Mai 68 des libertariens : des « hippies de droite » contre la politique

A l’heure où Elon Musk rachète Twitter, il faut se rappeler que c’est au moment de mai 68 que les libertariens américains, vont créer leur propre mouvement en se dissociant du conservatisme.

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Mai 68 des libertariens : des « hippies de droite » contre la politique

Publié le 1 mai 2022
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Par Frédéric Mas.

Quand Karl Hess prend la parole lors de la convention de Saint-Louis de la Radical Libertarian Alliance en septembre 1969, la salle s’enflamme.

Par son parcours atypique, de la campagne du très conservateur Barry Goldwater dont il fut speech writer à son rapprochement des très gauchistes students for a democratic society, Karl Hess représente l’aboutissement d’une réflexion singulière et d’un combat politique qui a duré près d’une décennie. Ce parcours, c’est aussi celui du mouvement politique libertarien américain, c’est-à-dire de la frange la plus radicalement attachée aux libertés individuelles de la sensibilité politique libérale.

L’esprit des années 1960 qui souffle sur les campus américains et prépare la révolution des droits n’a pas seulement agité l’extrême gauche. Il a poussé à l’invention de l’anarcho-capitalisme, cette alliance théorique révolutionnaire entre individualisme philosophique et rejet de toute forme d’intervention étatique. L’anarcho-capitalisme se pense à l’aune du principe de non-agression : sont légitimes toutes les interactions entre adultes consentants ; sont illégitimes toutes les atteintes à la propriété d’un tiers non consentant.

Pour ce libertarianisme radical porté par des intellectuels comme Murray Rothbard, Leonard Liggio, Roy Childs ou encore Karl Hess, la période de mai 68 n’est pas un commencement, mais plutôt l’aboutissement d’un processus. Il est la conclusion d’une suite de luttes politiques et idéologiques pour conquérir son identité propre face à la vieille gauche issue du New Deal et la nouvelle droite de l’après-guerre. Son aiguillon critique insufflera au libéralisme politique des décennies suivantes une dose d’optimisme, de rigueur intellectuelle et d’intransigeance morale qui va perdurer dans le débat public américain contemporain.

La sainte alliance entre libertariens et conservateurs

Dix ans avant la convention de la Radical Libertarian Alliance, Karl Hess est encore un membre éminent du Parti républicain, et l’une des personnes les plus écoutées au sein de sa fraction conservatrice, alors minoritaire au sein d’un parti dominé par les républicains modérés. Ces derniers, les Rockfeller republicans, défendent le statu quo politique à l’endroit des réformes interventionnistes héritées du New Deal, au grand dam de deux groupes distincts à droite, les nouveaux conservateurs et la vieille droite d’avant-guerre.

Pour ces derniers, la reconquête politique passe nécessairement par la remise en cause de l’ère Roosevelt qui a vu l’expansion sans précédent de l’État-providence et du pouvoir politique sur la société civile. Il y a pour les deux factions politiques la même hostilité pour la bureaucratisation de la société et sa possible dérive totalitaire.

C’est ce qui explique en partie que tous se retrouvent dans le petit essai de Friedrich Hayek, La route de la servitude, paru en 1944 et diffusé aux États-Unis sous forme d’épisodes dans le Reader’s digest. Le danger pointé par l’intellectuel autrichien porte sur l’articulation entre l’interventionnisme étatique et l’extension de son contrôle politique sur les individus, présents à la fois dans les systèmes totalitaires et la social-démocratie d’après-guerre.

La voix des radicaux

L’arrivée de Barry Goldwater au sein des plus hautes instances du parti républicain apparaît au début des années 1960 comme une bénédiction et le point de convergence possible entre conservatisme et libertarianisme. Ce sénateur venu d’Arizona se fait connaître en politique pour ses diatribes contre la corruption des syndicats et ses critiques adressées au progressisme du président Roosevelt. Au sein du parti républicain, il devient vite la voix des radicaux contre la trop grande mansuétude de l’administration Eisenhower à l’endroit de l’État-providence.

