La place de l’empathie dans notre vie

L’empathie est indispensable à la vie sociale. Elle peut cependant être l’objet d’instrumentalisations et de manipulations.

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La place de l’empathie dans notre vie

Publié le 12 juillet 2017
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Par Julien de Sanctis.
Un article de Trop Libre

Dans cet essai de psychologie destiné au grand public, Serge Tisseron invite le lecteur à découvrir la notion complexe d’empathie et les manipulations dont elle est ou peut être l’objet.

Écrit dans un style parfaitement accessible, avec des exemples très concrets tirés de films ou de classiques de la littérature, l’ouvrage permet de comprendre le rôle indispensable de nos facultés empathiques dans le déploiement de notre socialité et de ce que nous appelons communément notre sens moral.

Bien que l’auteur s’adresse à un lectorat non spécialiste, on regrettera tout de même le caractère trop synthétique de certaines réflexions potentiellement passionnantes, pouvant donner l’impression d’un simple survol du sujet ou d’un catalogage non approfondi d’idées pourtant pertinentes. L’ouvrage reste d’une aide précieuse pour entamer une réflexion sur la meilleure façon de cultiver notre empathie sans tomber dans les pièges qu’on pourrait lui tendre.

Qu’est-ce que l’empathie ?

Facile à appréhender en apparence, l’empathie est en réalité une notion complexe. On la définit généralement comme la capacité de se mettre émotionnellement à la place d’autrui, sans expliquer ce que cela signifie réellement, ni préciser qu’il s’agit d’une faculté composite.

L’empathie est constituée d’une dimension émotionnelle et d’une dimension cognitive. La première, que Tisseron nomme empathie affective, représente la capacité de reconnaître et de partager les émotions d’autrui. C’est elle qui, par exemple, me permet d’identifier la joie sur le visage, dans le ton ou encore l’attitude de mon interlocuteur, et de m’y associer en la ressentant partiellement.

L’empathie affective se passe donc de toute référence verbale aux émotions qu’elle détecte. La seconde dimension, dite empathie cognitive, dote l’homme de l’aptitude purement intellectuelle à comprendre le monde intérieur, les attentes d’autrui.

En d’autres termes, elle rend possible la saisie et la reconnaissance de l’altérité. Ces deux dimensions, lorsqu’elles sont combinées, forment l’empathie mature  (qu’on désigne souvent par le simple terme d’empathie) qui permet à la fois de ressentir et de comprendre l’émotion d’autrui.

La définition classique de l’empathie, évoquée plus haut et donnée par Tisseron lui-même nous semble donc de nature trompeuse : en invoquant la « capacité à se mettre émotionnellement à la place d’autrui », on court le risque de laisser penser qu’il s’agit d’une capacité strictement émotionnelle, alors que l’empathie (mature) est également intellectuelle. Sur ce point, l’auteur compense son manque de clarté définitionnelle par une illustration simple et concrète.

  • Elsa, Miki, Lilou et la tarte aux fraises

Elsa comprend grâce à l’attitude de Miki que celle-ci est particulièrement enjouée aujourd’hui et lui fait remarquer : elle vient d’exercer son empathie affective (autrement dit, elle ressent la joie de son amie grâce à tel ou tel signe révélateur). Miki confirme sa joie et explique qu’elle s’apprête à fêter l’anniversaire de son frère où elle pourra manger de la tarte aux fraises, son dessert préféré.

Elsa révèle alors son empathie cognitive en répondant qu’elle a remarqué l’attirance très prononcée de son amie pour ce dessert, mais ajoute que, personnellement, elle trouve cela immonde. La jeune fille est donc ici incapable de faire preuve d’empathie mature car elle ne parvient pas se décentrer d’elle-même pour imaginer le plaisir que Miki a à manger une tarte aux fraises.

