger son passager clandestin de voisin, tout au plus protégerait-elle les propriétés où elle aurait intérêt à agir en plus de celles de ses clients. Dès lors, le financement contraignant de la sécurité par l’impôt est dispensable.

Ce prérequis rempli, Rothbard s’attache à démontrer en quoi une sécurité privée laissée au marché serait plus efficace que l’intervention étatique. Tout d’abord, les fonds finançant la police gérée par les politiques et les bureaucrates ne peuvent en aucun cas être correctement alloués, chaque individu ayant des besoins et des exigences différentes que seule une économie de marché saurait satisfaire. Il faudrait donc que les individus puissent payer pour le degré de protection dont ils ont besoin en mettant en balance les avantages des divers niveaux et formes de sécurité et leurs coûts respectifs11.

Aussi, un des avantages du marché serait que loi appliquée serait celle que les clients jugeraient prioritaires, c’est-à-dire que les agences cibleraient prioritairement les comportements déviants gênant directement leurs clients, là où l’État, lorsqu’il doit rationaliser les ressources peut privilégier la prévention et la répression d’autres comportements (qui par exemple rapporteraient des deniers… de là à penser que Rothbard était largement agacé par les contrôles routiers, il n’y a qu’un pas).

Enfin, il s’intéresse à un détail que Gustave de Molinari avait délaissé : la protection des plus démunis incapables de se payer les services d’agences de sécurité privées. Selon Rothbard, la charité privée saurait pallier cela. Il imagine ainsi les compagnies elles-mêmes fournir gratuitement leurs services ou bien des systèmes de police similaires aux systèmes d’aide juridictionnelle déjà existants.

D’autant plus que tout individu paierait sûrement moins cher les services de sécurité privée qu’il ne paye actuellement d’impôt, la concurrence favorisant inévitablement une baisse des prix grâce à la recherche du meilleur rapport qualité/prix par toute entreprise.

Quant à la description des acteurs d’un tel système, celle-ci va s’avérer assez succincte, la raison principale avancée étant qu’il est difficile de prévoir précisément la configuration de ces institutions et les caractéristiques des biens que produirait la coopération libre et spontanée, ce qui nous rappelle encore une fois Molinari. Ainsi se borne-t-il à prédire que les services de sécurité se présenteraient généralement12 sous forme d’assurance, c’est-à-dire d’une garantie de service pour une prime périodique déterminée à l’avance.

C’est la raison pour laquelle il prend soin d’imaginer les cas où une victime ne paierait pas le service de sécurité intervenant en sa faveur. Dans les cas d’urgence par exemple, il postule que si l’agence de la victime ne venait pas à être contactée à temps, le sauvetage par une agence tiers présente sur les lieux pourrait très bien se faire à titre gratuit, celle-ci ayant intérêt à préserver la paix sur le lieu en question, ou bien il sera réglé a posteriori, d’autant plus que les contrats d’assurance pourraient justement prévoir le remboursement des services d’urgence offerts par d’autres agences et dans certaines circonstances.

Bref, les compagnies d’assurances seraient a fortiori connectées entre elles par un réseau d’accord contractuels et d’assistance mutuelle. En outre, il ajoute qu’à l’extérieur de chez lui, l’individu serait toujours sous la protection de l’agence embauchée par le propriétaire du lieu où il se trouve, toute agence ayant intérêt, si elle veut conserver sa clientèle, à bien protéger les hôtes de ses clients.

Pour ce qui est de la stabilité d’un tel système, Rothbard estime classiquement que les agences privées étant tenues de ne pas importuner leurs clients par peur de les perdre, elles n’auraient aucun intérêt à entrer en conflit entre elles sous peine de les voir partir chez un concurrent plus prospère. Tout conflit étant autodestructeur pour les compagnies, recourir à la justice s’avérerait préférable. On rejoint donc ici l’argumentation de Gustave de Molinari selon laquelle la sécurité privée conduirait de facto à une pacification de la société.

Par ailleurs, la nécessité d’avoir une bonne réputation sur le marché serait à même de décourager tout comportement malhonnête et donc toute corruption des agents de sécurités. Les véritables « checks and balances » résideraient dans l’économie de marché, et plus spécifiquement dans la liberté des clients qui peuvent migrer où bon leur semblent.

Enfin, nous pouvons mentionner l’apport de Hans Herman Hoppe qui, étayant l’argumentation de Rothbard et de Molinari, ajoute qu’un système de protection non-étatique basé sur un système d’assurance aurait également pour avantage d’empêcher les individus aux comportements agressifs et provocateurs de se pourvoir eux-mêmes des services des agences de sécurité de la même manière que des chauffards assurent plus difficilement leur véhicule.

