Tout le monde a droit a une vie privée, digitale ou analogique

Utiliser du matériel qui renseigne une tierce partie sur votre situation ne devrait pas anéantir tout espoir de conserver une vie privée.

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Tout le monde a droit a une vie privée, digitale ou analogique

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 28 mai 2018
- A +

Par Rick Falkvinge.

Fin décembre, Ross Ulbricht1 a déposé son appel2 à la Cour suprême des États-Unis, soulignant ainsi un droit à la vie privée essentiel : utiliser du matériel qui renseigne une tierce partie sur votre situation ne devrait pas anéantir tout espoir de conserver une vie privée.

La plupart des constitutions prévoient une protection de la vie privée d’une manière ou d’une autre. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne consacre le droit au respect de la vie privée et familiale, du domicile et des communications. Dans la Constitution américaine, la formulation est légèrement différente, mais le résultat est le même : le gouvernement n’a pas le droit de s’immiscer dans la vie privée de quiconque sans bonne raison (« perquisitions ou saisies abusives »).

Les tribunaux américains ont longtemps soutenu que si vous avez volontairement renoncé à une partie de vos droits à la vie privée en faveur d’un tiers, vous ne pouvez plus vous attendre au respect de votre vie privée dans ce domaine. Si l’on observe l’équivalent analogique de ces droits, cette doctrine est exécrable. Pour comprendre à quel point, il nous faut remonter à l’avènement des commutateurs téléphoniques manuels.

Aux débuts de l’ère des téléphones, les standards téléphoniques étaient entièrement manuels. Lorsque vous demandiez à appeler quelqu’un, un opérateur téléphonique humain connectait manuellement le fil de votre téléphone à celui de votre destinataire et déclenchait un mécanisme qui faisait sonner le téléphone. Les opérateurs pouvaient écouter toutes les conversations s’ils le souhaitaient et savaient qui avait parlé à qui et quand.

Est-ce qu’on renonçait à sa vie privée en faveur d’un tiers en utilisant ce service de téléphonie manuel ? Oui, très certainement. Selon la doctrine numérique actuelle, les appels téléphoniques n’auraient plus rien de privé, quelles que soient les circonstances.

Pourtant, nous savons bien que les appels téléphoniques sont privés. Car en réalité, les opérateurs téléphoniques juraient sous serment de ne jamais divulguer la moindre information qu’ils auraient apprise durant leur travail, sur la vie privée des gens – pour vous dire à quel point la vie privée était prise au sérieux, même par les entreprises qui géraient les standards téléphoniques.

Curieusement, la doctrine du « renoncement de vie privée en faveur d’un tiers » semble être apparue au moment où le dernier opérateur a quitté son travail au profit des circuits automatiques actuels. Cela s’est produit assez tardivement, 1983, pile à l’aube de l’ère de la consommation de masse des appareils numériques, tels que le Commodore 64.

Cette fausse équivalence devrait, à elle seule, suffire à invalider la doctrine du renoncement « volontaire » à la vie privée en faveur d’un tiers numérique, renoncement de fait à toute protection de la confidentialité : l’équivalent dans le monde analogique était aux antipodes de cette doctrine.

Mais ce n’est pas la seule leçon à tirer, sur les services tiers privés, de cette équivalence avec le monde analogique. Ce concept suppose, en creux, que vous choisissez volontairement d’abandonner votre vie privée, c’est-à-dire par un acte conscient et délibéré – et notamment, par un choix qui sort de l’ordinaire, car les constitutions du monde entier sont très claires sur le fait que le choix ordinaire, par défaut, est que vous vous attendiez à ce que votre vie privée soit protégée.

En d’autres termes, vu que la vie quotidienne de chaque individu est protégée par le respect de sa vie privée, il faut une situation extraordinaire pour qu’un gouvernement puisse revendiquer l’autorisation de s’introduire dans la vie privée d’une personne.

Et cette situation « extra-ordinaire » est devenue : il suffit que la personne en question ait un téléphone portable sur elle, et donc, qu’elle ait « volontairement » renoncé à son droit à la vie privée, car le téléphone communique sa position à l’opérateur du réseau en contactant les antennes relais.

Mais avoir un téléphone portable est un comportement normal de nos jours. Cela correspond parfaitement à la définition d’ « ordinaire ». En termes d’originalité, ce n’est pas très différent que de porter un jean ou une veste. Ce qui pose la question suivante : en imaginant que les fabricants de jeans de l’époque aient été capables de vous localiser, aurait-il été raisonnable de la part des gouvernements de dire que vous aviez abandonné votre droit à la vie privée, en portant des jeans ?

Bien sûr que non.

Ce n’est pas comme si vous portiez un dispositif de repérage dans le but assumé que des sauveteurs puissent vous retrouver au cours d’une randonnée à risque. Dans de telles circonstances, il est alors possible de dire que vous portez volontairement un dispositif de localisation. Mais pas lorsque vous possédez un objet dont on peut s’attendre à ce que tout le monde en ait un – pire, quelque chose que tout le monde doit avoir, pour ne serait-ce que vivre normalement dans la société actuelle.

Quand la seule alternative pour disposer de la garantie constitutionnelle de votre vie privée est de se tenir à l’écart de toute société moderne, l’argumentaire du gouvernement doit être bien léger… En particulier parce que l’équivalent d’autrefois – les standards téléphoniques analogiques – n’a jamais été une cible légitime dans aucun dossier.

