De La Boétie à l’hacktivisme contemporain

Un hacktivisme élargi est à même de redonner un sens et la place qui est la sienne à ce « pouvoir citoyen » qui s’est étiolé au fil du temps. La Boétie ouvre la voie !

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De La Boétie à l’hacktivisme contemporain

Publié le 17 février 2018
- A +

Par Yannick Chatelain.
Un article de The Conversation

En hommage à John Perry Barlow (3 octobre 1947–7 février 2018), figure libertaire d’Internet.


Étienne, comment nous prémunir de la tyrannie ?

En voilà une bonne question à se poser n’est-ce pas ? Tout du moins pour ceux et celles qui n’ont pas pour ambition d’être asservis par un tyran et ses complices. Bien sûr, si la tyrannie vous semble sympathique, le propos vous semblera terriblement contrariant, je ne m’en excuse pas.

Mais écrivons peu et écrivons optimiste : partons de l’hypothèse que la tyrannie, quelle que soit sa forme, ne tente pas grand monde (hormis les tyrans en place, ou en devenir, et leurs sbires, présents ou futurs) et afin d’éviter d’être partiaux, demandons plutôt à Étienne s’il a un avis sur la chose qui pourrait nous aider à comprendre la tyrannie et à nous en prémunir.

Ce qu’en pense Étienne…

Alors qu’il devait avoir entre seize et dix-huit ans et qu’il se considérait comme « déjà vieux » Étienne de La Boétie écrira aux alentours des années 1548 son Discours de la servitude volontaire. Il sera publié dans son intégralité en 1576 soit treize années après sa mort.

Dans cette « œuvre d’éloquence » coutumière au XVIe siècle, et toujours prisée, le jeune ami de Montaigne n’aurait pas un seul mot à changer pour apporter de son brio à cette chronique et poser les principes qui pourraient définir la conduite d’un hacktivisme contemporain et élargi :

  • Un tel hacktivisme pourrait prendre la forme d’un hacktivisme se situant au-delà de son sens premier, c’est-à-dire celui d’une maîtrise technologique poussée. Un hacktivisme se posant en soutien de l’hacktivisme originel relève d’une implication citoyenne à la portée d’une majorité d’entre nous. Il n’est aujourd’hui aucunement nécessaire de faire parti de l’élite hacker pour participer au débat public et faire connaître votre opinion à ceux qui vous représentent.
  • Un hacktivisme élargi à même de redonner un sens et la place qui est la sienne à ce « pouvoir citoyen » qui s’est étiolé au fil du temps.
  • Un hacktivisme élargi en mesure de procurer un nouveau souffle à nos démocraties en pleine mutation. Un hacktivisme qui garderait la population de toute forme de tyrannie qu’elle soit initiée par des États ou par les géants du web (GAFAM), devenus comparables à des Entreprises-État !

Lorsqu’un homme dénature l’autorité souveraine lorsqu’au lieu de gouverner, il se veut maître, au lieu d’assumer un office de commandement, il s’arroge un pouvoir de fait ; au lieu de remplir un devoir, il s’attribue tous les droits. Pire encore : il réduit ses prétendus droits à l’exercice de la force ». (Étienne de la Boétie, 1530-1563, Discours de la servitude volontaire )

Qu’on ne s’y trompe pas en le lisant ! Deux siècles avant le Siècle des Lumières, Étienne de La Boétie n’est en rien un révolutionnaire, ni un black bloc, pas plus qu’il ne s’oppose au pouvoir par principe, ni non plus à la monarchie.

Lorsqu’il écrit ce texte, Étienne de La Boétie est alors étudiant en droit à l’université d’Orléans et se prépare à une carrière dans la magistrature. Dans son texte il pose simplement la question de la légitimité de toute autorité sur une population et essaie d’analyser les raisons de la soumission de celle-ci.

Il pose en quelque sorte les principes de la notion de « Trust » que John Locke évoquera un siècle après lui dans son Second traité du gouvernement civil.

Qu’est-ce que c’est donc « trust » ?

