Les limites d’une approche tactique de l’innovation

General Electric vient de remercier son PDG, Jeffrey Immelt. Quelles leçons en tirer pour l’innovation et le management en période de rupture en général ?

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Les limites d’une approche tactique de l’innovation

Publié le 14 novembre 2017
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Par Philippe Silberzahn.

La multinationale General Electric (GE) vient de remercier son PDG, Jeffrey Immelt, en poste depuis seize ans. Malgré un travail considérable de transformation de l’activité, une initiative ambitieuse d’innovation, et une présence sur des thèmes très actuels comme l’Internet des objets et le développement durable, qui semblaient ensemble représenter la stratégie idéale de transformation, les résultats n’ont pas été au rendez-vous, et l’entreprise est désormais aux mains d’investisseurs activistes dont on peut craindre qu’ils ne la dépècent.

Si GE a tout fait dans les règles, et que pourtant l’affaire se termine ainsi, quelles leçons en tirer pour l’innovation et le management en période de rupture en général ?

Durant ses seize ans de mandats, Immelt a radicalement transformé l’entreprise d’un conglomérat classique multi-activités pour se concentrer sur des activités industrielles de base.

L’héritage de Immelt

Il a vendu des activités à faible croissance, peu technologiques ou non industrielles – services financiers, médias, divertissement, plastiques et appareils ménagers. Mieux encore, Immelt a doublé le budget de la R&D. Très conscient des enjeux de l’époque, il a poussé l’entreprise dans le domaine de l’éco-innovation, ainsi que de l’Internet des objets avec un investissement de plus de 4 milliards de dollars.

Mais ce n’est pas tout. Impressionné par l’ouvrage Lean Startup d’Eric Ries, Immelt a poussé GE à adopter cette méthodologie entrepreneuriale et construit son programme Fastworks sur cette base.

Ces dernières années, chaque cadre supérieur de GE a été formé à Lean Startup dans l’idée que l’entreprise deviendrait la vitrine de la façon dont les entreprises modernes utilisent le management entrepreneurial pour transformer leur culture et stimuler la croissance à long terme. Ne reculant devant rien, Immelt a même doublé le budget R&D.

Comment une entreprise qui abandonne avec autant de détermination des activités condamnées et adopte aussi fortement une méthode d’innovation radicale aussi reconnue que Lean Startup peut-elle échouer ? Eh bien tout simplement parce que ce faisant, elle ne règle pas le problème fondamental de l’innovation.

L’échec à innover

Pour comprendre pourquoi, il faut faire un petit retour en arrière et comprendre pourquoi une entreprise échoue à innover même avec les meilleures intentions. Comme l’a montré le chercheur Clayton Christensen, il est très rare que les entreprises ignorent les ruptures en cours dans leur environnement.

La difficulté d’innovation de rupture provient du fait qu’une entreprise établie est victime d’un conflit entre son activité historique et son activité future. Si elle mise trop sur le futur, elle met en danger son activité actuelle. Si au contraire elle consacre trop de ressources à défendre son activité actuelle, elle prend le risque de rater l’opportunité future.

Or face à un tel dilemme, elle aura toujours tendance à choisir la défense de son activité actuelle. Pourquoi ? Parce que si elle mise sur le futur, l’activité actuelle en souffrira tout de suite. En revanche, les résultats du futur mettront du temps à se voir. Mécaniquement, et quelles que soient ses intentions, la majorité des ressources continueront à être affectées à l’activité actuelle.

Une équipe de direction énormément sollicitée

Par ressources il faut ici entendre non seulement les ressources financières (investissement) mais aussi attentionnelles et humaines : les « meilleurs » talents (tels que perçus par l’entreprise) seront consacrés à l’activité actuelle et celle-ci recevra la majeure partie de l’attention du top management.

Quand on observe l’activité considérable représentée par la restructuration menée par Immelt durant toutes ces années, on imagine que l’équipe de direction a dû être énormément sollicitée pour la mener à bien, laissant peu de temps et d’attention aux activités futures. Sans compter que par définition, celles-ci sont microscopiques au début et qu’on ne peut rien en attendre avant longtemps en termes de contribution au chiffre d’affaires global.

