Faut-il avoir peur du libéralisme ? Lettre à Matthieu Ricard à propos de Ayn Rand

Le libéralisme d’Ayn Rand est-il immoral ? Une lettre ouverte à Matthieu Ricard.

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Faut-il avoir peur du libéralisme ? Lettre à Matthieu Ricard à propos de Ayn Rand

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 22 mars 2018
- A +

Par Thierry Falissard.

Je lis depuis longtemps tes différents ouvrages avec lesquels je suis assez souvent en accord (je suis bouddhiste − mais pas bouddhiste tibétain − depuis presque 40 ans). De mon côté, j’ai écrit La pensée bouddhiste, un livre qui essaie de proposer une synthèse philosophique des enseignements des diverses écoles bouddhistes.

J’ai lu avec intérêt ton article « Ayn Rand est-elle vraiment le modèle à suivre pour une grande nation ?  »

Je ne suis pas moi-même randien, seulement libertarien. Ton article sur Ayn Rand a attiré mon attention et m’a conduit à formuler diverses remarques que je soumets à ton jugement.

Comme tu le sais, dans toute discussion il faut user des mots, mais sans être pris à  leur piège. Je me permets de citer à ce sujet le canon pāḷi :

« Un ascète à l’esprit libéré (vimuttacitto) […] s’exprime (voharati) avec les mots en usage dans le monde, sans être trompé (aparāmasanti) par eux. (Dīghanakha Sutta) »

Les mots ont des connotations différentes, variables d’un locuteur à l’autre. Un terme aussi général que celui d’idéalisme aura un sens bien différent d’un philosophe à l’autre, ou d’un essayiste à l’autre. Le terme de nihilisme (même quand il n’est pas appliqué au bouddhisme, ce qui est encore trop fréquent !) a différentes significations ; ainsi le philosophe Friedrich Nietzsche l’emploie dans un sens peu commun, et s’en sert pour qualifier indistinctement presque toutes les religions ou philosophies qui ne correspondent pas à la sienne.

L’altruisme obligatoire

Il en va de même pour ce qu’Ayn Rand nomme altruisme.

En fait, l’altruisme que fustige Rand est une variété d’altruisme que l’on pourrait appeler « altruisme obligatoire ». La définition qu’en donne Rand s’éclaire dès que l’on y adjoint ce qualificatif (que je mets à dessein entre crochets dans la citation ci-dessous) :

« Quel est le code moral de l’altruisme [obligatoire] ? Le principe de base de l’altruisme [obligatoire] est que l’homme n’a aucun droit à exister pour lui-même, que rendre service aux autres est la seule justification de son existence, que le don de soi (self-sacrifice) est son devoir moral le plus haut, sa vertu et sa valeur les plus élevées.Ne confondez pas l’altruisme [obligatoire] avec la gentillesse, la bienveillance ou le respect des droits d’autrui.

Ce ne sont pas des prémisses, mais des conséquences, qu’en réalité l’altruisme [obligatoire] rend impossibles. La prémisse irréductible de l’altruisme [obligatoire], son absolu, est le sacrifice de soi, c’est-à-dire : l’immolation de soi, l’abnégation, l’autodestruction, ce qui signifie que le soi représente le mal, et l’abnégation le bien. Ne vous retranchez pas derrière des questions [éthiques] simplistes, comme celle de devoir donner ou non une pièce à un mendiant.

Le sujet n’est pas là. La question qui se pose est de savoir si oui ou non vous avez le droit de vivre sans lui donner une pièce. La question est de savoir si vous devez ainsi justifier votre existence, pièce après pièce, auprès de tous les mendiants que vous pourriez croiser.

La question est de savoir si les besoins des autres viennent au tout premier rang dans votre vie et constituent la finalité morale de votre existence. La question est de savoir si l’homme doit être considéré comme un animal sacrificiel. Tout homme qui se respecte lui-même répondra : non. L’altruisme [obligatoire] affirme que oui. » (Ayn Rand Lexicon : altruism ; la traduction en français est de moi)

Rand ne défend pas un « égoïsme extrême », à moins de considérer que la recherche de l’indépendance, de l’autonomie individuelle, et le refus de forcer autrui à nous assister, soient la preuve d’un égoïsme extrême. Si l’égoïsme consiste à vouloir se prendre en charge et à ne pas peser indûment sur autrui, on ne peut que féliciter Trump ou d’autres politiciens de le promouvoir !

Et ce type d’égoïsme n’empêche pas du tout d’être altruiste, bien au contraire !