Pour John Locke la notion de « trust » semble relever de l’évidence une fois lue, mais comme toutes les évidences encore fallait-il la formaliser :

Le peuple donne à l’autorité sa confiance, son consentement, sans quoi elle ne serait pas légitime, afin d’éviter tout despotisme. Le pouvoir ne se possède pas réellement, il s’attribue seulement. Anti-absolutiste, Locke pense qu’aucun régime n’est jamais à l’abri d’une tyrannie. Ainsi il est nécessaire d’imposer une résistance face au pouvoir.

Le citoyen est-il responsable et coupable des dérives d’une gouvernance, des abus d’une Entreprise-État ?

Pour La Boétie en 1548, aucun doute : « Si un tyran l’asservit, le peuple est coupable et responsable ! ». Pour Locke en 1689 en cas de dérive, de violation du « trust », « Si le mandat est bafoué, la résistance est un droit ».

La Boétie explique également que si une telle dérive en autoritarisme, totalitarisme ou pire encore peut se mettre en place, le mécanisme est d’une simplicité déconcertante : de quelques sujets qui en tirent bénéfices ce sont bientôt des centaines qui se soumettent, puis des milliers, des millions qui l’acceptent.

Arrive bientôt le moment où le peuple lui-même se dénature et accepte de nier ses valeurs, ses principes : le mal devient le bien, une sorte d’inversion de la morale. Ce phénomène peu sympathique qui consiste en une mise à l’écart de la conscience de soi est appelé en psychologie sociale désindividuation.

C’est pénible à admettre, mais c’est un phénomène toujours prêt à fondre sur nos sociétés, une abomination que La Boétie (oui encore lui) décrit fort élégamment :

Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies des gens de pieds, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq hommes qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’y sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et communs aux biens de ses pilleries.

Penser ce qui n’est pas impensable ce n’est pas voir le mal partout !

Je ne vois pas le mal partout, toutefois, nos sociétés « démocratiques » si convaincues d’être bien éclairées à la lumière de leurs postes de télévision ne sont pas immunisées contre des dérives collectives.

Elles ne sont peut-être pas aussi lucides qu’elles pensent l’être et pas aussi vigilantes qu’elles se devraient de l’être. L’assertion de Lord Acton : « Le pouvoir corrompt. Le pouvoir absolu corrompt absolument » fait toujours recette et fait régulièrement la Une des actualités. Hier comme aujourd’hui, le passage du pouvoir à l’abus de pouvoir peut se produire à l’échelle :

  • D’une famille au sein de laquelle un tyran impose sa terreur. D’une entreprise dans laquelle un individu s’appuie sur quelques collaborateurs-complices peu scrupuleux pour maltraiter, avec lui ou à sa place, des salariés ciblés. D’une nation, lorsque la folie d’un seul, suivi de quelques-uns qui en tirent profit tentent de faire passer leur déraison pour de la raison.
  • D’Entreprises-État qui (GAFAM), de par leur puissance financière démesurée, pourraient être tentées d’imposer aux populations leur propre vison du Monde avec une forme de complicité d’ États technofascinés comme l’affirme le sociologue Antonio Casili, qui évoque leur aveuglement (NDLA : celui des États) et en appelle à une décolonisation numérique.
  • Cela n’interroge-t-il pas sur nos comportements individuels dans nos interactions avec ces Entreprises-État auxquelles nous confions nos données sans toujours beaucoup réfléchir aux conséquences et à l’exploitation dévoyée qui pourraient être faite d’une telle mainmise ?

Le mal n’est pas partout… mais il n’est pas non plus nulle part !

Est seulement impensable ce qui n’a pas été pensé. Dans notre TechnoMonde qui va si vite, la vigilance de tous et de toutes ne s’impose-t-elle pas ?

Nous sommes tous responsables de tout le monde, moi plus que les autres.

Ces mots de Fiodor Dostoïevski ne vous interpellent-ils pas ? Quel que soit le domaine, que ce dernier soit technologique ou autre, chacun d’entre nous dispose de savoir, de compétences propres.