C’est là que Lilou, la troisième interlocutrice, intervient. Elle dit à Miki que, comme Elsa, elle n’aime pas ce gâteau mais qu’elle comprend parfaitement car, si elle avait apprécié la tarte aux fraises, elle serait aussi heureuse que son ami (Tisseron ne le précise pas, mais on imagine que Lilou établit une équivalence entre la tarte aux fraises et son propre gâteau préféré). Lilou est donc capable d’empathie mature puisqu’elle parvient à se mettre à la place de son amie.

  • L’empathie n’est pas la compassion

Attention, toutefois à ne pas faire d’empathie un synonyme de compassion. Tisseron nous met en garde contre cette confusion de plus en plus fréquente, et entretenue, selon lui, par des auteurs d’inspiration bouddhiste opérant une inversion sémantique entre les deux termes.

L’empathie ne peut en aucun cas être assimilée à la contagion émotionnelle potentiellement délétère qu’est la compassion (c’est l’étymologie même du mot qui suggère cette idée : cum-patere, signifie littéralement souffrir avec). Ceci étant dit, on comprend assez mal le sous-titre de l’ouvrage : pourquoi parler des « pièges de la compassion » et non de l’empathie ?

  • Empathie et bienveillance

L’empathie n’est pas non plus synonyme de bienveillance. Tisseron n’aborde pas cette distinction qui, pourtant, devrait éveiller la curiosité du lecteur attentif. Une simple recherche dans le dictionnaire permettra de comprendre la différence entre les deux notions. La bienveillance se définit comme :

« Disposition généreuse à l’égard de l’humanité », « Qualité d’une volonté qui vise le bonheur d’autrui1 ».

Elle est une attitude se traduisant, en acte ou en parole, par la recherche du bien pour autrui. L’empathie, quant à elle, ne pousse pas nécessairement à agir pour ce même bien. Je peux ressentir la détresse émotionnelle d’une personne, comme lorsque je suis confronté à un mendiant dans le métro, et ne rien faire pour tenter de soulager cette détresse.

Dans ce cas précis, la bienveillance peut prendre de nombreuses formes comme, par exemple, donner un peu de monnaie, un ticket restaurant ou encore adresser un simple regard et un sourire de salutation pour ne pas abandonner la personne à l’indifférence la plus totale.

Sachant désormais que l’empathie n’est pas forcément bienveillante, on peut se demander si, à l’inverse, la bienveillance émerge nécessairement d’un sentiment empathique. En d’autres termes, la bienveillance est-elle une attitude « par défaut », un trait de caractère foncièrement enraciné dans la personnalité, indépendamment des contextes et sollicitations extérieures ?

Quoi qu’il en soit, l’un des principaux enjeux identifiés par Tisseron dans cet ouvrage est celui du passage de la simple empathie à l’action conforme au sentiment empathique (ce que nous venons de nommer bienveillance ). On regrettera qu’aucune réelle information ou piste de réflexion ne nous soit donné sur ce point.

Une aptitude sociale fondamentale parfois fragilisée

Bien qu’elle se développe naturellement chez les êtres sociaux que nous sommes, l’empathie peut être significativement perturbée dans son évolution. Une empathie trop fortement altérée peut avoir des conséquences sociales dramatiques chez les individus, tant cette faculté est fondamentale dans les liens que nous tissons avec nos semblables.

En tant qu’elle permet d’identifier les émotions d’autrui, de les ressentir, mais aussi de comprendre leur origine et d’adopter un point de vue différent du nôtre, l’empathie apparaît comme une condition de possibilité des relations sociales humaines.

Les décentrements qu’elle autorise jouent un rôle crucial dans la reconnaissance et l’acceptation de l’altérité (le divers humain autant que le simple fait qu’un autre que moi puisse exister).

C’est aussi l’empathie qui, en me donnant accès à la singularité irréductible d’autrui, fait ressortir ce qu’il y a de plus commun entre nous : l’émotivité au sens d’aptitude à éprouver des émotions. Tisseron dresse une liste des causes possibles de fragilisation de l’empathie. Nous en en citerons deux qui ont particulièrement retenu notre attention.

