Management : retour aux sources

Le pouvoir managérial est une sorte de technique apolitique et culturellement neutre, présenté comme une réponse « logique » et « nécessaire » à une demande d' »efficacité ».

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0
John-Upper management(CC BY-NC-ND 2.0)

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Management : retour aux sources

Publié le 24 octobre 2017
- A +

Par Gilles Martin.

Le mot fait tellement partie de notre quotidien et du vocabulaire que l’on n’y fait plus trop attention. Tout, dans notre environnement, est managé. Sans parler des « consultants en management » dont on ne sait plus très bien sur quoi portent effectivement leurs conseils.

C’est pour retourner aux sources du concept, et en faire ressortir les caractéristiques qui nous inspirent encore aujourd’hui, que Thibault Le texier a écrit Le maniement des hommes – essai sur la rationalité managériale.

Son but est de nous ouvrir les yeux sur la signification du management, telle qu’il l’appréhende. À chacun de se faire son opinion mais la thèse mérite le détour.

Historiquement, les destinées des peuples étaient présidées par la famille, l’État, l’Église. Maintenant, notre salut vient de l’entreprise privée, qui est devenue l’autorité suprême qui dirige les vies de presque tous.

Des entreprises à part entière

Il a suffi d’un siècle pour qu’elles prennent cette place, au point que même les États, les Églises, les familles, sont pratiquement devenus aussi des « entreprises » à part entière.

Et malgré leur grande diversité, toutes ces entreprises sont gérées identiquement : des échelons hiérarchiques, des cadres sélectionnés et formés qui arrangent, contrôlent et optimisent le travail des subordonnés. Et l’entreprise étant ainsi devenue la référence, c’est le management qui nous fait interagir avec le monde. Nous gérons et sommes gérés, que ce soit en famille, à l’école au travail.

Ce qui va structurer le système de management, au début du XXème siècle, c’est la contribution de l’ingénieur américain et consultant Frederick Taylor, qui va chercher à inventer une « méthode d’efficacité » pour concevoir « une usine entièrement moderne et efficace ».

Le management scientifique

Ce qui fera inventer ce qu’il appellera le « management scientifique », en 1911, qui sera plus tard approprié par Henry Ford pour organiser ses usines automobiles et y implanter le travail à la chaîne. On a tous en mémoire le film de Chaplin, Les temps modernes, sorti en 1936.

Tous les penseurs du management resteront sur ce principe d’efficacité, et ce qui devient la « théorie des organisations » vise à répondre à cette question centrale : comment rendre nos organisations plus efficaces ? Les « consultants en management et en organisation » étaient nés. Et c’est ainsi que se définit la fonction, unique, du manager : rendre les autres plus productifs.

Dans cette conception du management moderne, c’est l’environnement direct, l’arrangement des espaces et des processus qui va permettre de rendre les plus efficaces possible les individus devenus des pièces interchangeables de ces processus bien pensés.

Un réseau de situations organisées

Autre outil pour arranger au mieux les gens comme les choses : les organigrammes. Car organiser, c’est aussi attribuer des rôles correspondant à un scénario préécrit. L’entreprise constitue alors « un réseau de situations organisées ».

Encore plus fort, ce ne sont pas seulement les tâches et les fonctions que le management va structurer, mais aussi les caractéristiques humaines : les compétences, les aptitudes.

Il s’agit alors, comme le présente Thibault le Texier, de  former un individu selon des standards, des outillages et des finalités prédéfinis. Idéalement l’individu managérialisé devrait pouvoir changer de manières de ressentir, de faire et de penser au gré des nécessites productives.

À en croire les premiers théoriciens du management, la bonne volonté elle-même peut être enseignée. Le management assure ainsi la perpétuation d’activités productives en organisant les groupes chargés de les accomplir. Le management produit des groupes contrôlables et efficaces.

Dissoudre l’entreprise en projets

C’est à partir des années 50 que le manager va orchestrer les segments de l’organisation. On va alors parler de dissoudre l’entreprise en projets. Et l’entreprise devient alors, au gré des projets, organisée pour le « changement perpétuel », comme le décrit le célèbre auteur Peter Drucker, un des papes du management.

Les organisations vont alors être changées de plus en plus souvent, par l’activisme de ceux qui les conseillent et les mettent en oeuvre, en faisant croire que ces modifications sont imposées par l’environnement contingent (ce qui n’est pas toujours facile à démontrer).

On en arrive ainsi dans les années 80 et 90, à des formats d’entreprises modulaires et temporaires qui deviennent les modèles d’organisations. C’est aussi l’époque du reengineering, qui a fait le succès des auteurs qui s’en sont emparés ( Michel Hammer et James Champy).

Ce que vendent alors les consultants c’est l’idée que le changement est bon, qu’il faut l’accueillir comme un don du ciel quand il survient, et le provoquer quand il ne survient pas. Et bien sûr, ça marche encore souvent aujourd’hui. Le management est ainsi devenu une « science de l’innovation », une organisation innovante étant celle qui  » institutionnalise la mutabilité perpétuelle ».

La consommation

Mais le management ne va pas s’intéresser uniquement à l’organisation de l’entreprise. Un sujet nouveau apparaît dans les années 20 et particulièrement avec la crise de 1929 : la consommation.

Il ne suffit plus de produire efficacement, il faut aussi produire des consommateurs. La logique managériale va s’appliquer à la vente et à la distribution, et ainsi naît le marketing. L’idée, présentée par l’auteur, assez finement, consiste à faire moins dépendre la vente et la consommation des employés, et notamment du bon vouloir des vendeurs, et pour ça on a les emballages, les marques, la standardisation des biens, la publicité.

L’auteur cite un publicitaire américain à la fin des années 50 qui se réjouit qu’une affaire bâtie autour d’un nom de marque n’a pas à se soucier de son avenir quand tirent leur révérence son directeur des ventes très apprécié ou son président qui a le génie de la distribution.

Motiver le consommateur

Ce marketing va se développer, au point, de nos jours, de viser, non pas à vendre des produits et services, mais à incorporer dans les consommateurs des valeurs et des habitudes standardisées, et même à gérer complètement leur rapport à un produit ou une entreprise, ce que l’on va appeler le customer experience management : l’idée est d’organiser les affects et les désirs du consommateur et de manager ses besoins et ses sentiments. Comme on l’a fait pour l’employé, le consommateur peut ainsi être motivé, stimulé et formé.

On comprend bien la thèse de l’auteur : le management consiste, depuis l’origine, à standardiser un mode de fonctionnement, fondé sur l’efficacité, et à y faire entrer les personnes, les employés, et ensuite les consommateurs.

Mais l’emprise du management ne s’arrête pas là et va aussi s’attaquer à ce que l’on va appeler le « management de soi ». Il se développe après 1945 , avec ce que Peter Drucker nomme « l’autocontrôle des employés »: il est plus efficace (encore !) de substituer au contrôle extérieur un contrôle plus strict qui vient de l’intérieur.

À partir des années 80 les auteurs vont insister sur la « culture d’entreprise » qui vient délimiter le champ des possibles et du pensable dans lequel les employés peuvent être « profitablement laissés à eux-mêmes ».

Management de soi

C’est le célèbre auteur Jim Collins (Built to last), qui indique que « le contrôle idéologique garantit le respect du noyau dur de règles tandis que l’autonomie opérationnelle stimule l’innovation ».  On en arrive à une forme aboutie du management où le management des employés par un supérieur devient l’exception, la règle étant alors que l’employé se supervise lui-même et le supérieur a un rôle de leader ou de coach.

C’est ainsi que le management de soi devient le nouvel horizon du management et de la gestion aujourd’hui. On a le même phénomène d’ailleurs envers le consommateur qui va aussi se manager par le self service et le self control.

L’entreprise se dissout ainsi en « réseaux de contrats entre individus tour à tour producteurs, sous-traitants, commanditaires, consultants, employés, consommateurs et, dans tous les cas, managers d’eux-mêmes ». Ainsi chacun doit se penser comme une entreprise individuelle et le « PDG de sa propre existence ». 

Autocontrôle continu

Ce management de soi ne vise pas à corriger un mal ou à une thérapie, mais à un autocontrôle continu, pour observer ses actions, contrôler ses pensées, mesurer leurs performances, selon leurs propres critères.

L’auteur parle d’une « épuisante autogestion ». Avec au bout, une récompense : l’efficacité.  » La vie n’est pas une aventure, une oeuvre d’art ou un jeu ; c’est un travail ». La littérature et les offres de consultants et coachs sur le créneau est pléthorique aujourd’hui.

Et c’est ainsi que la logique managériale est devenue une institution et le nouveau sens commun :  » Avez-vous atteint vos objectifs ? Êtes-vous efficace ? Vos statistiques se sont-elles améliorées par rapport à la semaine dernière ? Ces questions auraient sans doute parues dérisoires ou saugrenues il y a un siècle, à l’époque où l’Église, l’État et la famille formaient la charpente institutionnelle des sociétés occidentales. Elles ne le sont plus depuis que l’entreprise privée a pris de leurs mains les fonctions de gouvernement de la nature, de la société et de l’individu, leur a soustrait leur prestige et leur a imposé sa logique managériale. Une fois la société managérialisée, quoi de plus normal que de considérer l’individu lui-même comme une entreprise ? Le traiter autrement risquerait d’en faire un inadapté ». 

Coordonner des êtres humains

Le management est ainsi devenu le mode impersonnel référent de coordination de groupes humains ne partageant pas nécessairement un grand dessein, ou une histoire. Il correspond d’ailleurs bien aussi à notre temps marqué par l’urbanisation, à ce que l’auteur appelle « ces milieux artificiels, malléables et dépersonnalisés qu’enfante l’essor sans fin des villes et des technologies ». Le management serait alors « le fruit, autant que le géniteur, d’un âge du faire qui sait de moins en moins quoi et pour quoi faire ». 

Ainsi, le management n’est pas ce qui nous rend égaux, mais plutôt interchangeables, facilitant notre mise en concurrence, voire notre remplacement par des machines.

Pour l’auteur, on pourrait croire que les chefs ont disparu dans le nouveau management, mais en fait ils se sont logés à l’intérieur de nous-mêmes.  » Chaque médiation managériale entre nous et nous-mêmes favorise notre instrumentalisation par d’autres ». 

Penser par soi-même

Difficile d’être libre et de penser par soi-même dans cette société managérialisée :  » Notre vie précuite et précuisinée, sorte d’équivalent existentiel du plat préparé, nous sommes souvent cantonnés à la répétition de routines préécrites. Notre monde et notre existence sont vides, sans extériorité, sans mystère, sans sacré, sans beauté, sans inconnus, insignifiants. Mais au moins ont-ils l’air sous contrôle ». 

C’est là tout le paradoxe du management, fruit de cette modernité à la fois rationalisée et pleine de doutes sur le « pourquoi ? » et le sens. Tout a l’air « scientifique » et rien, pourtant, n’est certain.

Le management est devenu un nouveau pouvoir dans notre société managérialisée, qui s’impose avec des dispositifs dépersonnalisés, et repose sur le contrôle et le savoir. Il organise, contrôle et optimise des ressources humaines à l’aide d’un savoir rationnel. Le pouvoir managérial est une sorte de technique apolitique et culturellement neutre, présenté comme une réponse logique et nécessaire à une demande d’efficacité.

La question que nous laisse l’auteur c’est : qu’allons-nous en faire ?

Sur le web

Voir les commentaires (6)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (6)
  • comme à L’ENA.. .pour nous entuber…

    • @ Lou fabe
      Oui, le management est une nouvelle appellation « exotique » pour une ou des activités pré-existantes depuis longtemps. Certains s’en sont emparés pour créer une fausse science nouvelle dont ils se disent « spécialistes » pour rendre plus crédibles leur autorité de conseil et le niveau de leur rémunération, avec ce symbole créé de « MBA » accessible pourtant dans beaucoup d’universités dans le monde!

      Un peu de bon sens et beaucoup d’informations provenant des « sciences » humaines (politiques, économiques et sociologiques/sociales) permettront à tout gestionnaire de s’en tirer!

  • pas un mots sur l’intérêt des gain de productivité….

  • Les modes du management sont une bénédiction pour leurs apôtres qui vendent leurs livres et facturent leurs services de consultant à prix d’or. Normalement un véritable entrepreneur visionnaire et meneur d’hommes n’a pas besoin des conseils de ceux qui n’ont jamais réussi à créer une entreprise productrice (d’autre chose que de conseils). Le problème c’est que ce type d’entrepreneur est rare. Les grandes entreprises privées et publiques sont en fait dirigées par des carriéristes qui ouvrent tous les parapluies possibles. Peu importe que les modes soient stupides car ceux qui ne les suivraient pas et qui ne réussiraient pas (ce qui arrive forcément de temps en temps) peuvent faire une croix sur leur carrière alors que celui qui a utilisé les consultants renommés et a mis en place une structure complexe permettant de diluer sa responsabilité peut survivre à un échec qui n’est alors pas personnel.

    • @ JCB
      N’étant pas « dans » les affaires, je n’avais pas perçu le « bénéfice secondaire » de l’usage du « consulting » pour dédouaner un gestionnaire!

      Mais je situe entre la fin des années ’70 et le début des années ’80, le remplacement des « capitaines d’industrie » (souvent ingénieurs ou techniciens de haut vol), par des « managers », en fait PDG salariés, plus branché financier et plus du tout technique, avec comme conséquences, entre autres, une délocalisation des usines dans le simple but de meilleure rentabilité financière (époque du choix malheureux français d’abandon relatif de la production de biens au profit des entreprises de service!).
      Un certain retour semble se dessiner avec une réapparition du textile: on verra!

      Les Chinois « délocalisent » déjà vers le Vietnam et d’autres pays asiatiques à moindre coût de main d’oeuvre!

      • Un haut manager passant d’une entreprise à une autre gère avant tout sa carrière. Il ne faut donc pas qu’on puisse lui coller une étiquette de mauvais manager parce qu’il aura fait preuve d’un peu d’originalité et se sera planté. La prise de risque est nécessaire au progrès. Il faut parfois des dizaines de projets avortés avant qu’un projet réellement innovant puisse réussir. Certains pays ayant la fibre plus libérale que le notre admettent cette prise de risque. Chez nous le manager de haut niveau qui est souvent issu des grands corps publics ne voit pas cela ainsi. La priorité est de faire la chasse aux risques pour sa carrière, d’où un recours abusif aux consultants et aux paravents d’organisation. Avoir l’ERP à la mode (consultant pour le choisir puis consultant ensuite pour l’adapter …) et une organisation qualité certifiée est bien plus important pour lui que d’encourager le dynamisme de l’entreprise ! Cela contribue évidemment à une faible croissance. Tous les pays sont touchés mais nous sommes dans le peloton de tête pour ce type de dérives.

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Le monde du management est noyé sous les mots-valises, les expressions à la mode et les concepts creux. C’est un problème parce que mal nommer un phénomène, c’est s’empêcher de pouvoir l’appréhender correctement, et donc de pouvoir le gérer.

Un bon exemple est celui de l’expression technologie de rupture, très trompeur.

Je discutais récemment avec le responsable innovation d’une grande institution, qui me confiait : « La grande difficulté que nous avons est d’identifier parmi toutes les technologies nouvelles celles qui sont vra... Poursuivre la lecture

L’attaque surprise est la plus vieille tactique militaire de l’humanité. Elle repose sur l’idée que la stratégie est un paradoxe, c’est-à-dire qu’il peut être payant de faire quelque chose qui va sembler totalement illogique à l’adversaire. Elle repose aussi sur l’idée de tromperie, qui nécessite une fine compréhension de l’adversaire et de ses croyances. Ce sont ces croyances qui rendent la surprise possible.

Regardons-le sur un exemple tragique, celui des attaques terroristes toutes récentes du Hamas contre Israël le 7 octobre dernie... Poursuivre la lecture

Lors d’une émission de la chaîne économique Xerfi Canal, l’intervenant Olivier Passet opère la démonstration que les bullshit jobs conceptualisés par David Graeber (1961 – 2020) mènent inéxorablement au bullshit management.

Une assertion facilement vérifiable par tout individu qui parcourt les entreprises de services numériques où l’armée de managers qui s’affairent de réunion en réunion devrait pourtant alerter tout dirigeant averti sur la détérioration de valeur inhérente à cette réalité.

Une nécessité de correction d’autant p... Poursuivre la lecture

Voir plus d'articles