La création de la Young Americans for Freedom le 11 septembre 1960 scelle en quelque sorte l’entente entre les deux familles politiques. Son but est de rassembler les étudiants pro-Goldwater sur un programme commun équilibré, « The Sharon statement », acceptable par les deux parties. Comme le note David Friedman :

Au début, la YAF était aussi libertarienne que conservatrice. Son premier président, Robert Schuchman, était un vrai libertarien. Il est à l’origine du choix du mot Freedom dans le nom de l’organisation1.

En 1964, grâce aux manœuvres des deux factions alliées au sein du Parti républicain, Goldwater devient candidat à la présidence de la république devant Lyndon Johnson. Il s’agit d’un véritable hold-up : les deux alliés par intérêt sont minoritaires, mais leur activisme a permis de marginaliser les adversaires et de faire triompher l’aile droite du GOP.

La candidature de Goldwater suscite l’enthousiasme de la majorité des libéraux, des libertariens, et même de Ayn Rand. Milton Friedman participe au programme économique du candidat, Ludwig von Mises, la figure centrale du mouvement, et Ayn Rand le trouvent estimable (même si l’opinion de cette dernière évoluera après son échec). Pour la première fois, la stratégie libertarienne d’alliance porte ses fruits et semble les porter aux portes du pouvoir.

Seulement, tous ne partagent pas le même enthousiasme pour Goldwater. Murray Rothbard, qui incarnera les deux décennies suivantes le théoricien anarcho-capitaliste par excellence, voit le candidat conservateur comme le pire ennemi de la liberté et le signe du déclin de la droite d’avant-guerre. L’économiste new-yorkais reproche essentiellement au conservatisme d’après-guerre d’avoir trahi le pacifisme de l’old right d’avant-guerre. En matière de politique étrangère, Barry Goldwater est partisan du roll back contre l’URSS, et en politique intérieure, son discours religieux est calibré pour séduire les chrétiens fondamentalistes les plus obscurantistes. D’un côté, la nouvelle droite trahit son pacifisme isolationniste originel par anticommunisme, de l’autre, il substitue à l’idéal de la liberté individuelle la nécessité de défendre un ordre moral puritain.

Pourtant Rothbard est à cette époque totalement inaudible. Il s’est fâché avec Ayn Rand et ses disciples objectivistes pour une obscure histoire de plagiat, une partie de son cercle Bastiat suit Goldwater, et surtout, le Volker Fund, la seule fondation qui acceptait de financer les libéraux et les libertariens, y compris le salaire de Ludwig von Mises à l’université de New York, cesse toute activité en 1962. À la veille de l’élection présidentielle, le courant libertarien, toujours organiquement ancré à droite, est exsangue.

Après la défaite de Goldwater : que faire ?

1964 : le parti républicain subit une défaite monumentale à l’élection présidentielle. Lyndon Johnson est élu avec 61,1 % des voix et 44 États contre 38,5 % et 6 États pour Barry Goldwater. La stratégie des républicains visant à radicaliser la droite est un plantage complet. En s’alignant sur les revendications des franges les plus réactionnaires des États du sud ségrégationniste, les républicains perdent le soutien des modérés. Les démocrates n’ont pas beaucoup de difficulté à trouver un angle d’attaque contre leur adversaire conservateur. Il a suffi de le dépeindre, sans trop forcer le trait, en Dr Folamour obsédé par la menace soviétique et le doigt sur la gâchette nucléaire pour susciter l’aversion de la majorité de l’électorat.

Les libertariens comme les conservateurs sont rejetés à l’extrême droite du parti, à nouveau considérés comme infréquentables et étiquetés cinglés.

La faction conservatrice rompt petit à petit les ponts avec le libertarianisme le plus radical pour adopter une attitude taillée pour la guerre froide : anticommuniste, impérialiste et volontiers réactionnaire, défenseur d’une civilisation chrétienne fantasmée. Progressivement, la National Review, qui est le point de rencontre des intellectuels conservateurs, se purge de toute influence et collaboration libertarienne. Si les relations n’avaient jamais été simples entre Russell Kirk et William Buckley Jr d’un côté, les inventeurs du conservatisme américain moderne, et de l’autre les intellectuels libertariens, la défaite ne fait que graver les vieilles rancœurs dans l’airain.