En effet, quelle agence souhaiterait assurer un individu à risque ? Dès lors, ces individus se trouveraient isolés et vulnérables, n’ayant d’autre choix que d’entrer dans les rangs afin qu’eux-mêmes soient protégés. Cela implique donc que quiconque voudrait d’avantage de protection devrait se soumettre aux normes imposant une conduite civilisée et non agressive13.

Et en pratique ?

Évidemment, pour ces auteurs, cette privatisation de la sécurité s’accompagne d’une destruction pure et simple de l’État dont l’élément constitutif par excellence est de disposer de façon monopolistique des moyens de la force et de l’autorisation de son usage, de sorte qu’il soit l’unique garant de la pacification de l’espace social comme l’écrit Max Weber.

Or, cette destruction de l’État est non seulement une conséquence mais également un préalable à la stabilité d’un tel système de protection privée. En effet, le but de ce dernier n’est pas de rendre plus efficace l’application d’une législation potentiellement liberticide dont l’État serait à l’origine. Au contraire, il n’aurait d’intérêt que dans l’application d’un droit conforme à l’idéal libéral.

La privatisation de la police n’est ainsi défendue que dans la mesure où elle est envisagée conjointement à un dessaisissement de toute activité par l’État, y compris la production du droit, permettant alors aux agences de protection privées de s’intégrer pleinement dans un système de garantie des droits individuels.

Cette perspective est notamment à l’origine des nombreuses critiques issues de la sphère libérale contre ce projet de privatisation de la sécurité. Il en va ainsi de Robert Nozick, représentant du courant minarchiste, pour qui un tel système ne saurait perdurer dans le temps et conduirait à un État minimal. De même, quelques théoriciens du Public Choice, notamment Gordon Tullock ont pu estimer qu’un tel système conduirait à la « jungle hobbesienne », l’état de nature où l’homme est un loup pour l’homme, où règne la guerre de tous contre tous.

Mais, dans la pratique, des exemples de recours au marché pour assurer sa propre sécurité ne manquent pas, sans pour autant mettre à mal le monopole étatique en la matière. Prenons le cas des États-Unis où la sécurité privée est un phénomène bien installé puisqu’on y compte trois fois plus d’agents privés que de policiers. Ce marché puise ses racines dans une histoire où la sécurité a toujours été une affaire privée concernant les citoyens tout autant sinon davantage que l’État14, conception ancrée dans la Constitution américaine à travers le principe si polémique d’autodéfense.

S’il ne vient pas remettre en question le monopole étatique de la violence physique légitime (les entreprises de sécurité restant soumises à autorisation notamment), ce phénomène est incontournable tant les polices privées peuvent avoir de prérogatives comparables à celles des forces de police publiques. Il peut par ailleurs s’agir tant de contrats noués entre sociétés privées de sécurité et pouvoirs publics qu’entre sociétés privées de sécurité et autres acteurs privés.

Quatre configurations sont ainsi possibles d’après l’universitaire James F. Pastor15]. Elles diffèrent selon le lieu d’intervention et le rapport avec les forces publiques de police et se présentent ainsi : Espace privé/Substitution ; Espace public/Substitution ; Espace privé/complément ; Espace public/complément . Ces configurations déterminent notamment le niveau de formation et de délégation de pouvoir qui sont accordées aux prestataires privés.

De façon générale, la prévention et la détection du crime sont privilégiées à celles d’investigation et d’appréhension des criminels mais il est cependant possible à une entité gouvernementale, si les lois en vigueur le permettent, de donner des pouvoirs de police spéciaux à des sociétés de sécurité privée tel que celui d’interpellation, de verbalisation ou d’arrestation.

Un des exemples les plus célèbres se situe en Californie où la San Francisco Patrol Special Police est en opération depuis 1847. Sa création remonte à l’époque où la ville comportait 20 000 habitants et aucun service de police, raison pour laquelle les habitants ont créé ce service. Armés et pouvant procéder à des arrestations civiles, ils sont engagés par des commerçants, des associations de propriétaires résidentiels, des organisateurs d’événements mais aussi les pouvoirs publics.

Conclusion

Sans qu’ils nous convainquent nécessairement de l’intérêt et encore moins de la possibilité de mettre totalement fin au monopole étatique de la protection des individus16, force est de constater que ces écrits ont avant tout le mérite de nous appeler à relativiser notre croyance en une forme de dépendance à l’État trop souvent enracinée en nous.

