Transformation : la vision, c’est l’opium des organisations

5 raisons qui font que la transformation n’est pas une si bonne idée que ça pour organiser son entreprise.

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
Opium By: UnklNik - CC BY 2.0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Transformation : la vision, c’est l’opium des organisations

Publié le 27 mars 2018
- A +

Par Philippe Silberzahn.

« Le principal point de blocage de la transformation de notre organisation est que notre direction générale n’a pas articulé de vision claire » me disait récemment un participant dans un séminaire de formation, avec un air d’évidence des sentences qui paraissent logiques mais ne marchent pas. Eh bien non, votre organisation n’a pas besoin de vision claire pour se transformer. Au contraire, on peut même défendre l’idée qu’avoir une vision est contre-productif et entravera la transformation.

Nous répétons la révolution, mais les plébéiens sont en retard.   —Günter Grass

C’est ce que doivent se dire les directions générales lorsque leur belle vision reste lettre morte. Il paraît tellement évident qu’avoir une vision est un préalable à la transformation car après tout, pour paraphraser Alice, si on ne sait pas où on va, on a peu de chance d’y arriver, n’est-ce pas ?

Alice au pays de la transformation

Hé bien la transformation ce n’est pas le pays des merveilles et ce qui semble si logique ne marche en fait pas, pour plusieurs raisons :

Premièrement, la notion même de vision induit son propre échec : un dirigeant d’une grande entreprise française me parlait récemment de son PDG en disant « Il a une superbe vision, mais rien à faire, ça ne cascade pas. » L’idée qu’un penseur visionnaire génial doive montrer la voie, à charge à ses subordonnés de traduire cette vision en action, traduit une conception cartésienne distinguant les penseurs des acteurs sans véritable lien entre les deux, et surtout considérant les acteurs comme incapables de penser et d’élaborer la vision collectivement. Se plaindre ensuite que la vision du chef génial ne « cascade » pas traduit simplement une incompétence managériale de ce dernier.

Deuxièmement, la vision est dictatoriale : elle est imposée à la masse qui doit l’accepter et la traduire en actions. Ce faisant, elle traduit une conception de l’ancien monde, hiérarchique, basé sur la connaissance du chef, alors qu’elle est supposée permettre l’avènement du nouveau monde, basé sur l’autonomie, la défiance des hiérarchies et des vérités révélées, et l’esprit entrepreneurial.

Troisièmement, la vision n’empêche en rien l’échec : dès les années 80, Kodak avait une claire vision de l’impact du numérique sur son activité de films argentiques. Le premier appareil photo numérique ayant été inventé entre ses murs en 1975, la direction générale de Kodak sait de façon certaine, dès les années 80, que l’avenir est au numérique. La firme investira fortement dans ce domaine, élaborant une vraie stratégie, dépensant plus de 5 Md$, introduisant les premiers appareils numériques sur le marché, sans véritable impact puisque l’affaire se finira en dépôt de bilan et en disparition en 2012. Une vision claire n’empêche d’être prisonnier du dilemme de l’innovateur.

Quatrièmement, la vision est distractive : dans les années 90, Andy Grove, PDG d’Intel, mort récemment et encensé par la presse, s’était enthousiasmé pour la vidéo-conférence. Intel y avait laissé des millions de dollars sans résultat et pendant que le PDG était tout occupé à poursuivre sa vision, son concurrent AMD lui taillait des croupières dans l’entrée de gamme et menaçait son existence-même. Il a fallu une brutale prise de conscience pour que Intel corrige le tir et évite la sortie de route.

Cinquièmement, et plus fondamentalement, la vision est une excuse pour ne rien changer : puisqu’elle est impossible à mettre en œuvre, puisqu’elle est du ressort du dirigeant suprême, la vision est très pratique pour ne rien faire. On peut accuser la direction générale de produire des plans infaisables, et celle-ci peut accuser ses subordonnés d’être mauvais en exécution. S’ensuivra une furie de réunions, comités de coordination, indicateurs de suivi et de nomination de directeurs de la transformation ; rien ne se passera mais tout le monde sera au top de son énergie. Pendant ce temps les concurrents ramasseront les marchés.