Chacun d’entre nous est donc en mesure d’éclairer ceux qui ne savent pas afin que ceux-ci puissent se déterminer et prendre position en connaissance. En cas de danger perçu, si celui ou celle qui sait ne prend pas de son temps pour alerter et expliquer alors l’alerte ne sera pas relayée.

Dans l’ignorance, le risque devient grand que l’inacceptable finissent par apparaître au plus grand nombre comme normal. Un inacceptable soutenu par la phrase toute faite : « qu’est-ce que nous pouvons y faire ? ».

Quant aux hommes et femmes qui auront vu le danger s’approcher, ceux qui auront tenté de prévenir l’histoire est encore là pour nous rappeler que dans de nombreux cas de figure ils ont été ignorés. Il y a eu et il y aura toujours en situation critique des Hans et des Sophie Scholl… le temps est passé, n’est-ce pas une bien maigre consolation après les désastres en humanité que la postérité !

Tout le monde peut être (et/ou protéger) un lanceur d’alerte !

Ceux que nous nommons aujourd’hui les lanceurs d’alerte seront écoutés et suivis ou ignorés et méprisés. Tout le monde en cas de dérive constatée peut écrire et expliciter les raisons qui imposent (selon lui) au collectif de dire « stop ».

Si le malheur veut qu’ils ne soient pas écoutés dans un moment qui s’avérerait décisif pour notre société, ni soutenus par les citoyens, ils seront alors comme ceux d’hier ostracisés, marginalisés, broyés, socialement détruits.

C’est encore trop souvent le cas, et ce, malgré la mobilisation citoyenne… cela est vrai ! Faut-il pour autant renoncer ou faut-il bien au contraire persister ?

S’il n’est plus demain de John Perry Barlow pour inlassablement reprendre le flambeau de la défense des libertés numériques et des droits civils, alors la nuit pourra tomber sans faire de bruit. Elle pourrait s’avérer bien longue jusqu’au retour de la lumière et le retour en humanité.

Gouvernements du monde industriel, vous, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, la nouvelle demeure de l’esprit. Au nom du futur, je vous demande, à vous du passé, de nous laisser tranquilles.

« A declaration of the independence of cyberspace », par John Perry Barlow (en anglais).

Une déclaration d’indépendance du cyberespace (Origine et traduction française)

The ConversationÀ suivre

Yannick Chatelain, Enseignant Chercheur. Head of Development. Digital I IT, Grenoble École de Management (GEM)

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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  • « Nous sommes tous responsables de tout le monde »
    Voilà me semble-t-il une belle négation du principe de responsabilité et de liberté individuelles qui fonde le libéralisme. Chacun n’est responsable que de lui-même. Il a une obligation morale de faire part de ce qu’il sait à autrui quand ce dernier est concerné, mais ça s’arrête là. Le lanceur d’alerte qui ne sait pas se cantonner à donner l’information, mais préconise aussi la réponse à avoir à cette information, est pour le moins suspect.

  • Qui décide que le pouvoir passe à l’abus de pouvoir ? Sur quels critères ? Il y a toujours un petit noyau d’excités pour crier au « fascisme ».

  • Un éclairage humoristique du pouvoir absolu accordé par le  » peuple » ou peut etre la  » Masse du peuple ? le plébiscite à Napo III .
    Yves Guyot Préjugés politiques en pdf site Institut Coppet
    MORILLE Alain

  • Décevant car ne répond en rien à la question posée : comment se prémunir de la tyrannie ? Il faut dire que dès le début, avec la notion d’entreprise États, on pouvait s’attendre au pire. Si une organisation humaine dispose du monopole de la violence « légale » sur un un territoire donné, c’est un État, si elle n’en dispose pas, c’est une entreprise. A moins de prouver que les grandes entreprises visées disposent d’une armée, d’une police, d’une justice à leurs ordres, et qu’elles sont financées par les contributions obligatoires de ceux qui ne veulent pas de leurs services, elles restent des entreprises.

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