La première concerne l’habitude donnée à un enfant d’établir des contacts visuels réels avec les autres ou, autrement dit, son degré de familiarité avec le visage d’autrui.

Comme l’écrit Tisseron : « Le contact visuel est une condition nécessaire à l’empathie humaine et aux échanges sociaux appropriés, car il permet de traiter les informations sensorielles socialement pertinentes et de comprendre les états internes des partenaires ».

Le péril empathique réside ici dans l’exposition précoce et prolongée aux écrans comme la télévision. La succession rapide des images télévisuelles empêche l’enfant d’appréhender les visages dans leur complexité.

Sur ce point, l’absence de stimulation réelle,  incarnée, perturbe la reconnaissance des expressions faciales chez l’enfant et peut engendrer des « réponses sociales négatives » et une « insensibilité à autrui », c’est-à-dire un défaut d’empathie.

Le second exemple est celui d’une empathie malmenée par les rôles socialement prescrits que nous endossons. En effet, l’image que nous avons de nous-mêmes peut être très fortement conditionnée et tronquée par celle que la société nous renvoie. Ainsi pouvons-nous aisément nous abstraire de l’inhérente complexité de notre personnalité et nous réduire nous-mêmes à une partie de celle-ci comme, par exemple, la profession.

Cette simplification du moi menace son empathie car elle le prive de sa capacité à s’envisager lui-même et les autres sous un angle différent du rôle auquel il se réduit.

L’auteur tisse ici un parallèle intéressant avec le concept sartrien de mauvaise foi : face au caractère nécessairement lacunaire de la connaissance de soi et à l’angoisse qu’il engendre, nous pouvons être tentés de nous construire une identité ou d’adhérer à celle que l’extérieur nous propose.

Tout ce qui nourrit cette image nous flatte, tout ce qui nous paraît s’en éloigner nous trouble, et nous essayons constamment de nous assurer que cette image est reconnue et acceptée. Mais elle est un masque et ceux qui l’oublient sont un peu comme le garçon de café de Jean-Paul Sartre, qui se prend pour un garçon de café ! Il a troqué la perception de lui-même comme sujet inconnu à découvrir contre un rôle auquel il s’identifie totalement, sans recul. Il se confond avec sa fonction, il est devenu cette fonction et rien d’autre, préoccupé seulement de trouver la confirmation, dans le regard et les paroles des autres, de l’apparence à laquelle il a choisi de se réduire. Pour Sartre, son essence est condamnée à lui échapper, c’est ce qu’il nomme la « mauvaise foi ».

Tisseron ne pousse pas la réflexion plus loin, mais la référence au directeur des Temps modernes, interroge, selon nous, les liens qui unissent empathie et liberté. Si, comme le pense Sartre, l’homme a pour essence d’être libre en ce que l’existence précède l’essence, de quelle liberté jouit le sujet dont les capacités empathiques de décentrement sont perturbées ?

Son incapacité à se projeter en dehors de lui-même a-t-elle quelque-chose de la prison intérieure, de sorte qu’il serait « moins » libre qu’un sujet dont l’empathie n’est pas altérée ? La question mérite d’être posée.

Les manipulations de l’empathie

La fragilisation n’est pas le seul danger qui guette l’empathie. Malgré son caractère fondamental en matière sociale, celle-ci peut également être utilisée à des fins manipulatoires. Ironiquement, c’est l’empathie des uns qui permet de manipuler l’empathie des autres.

Précisons : notre capacité à comprendre intellectuellement les situations et attentes d’autrui (empathie cognitive) peut servir à instrumentaliser son empathie mature, ou, plus simplement, à le duper en lui faisant croire, par exemple, que nous sommes proches de lui et que nous agirons selon cette proximité et la compréhension de sa situation. Les exemples sont ici légion. En voici quelques uns abordés dans l’ouvrage.