Sur le web

  1. LE SAUX N. ,  »Les différents visages de la sécurité privée aux États-Unis », Sécurité & Stratégie, n°13, Juin – Septembre 2013.
  2.  SAY J-B., Œuvres morales et politiques Vol 5, Politique Pratique (Chapitre 2), Economica, 2002, p.324.
  3. Ibid.
  4. Ibid.
  5.  MOLINARI G. De, De la production de la sécurité, Paris, Institut Coppet, 2014, p. 234.
  6. Ibid.
  7. Ibid.
  8. Un bien public est par définition un bien non-excluable (un bien dont on ne peut en exclure l’usage de ceux qui refusent de le payer) et un bien non-rival (la consommation du bien par un individu n’en réduisant pas la quantité disponible pour la consommation d’un autre). Le principe de « passager clandestin » recouvre ainsi la situation où tout individu pourrait profiter d’un bien en laissant les autres le financer à sa place.
    Cette situation justifie dès lors le caractère public dudit bien et son financement contraignant par l’État afin de pallier au risque qu’aucun individu ne veuille prendre l’initiative de le produire et en assumer les coûts sachant que tous les membres de la communauté pourraient en profiter sans contrepartie.
  9. SPOONER L., No Treason. No. VI, The Constitution of No Authority, Boston, Published by the author,1870, p.17.
  10. SPOONER L., Outrage à chef d’État, trad. par J. CARLIER, Paris, Les Belles Lettres, Iconoclastes 3, 1991, extrait disponible sur http://www.pierrelemieux.org/outrage.html.
  11. ROTHBARD M., For a New Liberty: The Libertarian Manifesto, Auburn, Ludwig Von Mises Institute, 2006, p. 268.
  12.  Rothbard n’écarte pas non plus la possibilité pour les individus de former des associations mutuelles de protection sans passer par des compagnies privées ou de s’assurer la sécurité par leurs propres soins.
  13. HOPPE H-H., The private production of defense, Auburn, Ludwig von Mises Institute, 2009, p.24.
  14.  LE SAUX N., opus cité. 
  15. Ibid.
  16. Se référer aux travaux de Robert Nozick.
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  • quand L’ÉTAT est le garent de la justice sociale et que lui même la contourne où est la moralité comme pour nos élus !!!

  • Article très intéressant sur un libéralisme poussé, l’anarcho capitalisme, qui pour moi est le seul cohérent intellectuellement.
    Si l’on se passe de l’Etat dans beaucoup de domaines de notre vie quotidienne, en rejettant la « solidarité » par l’impôt des plus riches envers les plus pauvres, il n’est en effet pas logique que les premiers, pour défendre leur propriété privée fasse appel à l’Etat qui va se servir aussi dans la poche des seconds alors que ceux-ci n’ont pas grand chose a défendre sinon rien.

    • @Jean Roule Du Cable
      Un commentaire qui commence bien et finit par une affirmation absurde. Bien sûr que les pauvres ont quelques chose à défendre : leur vie ! Et n’est-ce pas le bien le plus précieux entre tous ?

  • Le peuple n’a qu’un ennemi, c’est son gouvernement…

  • Un autre auteur très intéressant ayant abordé ce sujet, c’est David Friedman, le fils de Milton, dans son ouvrage Vers Une Société Sans Etat. Il y décrit un système de protection privé associé à des tribunaux privés.
    http://ekladata.com/9o9guUUBEHrp2bWt3sHLCgd3qc8/Friedman-Vers-une-societe-sans-Etat.pdf (apd du chapitre 29)

  • « Il considère ainsi qu’il est absurde qu’un groupe d’hommes s’accapare l’argent d’un autre sans son consentement, et ce afin de le protéger, alors même que ce dernier pourrait très bien ne pas le vouloir. »
    Cela s’appelle du racket, c’est ce que fait la Mafia là où elle est implantée!

    • « Quelle est la différence entre un gouvernement et une mafia ?
      Les deux sont là pour racketter la population, mais dans la mafia il y a un code de l’honneur »
      — J.M. Daniel

  • « nous appeler à relativiser notre croyance en une forme de dépendance à l’État trop souvent enracinée en nous. »

    Ou à l’inverse, laisser une trop grande autonomie à l’État.

  • La thèse de l’auteur ne résiste pas aux faits.
    Un exemple est celui des blancs d’Afrique du sud. Depuis qu’ils ont abandonné le pouvoir étatique, sont-ils plus ou moins en sécurité ? On pourrait multiplier les exemples.

    • Si je ne m’abuse, l’état n’a pas disparu en Afrique du Sud. Ni son monopole de la violence publique légitime.
      Ce n’est pas un exemple de privatisation du système.

      • C’est un exemple de la supériorité de l’état pour assurer la sécurité.

        • Non, c’est une illustration du fait qu’il vaut mieux être fort que faible, armé que désarmé. Comme l’objectif poursuivi par les hommes de l’État est de vous désarmer et de vous affaiblir, et que la mainmise sur l’appareil répressif de l’État peut être conquise par n’importe qui, y compris par ceux qui ne vous veulent pas du bien, votre exemple est plutôt une illustration du contraire de ce que vous cherchez à prouver. Il en sera ainsi tant qu’une majorité de gens, comme vous, continuera à croire que, pour une raison ou une autre, qui diffère selon les individus, l’accaparement du monopole de la violence légale par certains est justifié.