C’est à ce moment-là que Karl Hess, l’âme damnée de Goldwater, commence sa deuxième vie, celle d’un anarcho-capitaliste en rupture de ban avec la droite.

Comme bon nombre de ses collègues rattachés au staff du candidat, Hess se trouve licencié et marginalisé au sein du Parti républicain. Les modérés reprennent la main, et porteront au pouvoir quelques années plus tard leur candidat, Richard Nixon. Le parcours de Hess est révélateur de l’esprit des années 1960 qui souffle sur les milieux libéraux et libertariens américains.

Hess l’homme d’action

Karl Hess adhère au Parti républicain à la fin des années 1940. C’est là qu’il apprend à connaître les valeurs individualistes de la vieille droite d’avant-guerre, et qu’il se dote d’un anticommunisme tout aussi solide. Il devient rapidement la plume de plusieurs hommes politiques de droite, et à partir des années 1950 écrit pour la revue Newsweek.

Hess n’est pas seulement un intellectuel, c’est aussi un homme d’action enthousiaste : il collectionne les armes, a contribué à une tentative de renversement de Batista à La Havane ce qui l’a même poussé à prendre un avion pour bombarder Cuba de pamphlets contre le dictateur. L’épisode lui attirera quelques ennuis auprès du FBI.

Son soutien enthousiaste au sénateur « chasseur de sorcières » Eugene McCarthy lui coûte son poste à Newsweek en 1954. Familier des milieux anticommunistes, au cours des années 1960 il devient chercheur au sein du think tank conservateur American Enterprise Institute (AEI) et commence à travailler activement en tant que rédacteur de programme du Parti républicain. C’est grâce à son poste au sein de l’AEI qu’il devient en 1964 l’un des principaux inspirateurs de la campagne présidentielle de Barry Goldwater.

Après la défaite des républicains et la marginalisation du staff de Goldwater au sein même du GOP, Karl Hess écrit un essai pour défendre ce qui fut son engagement, In a Cause That Will Triumph, qui blâme les médias d’avoir caricaturé les positions de Goldwater.

Après le parti républicain

Karl Hess sort de la campagne lessivé, divorcé et sans avenir professionnel défini. En 1966, il apprend à souder, achète une moto, et va vivre avec sa nouvelle compagne hippie sur une péniche. Après avoir abandonné le parti républicain et l’AEI, il commence à travailler pour un think tank de gauche, l’Institute for Policy Studies. Un jour, il tombe sur un article de Murray Rothbard dans la revue d’extrême gauche Ramparts, qui achève de le convaincre qu’il n’est pas devenu fou : il existe une entente possible entre l’esprit de la vieille droite individualiste et pacifiste d’avant-guerre et cette nouvelle gauche qui proteste sur les campus contre la guerre du Vietnam et pour l’égalité des droits.

Contrairement à l’intellectuel Rothbard, en basculant à gauche, Hess intègre tous les codes et toutes les causes de la contre-culture. Il troque le costume cravate contre le déguisement révolutionnaire et la barbe à la Castro, et pratique les discours enflammés contre le big business, le fiscalisme et l’impérialisme américain. C’est à partir de cette époque qu’il décide de se soustraire au contrôle fiscal du gouvernement fédéral, choisissant ainsi de ne plus déclarer de revenus, ni de payer d’impôts. Son engagement révolutionnaire est celui d’un révolté fiscal radical, dont il retrouve les racines dans la tradition anarchiste individualiste américaine, celle de Lysander Spooner et Benjamin Tucker. Ces nouvelles pratiques politiques qui apparaissent au sein du débat public ne vont pas tarder à se traduire par l’invention théorique de l’anarcho-capitalisme.