 

Ethique de la réciprocité bouddhique

Les textes bouddhiques préconisent une « éthique de réciprocité » : on devrait aimer autrui comme soi-même mais ni plus ni moins que soi-même sinon on risque de tomber dans de graves déséquilibres (si l’on ne prend pas d’abord soin de soi-même, comment pourra-t-on aider les autres ?).

Quelques citations, à nouveau, du canon pāḷi :

« À cause du bien-être des autres, quelque grand qu’il puisse être, le propre bien-être de soi-même ne doit pas être négligé. (Dhammapada 166, traduction Prajñānanda).

Celui qui se soucie à la fois de son propre bien (attahita) et de celui d’autrui (parahita), celui-là […] est le plus haut, le meilleur, le plus éminent, le suprême, le plus noble. (Chavālāta Sutta)

En se protégeant soi-même, on protège les autres. En protégeant les autres, on se protège soi-même. (Sedaka Sutta)

[Celui qui se juge] supérieur (seyya), égal (sadisa) ou inférieur (hīna) [à autrui] […] ne voit pas les choses comme elles sont (yathābhūtaṃ). (Paṭhamasoṇa Sutta)

Certes, tu pourras m’objecter que le bodhisattva doit se sacrifier lui-même au bénéfice d’autrui, y compris en donnant sa vie s’il le juge bon. Mais le bodhisattva est un type d’être si particulier, sa vocation est si peu ordinaire, que l’on ne peut généraliser sa pratique. Le monde ne peut être constitué que de bodhisattvas ! Et le bodhisattva ne force personne à agir comme lui et à se sacrifier volontairement !

 

Les totalitarismes aux prétentions altruistes

Il faut aussi garder en tête que Rand s’est exilée d’un pays, l’URSS, qui pratiquait cet « altruisme obligatoire » par la violence d’État, en nivelant toute différence et en interdisant toute initiative privée au nom de l’égalité et de la justice, fustigeant sans cesse l’égoïsme individuel, prétexte très commode pour opprimer une population.

Les Chinois eux-mêmes n’ont-ils pas prétendu faire œuvre altruiste en « libérant » comme on le sait le Tibet ? Faut-il rappeler, face à une idéologie à prétentions altruistes, mais qui a fait une centaine de millions de morts au XXe siècle, que jamais « la fin ne justifie les moyens » ?

J’imagine que ce n’est pas du tout ce type d’altruisme que tu souhaites encourager, qui transforme l’être humain en « animal sacrificiel ». Dès qu’une qualité humaine, aussi belle soit-elle, prétend s’imposer par l’obligation et par la contrainte, elle perd toute valeur éthique. Il n’y a véritablement altruisme que s’il y a consentement des deux côtés, du côté de celui qui donne et du côté de celui qui reçoit.

Le rôle d’un chef politique ne devrait pas être de promouvoir des valeurs morales, mais seulement de veiller à ce que le droit de chacun soit respecté, ce qui est l’unique rôle auquel l’État, dans sa forme actuelle, ne peut prétendre se soustraire. La seule éthique que l’on devrait absolument respecter est l’éthique minimale de la non-agression (ce qu’on retrouve aussi dans les préceptes éthiques du bouddhisme). L’altruisme doit être encouragé, certes, mais pas mis en avant comme une obligation individuelle ou comme une norme politique.

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  • Cet article m’inspire une grande admiration en face du dévouement de son auteur (T.F.) à prendre la peine de recadrer une telle caricature de la pensée d’Ayn Rand, détectable dès la lecture des premiers paragraphes du texte de M.R.
    Quand à la caricature elle-même, j’hésite entre la malhonnêteté intellectuelle que l’on retrouve habituellement chez les constructivistes lorsqu’il s’agit de faire coller la réalité à leurs dogmes, ou une totale incompréhension de son sujet mais qui contrasterait alors avec la renommée de son auteur.

  • l’altruisme obligatoire, ça s’appelle le socialisme, n’est pas ?
    et ça va avec son cortège de joyeusetés.

  • Lorsqu’un problème est mal posé, il est difficile de trouver des solutions. Partir de l’individu, de son égoïsme ou de son altruisme, pour édicter des normes sociales est une erreur fondamentale, pour la simple raison que dans la réalité l’individu est bouffé par un lion, une meute de loups, ou réduit en esclavage par une tribu de prédateurs humains.

    L’individu ne peut être autonome et s’émanciper afin de rechercher le bonheur que grâce à des institutions politiques (libérales) qui édictent, imposent, et protègent des règles obligatoires. L’adhésion des individus à ces règles peut être dictée par l’altruisme, puisqu’elles sont utiles au grand nombre pour prospérer, l’égoïsme, car ces règles protègent l’individu, et qu’il encourt une punition s’il les enfreint, le conformisme, l’habitude, l’éducation, un mélange quelconque et variable de tous ces motifs.

