Par Francis Richard.
En m’exilant de Roumanie en 1980, j’avais rejoint, en théorie, les ennemis du régime communiste exilés en Suisse. Mais comme mon père a été un dirigeant communiste, je ne pouvais m’approcher des autres exilés.
Doina Bunaciu appartient en effet à la nomenklatura. Sa mère, Noémie, travaille à l’Union des femmes démocrates roumaines et son père, Avram, a été un des dirigeants du pays (il a été ministre des Affaires étrangères de 1958 à 1961).
À propos de l’égalité hommes-femmes et de l’émancipation des femmes pour laquelle sa mère milite, elle note qu’elle existe bel et bien là-bas : « il n’y avait pas besoin de se battre pour cela : de toute façon personne n’avait aucun droit… »
Isolement et adaptation
Dans un pays comme celui-là, où, du fait de son appartenance à la caste dirigeante, elle est comme en exil intérieur, isolée du reste de la population, toute jeune elle adopte une stratégie courante, compatible : « isolement et adaptation ».
Ainsi se camoufle-t-elle en faisant des études de physique : elle ne fait pas de politique et elle n’apparaît pas comme la fille de son père, tout en étant influencée par les principes qu’il lui a inculqués, tels que, sans être exhaustifs :
On doit bien travailler, se battre pour ses idées, bien se préparer pour toutes les actions, chercher à comprendre l’essentiel et ne pas s’occuper de détails, aimer et défendre sa famille.
Même si leur mise en œuvre n’a pas si bien réussi que ça à son père, qui a déchanté, Doina va, en grande partie, les appliquer dans sa vie professionnelle et personnelle, où elle accomplira ses devoirs avec plus de succès que lui.
Survivre
Mais, à chaque fois qu’elle est sur le point d’être enfermée d’une quelconque manière, elle ne se laisse pas faire, elle se faufile « pour survivre et suivre son chemin » et se construit « par les épreuves qu’elle [rencontre]. »
Ce qu’elle dit de la prison et de l’abri est révélateur :
D’un abri, on peut sortir quand on veut tandis que d’une prison on en est empêché.
Prenant un exemple en connaissance de cause (elle a été mariée plusieurs fois), elle dit aussi :
Un mariage peut être un abri au début et une prison plus tard…
De par son éducation, Doina était « programmée pour ne pas fuir ». Mais le refus de la laisser sortir du pays pour aller faire un doctorat en Israël (elle a obtenu une bourse d’études à l’Institut Weizmann) lui ouvre les yeux sur le régime :
J’ai enfin compris ce que les millions de gens qui n’étaient pas dans la nomenklatura savaient depuis longtemps, notamment qu’en Roumanie communiste on n’était pas libre de poursuivre ses rêves de développement si on n’était pas soutenu par le Parti ou par la Securitate…
Quitter la Roumanie
Dès lors elle n’a plus qu’une obsession : quitter la Roumanie, non pas qu’elle y soit malheureuse, mais parce qu’elle veut sortir de cette prison pour s’accomplir. Comment ? Elle va employer une combine originale, faisant croire que c’est temporaire…
Et elle ira en Suisse où elle vit encore aujourd’hui. Elle s’y sent bien. Elle y a trouvé un abri (même si elle ne se sent pas complètement Suissesse), développant « très peu de racines : En moi, tout est « entre deux », intercalaire, binaire, ambigu ».
Au soir de sa vie, après avoir été très active professionnellement, elle continue de l’être, autrement, en écrivant, en français, en espérant qu’elle arrivera à créer avec ses lecteurs des rencontres essentielles, où ils se reconnaîtront.
L’écriture est-elle pour elle un (dernier) exil ? « Un monde inconnu dans lequel [elle] essaie d’entrer » ? En tout cas elle « essaie juste de décrire les gens comme [elle] les [a] vus » et, ce faisant, elle apprend aussi à se connaître elle-même…
Doina Bunaciu, Chemins d’exil, 252 pages Éditions de l’Aire
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