En 1969, Karl Hess publie dans Playboy un article intitulé « The Death of Politics », la mort de la politique, qui résume son parcours et célèbre la nouvelle synthèse anarcho-capitaliste. Face à une nouvelle droite et une nouvelle gauche également autoritaires, Hess définit le libertarianisme comme la vision qui fait de chaque homme le propriétaire absolu de sa vie, et par extension des fruits de son travail. Il peut l’utiliser et en faire usage comme il l’entend, ce qui implique que les seules actions sociales légitimes se fondent sur la volonté des individus. Selon cette définition, la seule fonction du gouvernement est donc de défendre l’individu contre la violence.

L’anarcho-capitalisme, explique Karl Hess, est simplement la forme économique de cette éthique libertarienne : les hommes devraient pouvoir échanger les biens et les services sans régulation étatique, et les communautés, tout comme l’entraide, devraient émerger des volontés individuelles davantage que de la coercition et de la violence des gouvernements.

La nouvelle gauche parle le langage de l’individualisme, mais en pratique, elle demeure collectiviste. La nouvelle droite, celle que Hess a fréquentée au sein du staff de Goldwater, est accusée de rejeter le capitalisme : elle défend les entreprises mais aussi le protectionnisme. Pour Hess, en 1969, et malgré son chemin parcouru, il n’existe toujours pas de mouvement libertarien qui puisse accueillir son positionnement nouveau, et malgré son rapprochement avec l’ultra-gauche, l’individualisme radical qu’il défend reste marginal.

C’est aussi la position de l’inventeur de l’anarcho-capitalisme Murray Rothbard, à la différence près que ce dernier n’a jamais cédé aux sirènes de la nouvelle droite et de l’anticommunisme militant qui a soudé le parti républicain d’après-guerre.

Rothbard marginalisé à droite

À la veille de la candidature de Barry Goldwater en 1964 Murray Rothbard est totalement isolé, là où Karl Hess est au centre de toutes les attentions à droite. Il est lui aussi victime des grandes transformations idéologiques internes au sein du mouvement conservateur américain, qui, sous pression de l’esprit de guerre froide, va peu à peu faire disparaître la old right, jugée trop pacifiste, voire « anti-américaine ».

Ayn Rand et son mouvement objectiviste poursuit sa croissance tout en soutenant Goldwater, Hayek quitte les États-Unis pour s’installer définitivement en Grande-Bretagne en 1962 sans avoir laissé derrière lui de courant proprement hayékien. Rothbard semble être le seul penseur libertarien à s’inquiéter véritablement de l’impossibilité de construire un mouvement libertarien qui puisse défendre ses propres valeurs sans devoir dépendre financièrement et idéologiquement des autres grands courants politiques.

C’est pourquoi rn 1965 il décide de créer avec son ami l’historien Leonard Liggio, un espace idéologique propice à l’invention d’un tel mouvement avec la revue Left and Right. Il s’agit de trouver pour eux un terrain d’entente entre les libertariens et la nouvelle gauche anti-militariste qui défraie la chronique sur les campus des universités américaines.

En effet, pour Rothbard, les mouvements de protestation de 1964 contre la guerre du Vietnam qui culminèrent en 1965 avec la marche sur Washington organisée par les Students for a Democratic Society furent une excellente surprise. Ce puissant courant de gauche hostile à la guerre donnait l’occasion de repenser une nouvelle synthèse entre libéralisme et nouvelle gauche.

Contre le pessimisme conservateur

Le ton est donné dans le premier édito de Left and Right, qui associe le nouveau conservatisme des anciens alliés républicains avec le pessimisme culturel et la nostalgie pour l’Ancien régime. Ce pessimisme est une impasse, et ne parle plus qu’à la frange fondamentaliste et moribonde de l’Amérique profonde. Non content d’être passéiste sur un plan stratégique, la droite est d’essence réactionnaire : elle défend une société de statuts, dominée par la religion, et a toujours été l’ennemie de la liberté, depuis au moins le XVIIIe siècle.