Tout le monde mérite un droit à sa vie privée équivalent à celui du monde analogique.

Jusqu’à ce qu’un gouvernement reconnaisse cela et rende volontairement le pouvoir qu’il s’est lui-même octroyé (ce sur quoi il ne faut pas se faire d’illusions), la vie privée demeure de votre responsabilité.

Sur le web

  1.  S’est illustré sur le darknet avec The Silk Road et ses activités illégales, a été condamné à la perpétuité aux États-Unis. Voir sa page Wikipédia.
  2.  Pour comprendre l’allusion à cet épisode judiciaire, se reporter à cet article de Vice News où est notamment abordé un point soulevé par les défenseurs d’Ulbricht :

    Cette affaire pose la question de savoir si le quatrième amendement permet au gouvernement, sans raison valable, de recueillir des données générées par des millions d’individus au cours des événements quotidiens de la vie moderne : leurs informations qui passent par le trafic Internet, a écrit Shanmugam. Il a ajouté que les internautes « ont une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée  » et que les autorités fédérales devraient avoir besoin d’un mandat pour les fouiller.

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  • Hélas avec les nouveau compteurs électricité, eau, gaz la vie privée est bien mal en point. Cela étant le seul fait de faire sa déclaration d’impôt via le net laisse la porte ouverte à tous les pirates du monde entier. Avec le prélèvement à la source qui sera numérisée il n’y aura plus aucun secret pour les pirates qui peuvent êtres de grands groupes industriels, les banques qui ont déjà pris une bonne avance et bien entendu les services de l’Etat qui ne vont pas se priver de jouer aux apprentis sorciers.
    Le monde est complètement pourri et dans le domaine de la pourriture la France est et se veut être en première position à défaut d’avoir une économie forte il est impératif de maîtriser les moindres circulations de fonds pour en prélever le nécessaire et le superflu.

  • Le probleme n est pas uniquement avec le gouvernement mais aussi avec les grosses entreprises de type Facebook, ou le business model est de reduire a neant votre vie privee afin de pouvoir vendre de la pub. Il est quand meme effrayant de voir toutes les donnees qui ces mouchards appeles telephones portables transmettent. Et maintenant certains achetent meme des micros pour qu amazon, apple et autre puissent les ecouter chez eux (au moins la Statsi ne faisaient pas payer son « service »).

    PS: on peut quand meme bien vivre sans avoir un telephone portable sans arret avec soi. Il est a craindre que ca reste la seule solution si on veut etre hors de la vue de big brother

    • d’un autre côté, Apple ou Amazon ne vont pas vous faire disparaître purement et simplement. Et puis, pas sûr que beaucoup d’Allemands de l’Est se soient amusés à dire, chez eux : « Stasi, commande-moi une pizza »…
      Bref, vous comparez des torchons et des serviettes.

    • Je n’ai jamais été inscrit sur facebook et j’ai ublock qui comme son nom l’indique filtre mon internet pour bloquer toutes les régies publicitaire – et notamment facebook.

      Personne vous oblige à ne pas avoir un bloqueur de pub 😉 (note : y compris sur mon téléphone, ou firefox mobile avec ublock fonctionne !)

      A vrai dire je ne sais pas ce que « publicité » signifie. Ca fait longtemps que j’en ai pas vu.

      Des fois, pour rire, je désactive les multiples protections (je n’ai pas que ublock). Mon Dieu, quelle Horreur ! Je comprends pas comme les gens peuvent surfer tranquille avec tout ca…

  • Voilà un article qui n’est pas écrit par un libéral. Ces pirates suédois sont décidement des sous-marins sociaux-démocrates!
    Son exemple est asin: équiper une paire de jeans d’un dispositif de repérage coûte de l’argent et ne correspond pour le consommateur, à aucune valeur ajoutée, en conséquence son fabricant serait tombé en faillite dès neuf heures du matin! Dans le champ contractuel, les agents sont parfaitement en mesure de protéger leur vie privée, ou de la vendre, peu ou prou, selon l’intérêt qu’ils y trouvent. Il est toujours piquant de constater que ce genre d’auteurs souhaite confier « la protection » de notre vie privée à l’Etat, alors que c’est justement cette institution, dans toutes les juridictions du monde, qui, utilisant la contrainte dont elle a le monopole, a mis en place un sytème législatif et technologique d’espionnage permanent, total, et pratiquement sans contrôle de ses citoyens!
    skål !

    • D’accord avec vous sur le contrôle par l’Etat et sur le champ contractuel aussi. Un produit/service est un tout, à prendre ou à laisser.

      Par contre, je suis certain que la majorité des gens ne savent pas qu’ils sont pistés par leur smartphone, qu’ils portent en permanence sur eux un micro qui pourrait très bien être activé furtivement par un hacker déterminé, qu’ils sont pistés par les portiques aux entrées de villes / parkings, que TOUS les sites internet qu’ils visitent sont enregistrés dans de mulltiples bases de données (pas seulement celle du site visité), que tous leurs déplacements sont pistés, que ce soit dans la rue, ou même dans les centres commerciaux via les émissions radio des smartphones (sans même être connecté), que toutes les transactions bancaires sont analysées et les résultat revendu au plus offrant (merci l’Etat qui ne veut plus de cash)…

      Est-ce réellement du domaine contractuel si cela est fait « en douce » simplement parce que la technique a évolué et que ca devient rentable de vendre les données?

  • Les commentaires sont fermés.

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