Lorsque l’activité actuelle commence à décliner et devient sous-performante, c’est encore plus difficile : les investisseurs s’impatientent et exigent un rétablissement en comparant l’entreprise avec ses concurrents. Le PDG se retrouve alors sous une très forte pression, et la réaction naturelle, inévitable, sera de « mettre tout le monde sur le pont », diminuant encore plus les ressources attentionnelles allouées aux activités innovantes.

Quand planter les graines ?

L’entreprise paie en fait le prix, à ce moment précis, de son manque d’investissement et d’innovation des années précédentes, à la fois dans l’activité actuelle et dans les activités futures. Comme le dit un vieux proverbe, le meilleur moment de planter un arbre, c’était il y a dix ans.

Il en va de même pour l’innovation : il faut planter les graines lorsque l’entreprise n’en a pas besoin, lorsque l’activité actuelle se porte bien, lorsque, en gros, les indicateurs de performance sont au beau fixe.

Si on attend que le déclin se voie dans les chiffres pour agir, il sera trop tard. Avec des entreprises désormais obsédées par les chiffres, qui pilotent depuis leur feuille Excel, c’est hélas devenu chose courante.

Le vrai problème de GE est donc un conflit d’engagement entre l’ancien et le nouveau, conflit qui n’a jamais été réglé, et dont la source se trouve dans ce que Immelt n’a pas fait il y a dix ans.

Une méthode n’est pas un modèle de management

Aucune formation à Lean Startup ou à d’autres méthodologies d’innovation ne réglera cela. Aucun Lab, aucun coworking space ni aucun hackathon ne réglera cela. Aucun fond interne d’investissement ne réglera cela. Aucun poste d’observation dans la Silicon Valley ne réglera cela.

Aucun concours interne d’innovation ne réglera cela. Et on pourrait ajouter qu’aucune campagne de comm sur le thème « On est entrepreneuriaux » ne réglera cela.

Un cadre, tout formé qu’il soit au Lean Startup, ne pourra rien faire si on continue de mesurer sa performance à l’aune de l’activité actuelle, avec un horizon de six mois, à la fois parce qu’une méthode ne constitue jamais un modèle de management et parce qu’elle ne cible pas le problème où il se trouve.

Le cas GE illustre donc les limites d’une démarche d’innovation conçue comme purement tactique, que je peux malheureusement observer dans beaucoup d’entreprises avec lesquelles je travaille, qui toutes ont leur arsenal d’initiatives entrepreneuriales et toutes meurent du manque d’innovation.

Tant que l’on refuse de toucher le cœur de l’organisation, la transformation n’aura pas lieu. Et la seule façon de toucher ce cœur, c’est de travailler non sur les méthodes, mais sur la culture et sur l’identification des zones de conflit entre l’ancien et le nouveau. L’innovation est une question organisationnelle et culturelle, elle n’est pas, ou pas seulement, une question de méthode.

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  • votre article est très juste.

    J Immelt a largement restructuré GE pendant 16 années. s’il n’a pas suffisamment orienté la culture et les investissements vers l’innovation, ce n’est sans doute pas par manque d’envie mais plus certainement par manque de moyens au sens où l’innovation coûte à court terme. or le court terme, c’est la zone sur le radar des investisseurs.

    une quadrature du cercle dont il n’a pas pu sortir.

    • @ Rick la Trick

      Je ne suis que le second à intervenir: les « estrangers » n’intéressent pas les Français: je l’ai souvent remarqué!

      Bon! GE, c’est 307 000 personnes et une présence partout dans le monde. Trop gros pour être assez souple et rester agile dans l’innovation qui réussit! Dans ce domaine-là, on le sait: « small is beautiful » et ça ne réussit pas à tous les coups!

      Un jeune qui échoue dans son désir de start up a perdu son temps et des € mais il auras appris et si il est hors d’Europe (où les « faillis » sont quasi condamnés à vie) il aura peut-être plus de chance la fois suivante!

      Tout a changé dans les années ’70 quand les « managers » pseudo-« économistes » ont remplacé des « ingénieurs à idées », capitaines d’entreprise qui « voyaient » l’avenir possible où il fallait s’engager plus que la satisfaction immédiates de l’actionnariat et l’humeur de la bourse! À croire que « l’Avare » de J.B.Molière n’a rien appris à personne!

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