[related-post id=297717 mode=ModeLarge]

Les entrepreneurs se passent de vision pour transformer le monde

Tout cela est d’autant plus tragique que rien n’a jamais montré qu’une vision est nécessaire pour réussir, et encore moins dans une situation de rupture. Ikea n’avait pas de vision à ses débuts ; 3M non plus ; ni AirBnB, ni Google, ni Facebook. Elon Musk est une exception brillante, mais on mesure les risques qu’il prend… Pas sûr que les entreprises soient nombreuses à vouloir jouer ce jeu… Si les entrepreneurs n’ont pas besoin de vision préalable pour transformer le monde, pourquoi en faudrait-il une pour transformer une organisation existante ?

Pire que ça, en situation d’incertitude, avoir une vision peut être contre-productif. Il est très difficile, voire impossible, de savoir où on va. Certains s’en inquiètent, et renforcent paradoxalement leurs efforts de prédiction, dans une sorte de fuite en avant; d’autres s’en réjouissent. Mais ce qui est sûr, c’est que l’avenir sera une surprise. Personne ne peut prédire l’avenir de son industrie ; ni que celle-ci sera uberisée et disparaîtra, comme a disparu l’industrie de la pellicule photo, ou qu’elle réussira à se transformer pour renaître, comme le textile européen après la saignée des années 70 ou les cinémas multiplex après le magnétoscope et le DVD.

Pourquoi dès lors s’acharner à prédire ? Pourquoi s’imposer un exercice de création d’une vision qui a toutes les chances de consommer une énergie faramineuse en faisant travailler des managers sur des technologies qu’ils ne comprennent pas, et s’ils les comprennent, dont ils ne peuvent pas en mesurer les implications, et qui a également toutes les chances de se révéler fausse après quelques mois, embarquant l’entreprise dans une mauvaise direction ?

La recherche en entrepreneuriat a montré depuis longtemps, avec le concept d’effectuation, que les entrepreneurs font émerger leur vision chemin faisant. Celle-ci émerge de leurs actions basées sur l’application de quelques principes simples, mais génériques. La clé de la transformation organisationnelle ne réside donc pas dans la conception du plan parfait basé sur une vision, mais sur la mise en pratique de ces principes à tous les niveaux de l’organisation. La création du contexte permettant cette mise en pratique est le seul véritable impératif de la direction générale.

[related-post id=267745 mode=ModeLarge]

Sur le web

Voir le commentaire (1)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (1)
  • C’est tellement clair!

    F.Mitterrand avait sans doute des « prévisionnistes » autour de lui mais continuait à fréquenter sa « voyante », dit-on!
    À l’inverse, un « patron » de PME (ou TPE), resté en contact avec ses salariés, saura vite ce qui peut être amélioré si il est capable de bavarder, d’écouter et d’observer! Loin d’une perte de temps, c’est aussi un investissement.
    C’est d’une « platitude »!

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Il convient de rester prudent et mesuré quand on établit des parallèles entre stratégie militaire et stratégie d’entreprise. Heureusement, les enjeux ne sont pas de même nature et la vie des hommes ne doit jamais être mise en danger sur les champs de bataille économique.

Il n’empêche que l’art de la stratégie militaire, tel qu’il nous a été transmis par les grands généraux de l’histoire, a toujours inspiré les gourous du management.

Un certain nombre de principes vieux comme le monde continuent de présider à la réflexion et à l’... Poursuivre la lecture

Par Oihab Allal-Chérif.

 

En 2023, avec les sorties des films Air, Tetris, et BlackBerry, l’entrepreneuriat est plus que jamais une source importante d’inspiration et de revenus pour les cinéastes. Dans ces films comme dans The Social Network, Le Fondateur, Steve Jobs, ou Walt Before Mickey, les entrepreneurs sont présentés comme des personnages géniaux, perfectionnistes, résilients, torturés, impétueux, rebelles, et avec des vies rocambolesques.

Adulés ou haïs, les aventures authentiques des entrepreneurs constituen... Poursuivre la lecture

La RSE – Responsabilité sociale et environnementale des entreprises – est devenue un passage obligé de la stratégie d’une organisation. Si la nécessité paraît évidente – bien sûr qu’une organisation a une responsabilité sociale et environnementale – le concept a pourtant dès ses débuts fait l’objet de critiques, aussi bien dans son principe que dans son application.

L’une d’entre elles a trait au fait que pour de nombreuses entreprises, la RSE est un moyen commode de s’acheter une conduite malgré des pratiques discutables, voire condam... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles