Pourquoi (et comment) oublions-nous ?

Contrairement aux idées reçues, notre cerveau n’oublie rien. Alors pourquoi oublions-nous certaines choses ?

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Lobes du cerveau (Crédits : Allan Ajifo, licence CC-BY 2.0), via http://aboutmodafinil.com/ Flickr

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Pourquoi (et comment) oublions-nous ?

Publié le 24 juillet 2017
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Par Claude Touzet.[*]

Oublier semble être une chose que le cerveau fait facilement à notre insu. Pour preuve, nous oublions tous des rendez-vous, des dates d’anniversaire et des compétences. L’oubli est même utile s’il s’agit d’un souvenir douloureux ou obsolète.

En fait, c’est tout l’inverse : nous n’oublions jamais rien. On ne se rappelle plus, c’est tout ! Nos neurones ne font que mémoriser, et ce tout au long de leur vie, qui est aussi longue que celle de l’individu. La mémorisation se fait à plusieurs niveaux dans le cerveau, mais le plus connu est celui de la jonction entre deux neurones : la synapse.

On doit au psychologue canadien Donald Hebb d’avoir résumé dès 1949 le principe de cette mémorisation dans sa fameuse « règle de Hebb ». Celle-ci dit, en substance, que « si un neurone A parvient à exciter le neurone B, alors A y parviendra encore plus facilement dans le futur ». La synapse entre A et B est alors modifiée vers plus d’efficacité excitatrice. Quelques dizaines d’années plus tard, des preuves physiologiques sont trouvées : c’est la potentialisation à long terme (LTP) de la synapse.

La règle de Hebb caractérise donc l’apprentissage, mais elle caractérise aussi de facto l’oubli.

En effet, la règle de Hebb dit aussi (implicitement) que si A ne parvient pas à exciter B, alors la connexion entre A et B perdra de son efficacité, jusqu’à disparaître. Là encore, la prescience du psychologue est remarquable : il s’agit ni plus ni moins que d’une description fonctionnelle de la dépression synaptique à long terme (LTD).

L’inhibition des neurones

La règle de Hebb concerne tout aussi bien les connexions excitatrices (A excite B) que les connexions inhibitrices (A empêche B d’être excité). L’inhibition concerne 20 % des neurones de notre cerveau, et elle est fondamentale. De nombreuses pathologies graves (notamment l’épilepsie) sont liées à une moindre efficacité des connexions inhibitrices. Ces connexions sont difficiles à étudier : comment mesurer, en effet, quelque chose qui n’a pas eu lieu ?

Comme elles obéissent à la règle de Hebb, alors plus les connexions inhibitrices sont efficaces à empêcher l’activation du neurone cible (B), plus leur efficacité diminue (autrement dit, la LTD agit). La conséquence logique est qu’à terme leur efficacité est tellement diminuée que ces synapses ne servent plus à rien. S’il en était ainsi, alors nous serions tous épileptiques. Comme ce n’est pas le cas, il doit exister un mécanisme (basé sur la règle de Hebb) qui permet de récupérer l’efficacité perdue des synapses inhibitrices.

Le sommeil profond (ou lent) se caractérise par un électroencéphalogramme montrant des ondes de grande amplitude, ce qui signifie que localement, tous les neurones sont en phase.
Le sommeil profond (ou lent) se caractérise par un électroencéphalogramme montrant des ondes de grande amplitude, ce qui signifie que localement, tous les neurones sont en phase.

Pour que la LTP s’applique, il suffit que le neurone inhibiteur et sa cible soient actifs dans la même fenêtre temporelle. Or c’est exactement ce que permet le sommeil profond. Au cours de celui-ci, tous les neurones sont en phase, et la LTP agit.

Toutes les connexions, excitatrices comme inhibitrices, sont plastiques. C’est-à-dire qu’elles s’adaptent en permanence et en continu en modifiant les caractéristiques physiques de la synapse, ce qui se traduit par des modifications physiologiques. Ce que nous nommons « oubli » ressemble à la LTD : quelque chose qui liait précédemment deux neurones n’a plus cours, et la connexion qui représentait ce lien finit donc par disparaître.

Notons cependant que nos synapses ne font qu’entériner ce que nous vivons. Si nous ne nous rappelons plus de quelque chose, elles mémorisent cet oubli, mais elles n’en sont pas à l’origine.

L’oubli, c’est une affaire de cortex

Pourquoi est-ce que l’on oublie de se rappeler ? Répondre à cette question impose de comprendre la mémorisation d’un événement. Un souvenir est codé principalement par le cortex, qui représente 80 % de la masse du cerveau, mais seulement 20 % des neurones (soit 16 milliards). Le cortex consiste en une hiérarchie de 360 cartes corticales, au sein desquelles se répartissent les 160 000 colonnes corticales (composées de 100 000 neurones chacune). Chaque carte code pour un aspect de la réalité. Il y a des cartes pour les visages, d’autres pour les lettres, les objets qu’on peut saisir, l’orthographe des mots, les odeurs, les parties du corps, etc. La carte des lettres code toutes les lettres que nous connaissons. Si une ou plusieurs lettres font partie de notre souvenir, alors une ou plusieurs colonnes corticales sont activées.

Mémoire épisodique et mémoire sémantique

On appelle état d’activation global (EAG) l’ensemble de toutes les colonnes actives à un instant donné. L’EAG est la représentation corticale de notre souvenir. Deux dimensions appartiennent à tous nos souvenirs : la date et le lieu de l’événement. Une structure spéciale – l’hippocampe – gère ces deux informations grâce aux time cells et aux place cells (CA1 et CA3 sur le dessin ci-dessous).

Circuit simplifié de l’hippocampe. Wikimedia Commons, CC BY

Tout événement mémorisé est associé à une date et à un lieu. C’est alors un souvenir appartenant à la mémoire épisodique (la mémoire des épisodes de notre vie). Si le même événement est répété (de fait à une autre date, éventuellement dans un autre — lieu), alors les informations « hippocampiques » ne sont plus pertinentes. Ce souvenir est considéré alors comme appartenant à la mémoire sémantique. Tout savoir scolaire entre dans cette catégorie puisqu’il s’agit de mémoriser des informations qui sont toujours présentées moult fois, parfois sur plusieurs années. Oublier dans ce cadre est donc le résultat d’un nouvel apprentissage d’où sont absents certaines dimensions. L’absence en question est cependant le fait de l’environnement, et non de l’individu.

Et pourtant, c’est bien moi qui ai oublié mon rendez-vous chez le dentiste. Faux : je n’ai pas oublié le souvenir du rendez-vous ! C’est l’EAG codant pour ce rendez-vous qui n’a pas été réactivé au bon moment. Notre cerveau fonctionne comme une mémoire associative. Il suffit de lui fournir une partie d’un souvenir pour que le souvenir entier soit rappelé. Quelques colonnes activées suffisent pour que l’ensemble de l’EAG auquel elles appartiennent soit réactivé (c’est-à-dire le souvenir complet).

Normalement, la date du rendez-vous approchant, son EAG doit se réactiver automatiquement en complétant l’activation engendrée par la date. Encore faut-il que je sois conscient de la date en cours. Si cela ne s’est pas produit, c’est que mes pensées (mes EAG) étaient tellement nombreuses qu’à aucun moment la date en cours n’a été présente dans mon esprit.

Notre cerveau n’oublie jamais !

J’ai oublié, parce que j’étais occupé à autre chose : l’oubli est la conséquence et non l’origine. Comment, dans ces conditions, pouvoir oublier sur demande ? Ce serait très utile, notamment pour un événement traumatisant dont le souvenir peut nous hanter jusqu’à faire de notre vie un enfer (on pense par exemple au syndrome de stress post-traumatique).

Le plus connu des principes utilisés en thérapie cognitivo-comportementale (TCC) est l’exposition aux situations anxiogènes. Celle-ci est en général effectuée de manière graduelle et précédée d’une phase d’exposition prolongée et répétée en imagination, qui vise à habituer les réponses physiologiques inadaptées et à éteindre les réponses motrices d’évitement. C’est donc la LTD qui est principalement à l’oeuvre. Des dizaines d’heures sont nécessaires (lorsque cela fonctionne). Pourtant, la thérapie EMDR, qui implique, elle, la LTP, n’a besoin le plus souvent que d’une petite heure. Pourquoi une telle différence ? Parce que modifier un EAG traumatisant en ajoutant de l’information jusqu’à le rendre inoffensif (LTP) est plus rapide et efficace, que d’éroder un EAG en tentant d’effacer de l’information par LTD.

En conclusion, oublier est impossible. Notre cerveau est une mémoire efficace des événements que nous vivons. Il n’oublie jamais : il donne seulement une image fidèle de notre vie à travers la mémorisation précise de tout ce qui nous arrive. C’est notre vie qui fait (croire) que l’on oublie, pas le fonctionnement de notre cerveau !

[*]Maître de Conférences en Sciences Cognitives, Aix Marseille Université, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

The Conversation


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  • Il n’y a pas de contradiction entre les rôles qui sont attribués à l’affectif (le refoulement des psychanalystes), et la physiologie du système nerveux, telle que les neuro-sciences l’ont établi. Au moins, tant que le SNC est en bon état. Dès qu’il est détérioré, la seule physiologie est mise en cause.

  • AH ! zut! j’ai oublié ce que je voulais écrire …
    Des articles comme ça, c’est bien .

  • J’ai lu (entendu ?) par ailleurs deux éléments sur la mémoire qui ne sont pas mentionnés ici :
    – l’accès à nos souvenirs altère ceux ci, ce qui donne une fiabilité qui se dégrade avec le temps
    – la qualité de la mémorisation est liée à la charge émotive qui s’exerce en meme temps
    Qu’en est il exactement ?

  • Les commentaires sont fermés.

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