Pour Rothbard, il est important de clarifier la généalogie du libertarianisme comme du libéralisme en général pour l’extraire du récit conservateur. Le libéralisme est une idéologie qui prend sa source dans toutes les révolutions, en particulier anglaise et française, contre l’ordre ancien et la féodalité, et s’oppose frontalement au conservatisme qui se tient du côté de la réaction. Face au phénomène révolutionnaire, le libéralisme est

le parti de l’espérance, du radicalisme, de la liberté, de la révolution industrielle, du progrès, de l’Humanité

tandis que le conservatisme devient

le parti de la réaction, le parti qui a cherché à restaurer la hiérarchie, l’étatisme, la théocratie, la servitude et l’exploitation de classes de l’ordre ancien.

Rothbard estime que parce que la nouvelle gauche n’a pas encore formé de corpus idéologique clair, elle est pour les libertariens comme une terre de conquête où tester leurs idées nouvelles, ou plus exactement lui faire connaître certaines idées de l’old right tout à fait compatibles avec l’air du temps. Ainsi, Left and Right se fera promoteur du vieux courant révisionniste historique, cette tradition intellectuelle fortement ancrée dans les esprits de la droite isolationniste… et de l’extrême gauche.

Le révisionnisme historique américain ne doit pas être confondu avec celui habituellement désigné comme tel en Europe : il ne s’agit en aucun cas de nier les crimes de guerre nazis pendant la seconde guerre mondiale, mais de critiquer l’histoire hagiographique des engagements militaires américains, en particulier lors du premier conflit mondial qui tente de maquiller l’impérialisme en « guerre démocratique ».

À gauche toute !

Ce positionnement particulier donnera à Liggio la possibilité de fréquenter plusieurs cercles d’extrême-gauche à l’université. C’est aussi à cette époque que Murray Rothbard co-édite avec Ronald Radosh A New History of Leviathan (1972), qui aborde le rôle des grandes entreprises dans la montée de l’étatisme au 20e siècle, en s’appuyant sur des contributions venant du libertarianisme comme de l’extrême-gauche.

Seulement, l’engagement des libertariens n’est pas seulement intellectuel, et ils iront défendre leur nouvelle synthèse sur le terrain en se passionnant, momentanément, pour les débats et engagements groupusculaires parfois les plus improbables. Rothbard s’implique dans la vie du Peace and Freedom Party en 1968, petit parti californien féministe et pacifiste, avant de finir au Maoist Progressive Labor Party après une douzaine de retournements tactico-politiques.

D’après Walter Block, l’engagement des libertariens dans ces formations tenait plus de l’amusement que d’une volonté sérieuse d’influencer les plateformes programmatiques des pseudo-révolutionnaires. Toutefois, selon les dires de Rothbard, le PFP sous son influence adopta un programme imprégné de laissez-faire qui comprenait à la fois la libéralisation des échanges, une réduction massive d’impôt et la défense de l’étalon-or.

Le style de Rothbard pendant la décennie évolua, comme celui de Hess, en prenant une teinte révolutionnaire. Il dessina en termes léninistes la stratégie que les libertariens devaient selon lui adopter :  le mouvement libertarien devait se professionnaliser et ne pas se contenter de brochures portant sur l’économie ou de think tanks éducatifs.

C’est d’ailleurs cet aspect que Rothbard retient de son expérience au sein de la nouvelle gauche. Celle-ci a été, selon ses propres termes, catastrophique, parce qu’elle a éloigné beaucoup de gens du libertarianisme au profit du gauchisme pur et simple. Cette débâcle s’est expliquée par l’absence de formation interne au mouvement libertarien, les laissant sans doctrine définie, sans véritable stratégie et pensée politique.

Comme le note l’historien Brian Doherty dans Radicals for Capitalism, à cette époque, Murray Rothbard et ses camarades prennent les tics, les travers et s’enthousiasment pour le fourmillement groupusculaire et l’idéalisme gauchiste propre à l’époque. Le libertarianisme devient une faction politique et idéologique parmi tant d’autres, avant que la nouvelle gauche ne sombre dans la violence et n’éloigne durablement les libertariens du bouillonnement révolutionnaire de 68. C’est aussi ce qui permettra la création de la troisième voie libertarienne entre gauchisme et conservatisme américains.