  • Très bon résumé de l’histoire des idées qui conduisent à la remise en cause de l’État comme producteur de sécurité. Je ne connaissais pas l’apport précurseur de Jean-Baptiste Say sur la question et je remercie l’auteur pour cette information.
    Je m’attacherai ici uniquement à démontrer l’absurdité de la théorie des biens publics telle est rapportée en note de bas de page (8).
    1) « Un bien public est un bien dont on ne peut exclure l’usage de ceux qui refusent de le payer. »
    Pourquoi vouloir exclure de l’usage d’un bien ceux qui refusent de le payer ? Des milliers de biens ou services profitent à certains alors qu’ils sont financés volontairement par d’autres : Contrepoints, un beau jardin fleuri appartenant à un particulier, une bonne éducation qui rend celui qui a pris la peine de l’acquérir agréable aux autres… En fait, si on y réfléchit bien, toute activité qui respecte le principe de non agression physique ou de menace de son emploi peut être vue (ou non) comme bénéfique par des gens qui n’y participent pas. Seule une vision collectiviste (qui visent toujours à faire porter par « tout le monde », c’est à dire aux autres, ses propres préoccupations) peut aboutir à une telle définition. Le collectiviste ignore la complémentarité humaine, il ignore que si d’autres que lui ne produisent pas quelque chose qui lui semble (soit-disant) essentiel, ces autres produisent d’autres choses, auxquelles lui-même n’avait pas pensé, et dont il bénéficie.
    2) « Un bien public est un bien dont la consommation par un individu n’en réduit pas la quantité disponible pour la consommation d’un autre. »
    Il appartient au propriétaire-producteur d’un bien ou service ou de celui qui l’achète (l’échange volontairement contre sa propre production avec le producteur) de juger si la consommation du dit bien ou service par d’autres ne réduit pas sa propre satisfaction. Personne n’a le droit de le faire à sa place.
    Si on passe en revue quelques uns des prétendus « biens publics » actuellement monopolisés par les hommes de l’État, on s’aperçoit qu’aucun ne satisfait à cette condition :
    – Sécurité : pendant que la police s’occupe d’une affaire, elle ne s’occupe pas d’une autre. Idem pour les tribunaux.
    – Transports en commun : le nombre de place et la fréquence des rotations est limité.
    – Santé : le nombre de médecins, d’infirmières, d’aides soignantes, comme celui de ceux qui construisent et entretiennent les équipements médicaux… est limité.
    – Redistribution : l’argent pris de force aux producteurs pour la redistribution (RSA, retraites, « prestations sociales »est limité, d’autant plus qu’une partie est nécessairement détournée par les « redistributeurs » (personne ne travaille gratuitement).
    Bref, ce qui caractérise les prétendus services publics dans la vraie vie c’est la pénurie et l’inefficacité : dizaines de milliers de criminels et délinquants laissés en liberté (où ils peuvent continuer leurs activité), obligation pour les victimes de subvenir aux besoins de ceux qui sont en prison, justice encombrée (il faut 3 ans pour traiter une affaire ordinaire), disparition progressive des médecins, fermeture d’hôpitaux, attentes interminables aux « urgences », restrictions sur les remboursements, baisse continue des pensions de retraites…
    Tous ces services sont exclusifs : le nombre de bénéficiaires diminue la « satisfaction » de chacun et les représentants de l’État savent très bien en limiter l’accès, ne serait-ce que par la force des choses.
    3) Comme montré au 1), le « problème » du « passager clandestin », « recouvrant la situation où tout individu pourrait profiter d’un bien en laissant les autres le financer à sa place » est un faux problème. Les hommes de l’État l’ont transformé en vrai problème recouvrant la situation ou tout individu peut profiter de biens et services (de plus en plus rares) en obligeant les autres à les financer à sa place.
    4) « Cette situation justifie dès lors le caractère public dudit bien et son financement contraignant par l’État afin de pallier au risque qu’aucun individu ne veuille prendre l’initiative de le produire et en assumer les coûts sachant que tous les membres de la communauté pourraient en profiter sans contrepartie. »
    Une situation démontrée comme inexistante ne peut rien justifier. D’ailleurs, même si la situation existait, il ne s’en suivrait pas que certains aient le droit de forcer les autres à produire ce qu’ils jugent soit-disant essentiel par la violence physique ou la menace de son emploi. Comme on pouvait s’y attendre, la monopolisation de certains services par les hommes de l’État engendre exactement le contraire de ce qu’elle prétend éviter : leur raréfaction.

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