  • Hyper, super technique. Trés interressant. Trop pointu ?
    Je donne juste mon sentiment, mon intuition sur MR:
    Je l’adore, mais, il me semble que son esprit utilise des racourcis socialistes. (climat entre autre)
    Je crois qu’il a laissé tombé la rigueur de penser. Donc forcément il se laisse embarquer dans le facile, le coloré…le vendeur ?
    Notre époque ne laisse plus trop le choix:
    Exister dans ce système oblige forcément à en subir son influence.
    Le boudhisme devrait être constant, absolu, intangible comme l’univers.
    Quant à AR, je me demande si l’on peut réellement la comprendre. De même pour FN.
    Ces gens sont des grands, des puissants, des inspirés comme Einstein. Curieusent l’on en trouve de moins en moins.

  • Il n’est pas inintéressant de constater que Ayn Rand de nos jours soit citée ou même lue ( c’est également aussi le cas de F. Bastiat) alors qu’elle a été considérée comme un paria de la pensée libérale pendant très longtemps.
    il était simplement pertinent de penser qu’elle allait au fond de ses raisonnements et que parfois, et pour cela, son « idéologie » pouvait paraître à certains incompréhensible voire immorale

  • Oui. AR avait un engagement religieux sur ses idées. A l’inverse MR préfère défendre un vivre ensemble bisousnours.
    C’est dommage, il y a longtemps, il y croyait !

  • Magnifique réponse, un grand merci à l’auteur.
    Je retiendrai cette phrase du texte qui me semble être fondamentale :

    « Le rôle d’un chef politique ne devrait pas être de promouvoir des valeurs morales, mais seulement de veiller à ce que le droit de chacun soit respecté »

  • « L’altruisme doit être encouragé, certes, mais pas mis en avant comme une obligation individuelle ou comme une norme politique. »

    Encouragé, par qui ? Et « doit », ce n’est pas du verbe « devoir », dont le substantif est synonyme d' »obligation » (individuelle), justement ?

    « En fait, l’altruisme que fustige Rand est une variété d’altruisme que l’on pourrait appeler « altruisme obligatoire ». » Ah bon ? Par opposition à quel autre altruisme, qu’elle défendrait où exactement ? Prenons le passage que vous citez : « La question est de savoir si les besoins des autres viennent au tout premier rang dans votre vie et constituent la finalité morale de votre existence. »
    Cela semble parfaitement cohérent avec la définition du TLFi par exemple « Conduite de l’homme responsable qui pose comme but de l’activité morale l’intérêt de ses semblables. », sans nul qualificatif de « obligatoire ».

    • il y a une différence entre :
      « je pense aux autres parce-qu’on m’y oblige »
      et :
      « je pense aux autres parce-que je choisis de le faire ».
      Le premier est fustigé par Ann Rand, mais elle n’a par principe rien contre le second – ou alors il y a un énorme trou dans sa philosophie.

  • Cet « altruisme obligatoire » c’est la « culpabilité », ou du moins cela lui ressemble furieusement.
    Un ami chrétien me dit toujours que la culpabilité, c’est précisément l’oeuvre du Malin ! Le Christ libérant l’individu par son sacrifice.
    Qu’en pense Charles Gave ?

  • Bah, l’altruisme a toujours été un mélange plus ou moins grossier de compassion réelle et d’intérêt personnel ou collectif.
    Même notre très sérieux « délit de non-assistance à personne en danger » qui consacre l’altruisme comme valeur essentielle de notre vie en société nous vient du… gouvernement de Vichy !
    Après des attentats contre des Allemands, la collaboration voulait s’assurer que la population ne s’abstiendrait pas de porter secours à l’occupant !
    Je ne crois pas à l’altruisme inné. On porte secours « naturellement » aux siens, à ses proches. L’extension de cette compassion à tous n’a rien d’inné, elle trouve toujours son origine dans une obligation soit religieuse (en échange de la promesse du paradis) soit légale (en échange d’une paix sociale) soit morale (reconnaissance sociale par ex)…
    Tout altruisme qui dépasse le cadre de la cellule familiale ou amicale est l’héritage d’une obligation. Une obligation nécessaire pour faire société.
    C’est aussi la conclusion à laquelle arrive, nolens volens, Thierry Falissard, quand il écrit : « l’altruisme doit être encouragé »…

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