Le boom optimiste des années 1970

Pour les libertariens, la fin des années 1960 signifie à la fois la rupture avec le conservatisme, mais aussi l’invention du mouvement libéral comme groupe social autonome, avec ses propres cercles de réflexion, ses think tanks, ses intellectuels publics et ses centres de recherches. La période qui suivra, jusqu’au début des années 1980, sera sans doute de ce point de vue la plus riche intellectuellement et politiquement, le tout sur fond optimiste et conquérant.

Dès 1971, le mouvement libertarien sort un peu de sa marginalité. Le New York Times consacre plusieurs articles bienveillants sur le sujet, et les passages dans les médias se multiplient. L’horizon groupusculaire s’élargit grâce à la figure atypique de Karl Hess, mais aussi à la grande vigueur de ses intellectuels.

En 1973 apparaît le premier tome de Droit, Législation et liberté, de Friedrich Hayek, ainsi que Machinery of Freedom de David Friedman. Anarchie, État et Utopie de Robert Nozick est publié un an plus tard. James Buchanan publie en 1975 The Limits of Liberty : between Anarchy and Leviathan, la même année que Défendre les indéfendables de Walter Block. Plus encore, c’est la figure de Milton Friedman qui va devenir médiatisée et sa parole synonyme partout en Occident de réformisme libéral, ou « néolibéral » pour ses détracteurs.

En 1972, la revue Reason sort de la confidentialité pour devenir le newsmagazine d’inspiration libertarienne le plus connu aux États-Unis. D’abord confinée à un étroit public de fans d’Ayn Rand, celle-ci se transforme petit à petit pour devenir en quelque sorte le « journal de référence » de tout le mouvement libertarien.

Sur le plan politique, les créations du Parti libertarien américain et du think tank Cato Institute marqueront une étape décisive dans la croissance du mouvement.

Le parti libertarien voit le jour en 1971, après la décision du président Nixon d’abandonner l’étalon-or à la suite des accords de Bretton-Woods et de surtaxer les importations de 10 %. Frustrés de voir le Parti républicain s’éloigner des principes du libéralisme, certains libertariens décident donc de se mobiliser. Ayn Rand condamne l’initiative, Murray Rothbard se déclare sceptique, avant de s’y rallier afin de le radicaliser en y défendant l’anarcho-capitalisme. Le parti devint le lieu de débat et d’affrontements réguliers entre anarchistes, libéraux classiques et minarchistes, c’est-à-dire partisans de l’État minimal. Après une période d’euphorie sans rapport avec ses scores électoraux, qui ont toujours été très médiocres, le Parti libertarien s’effacera de la scène publique à la fin des années 1980 avec la montée du reaganisme, dont la rhétorique libérale-conservatrice captera une grande partie de l’électorat libertarien, et cela au grand dam de Murray Rothbard.

Le Cato Institute naît en 1977 sous l’impulsion de Rothbard et de l’entrepreneur Charles Koch. Sa vocation à l’origine est purement universitaire, mais ne tardera pas à diversifier ses activités pour produire de l’étude à destination des décideurs et du grand public. Comme le note Sébastien Caré :

En 1977, presque toutes les institutions libertariennes nationales furent installées dans le voisinage et sous le patronage du Cato Institute : le Parti Libertarien, la Students for a Democratic Society et la Libertarian Review, rachetée par Charles Koch en 1977 et aussitôt déplacée à San Francisco depuis New-York2.

À la fin des années 1970, le libertarianisme s’est à la fois éloigné du conservatisme, détaché de sa réputation droitière, et s’est doté des organisations professionnelles dont rêvait Rothbard pour pérenniser le mouvement. L’héritage des années 1960 semble s’être concrétisé, et la petite bande d’intellectuels est devenue mouvement politique et intellectuel respectable et respecté.

Les querelles intestines, les divergences de stratégie et l’arrivée de Reagan au pouvoir disperseront malheureusement le mouvement libertarien en nouvelles chapelles sans pour autant faire disparaître l’héritage optimiste et radical des années 1960. Mais c’est une autre histoire, celle d’aujourd’hui.

  1. Cité dans Caré, Sébastien, Les libertariens aux États-Unis, PUR, p. 58.
  2. Caré Sébastien, op. cit., p. 116.
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