  • Manipulation de l’empathie en politique

La sphère politique offre, au quotidien, de très bonnes illustrations de ces manipulations. Tisseron cite la stratégie de Donald Trump qui, bien que milliardaire et héritier, a su utiliser la détresse économique et identitaire des classes moyennes et inférieures pour se faire élire (dans un article posté le 14 mai 2017 sur son blog, l’auteur prolonge son analyse en abordant les différentes stratégies empathiques des candidats à la présidentielle française).

Comme le fait très bien Marine Le Pen au Front National, Trump et son équipe de campagne ont su utiliser leur empathie cognitive pour dire aux électeurs ce qu’ils voulaient entendre. Si l’empathie n’est pas la seule clé pour accéder à la Maison Blanche ou l’Élysée, elle est sans conteste une arme politique de première importance.

  • L’empathie contre elle-même

Il est intéressant d’observer que les situations où l’empathie entre en conflit avec elle-même peuvent aboutir à sa disparition. Tisseron donne l’exemple du personnel hospitalier tiraillé entre sa volonté de passer plus de temps aux côtés des patients et celle de ne pas laisser les collègues gérer une trop grande quantité de travail annexe à l’accompagnement direct des malades.

Selon l’auteur, les hiérarchies hospitalières ont bien identifié ce conflit empathique et compris qu’en insistant sur la nécessaire équité du partage des tâches, elle culpabiliserait suffisamment les soignants pour qu’ils choisissent d’aider leurs collègues, abattant ainsi une plus grande quantité de travail.

Ces dilemmes empathiques peuvent conduire celles et ceux qui en souffrent à prendre leur tiraillement en horreur et à transformer leur empathie pour l’une ou l’autre partie en franche hostilité. Certains cas de maltraitance envers des malades sont dus à de tels conflits.

  • Quand l’empathie annule le sens moral

Notre empathie s’exerce d’autant plus facilement que la personne qui en est l’objet nous ressemble ou incarne ce que nous voudrions être. Une expérience particulièrement intéressante montre que les bébés sont plus enclins à récompenser une marionnette avec laquelle ils ont un point commun (en l’occurrence, le même choix de friandise) que celle avec laquelle ils ne partagent rien.

Une autre expérimentation met en lumière les liens entre empathie et sens moral. Elle se déroule en deux temps. La première situation met en scène trois marionnettes. La première tente d’ouvrir une boite, la seconde vient lui prêter main forte et la troisième tente d’empêcher cette ouverture.

Dans ce cas, les bébés récompensent la deuxième marionnette, pour son comportement altruiste. La seconde situation fait intervenir les mêmes marionnettes, mais cette fois, celle identifiée comme la « méchante » du groupe porte un t-shirt de la même couleur que celui du bébé.

Dans ce second protocole, c’est la marionnette non-altruiste qui récolte la récompense. Autrement dit, le t-shirt constitue un point commun suffisant entre la marionnette et le bébé pour que celui-ci préfère le « méchant » personnage : la communauté d’identité l’emporte sur l’altruisme.

Tisseron tire un exemple extrême de cette mécanique dans l’ouvrage Des Hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne de Christopher Browning.

Il y est question de cinq cents policiers réservistes qui, en l’espace de seize mois, assassinèrent 38 000 Juifs d’une balle dans la tête alors qu’ils n’avaient, pour la plupart, jamais été des nazis militants. Le premier ordre d’exécution fut donné par un chef de bataillon en pleurs.

Bien qu’il eût accordé à ses hommes le droit de ne pas obéir, certains commirent tout de même l’irréparable « pour ne pas laisser à leurs camarades de combat l’obligation d’accomplir seuls des actes qui leur répugnaient. Leur […] proximité avec les membres de leur bataillon l’emport[a] sur leur compassion pour leurs victimes, jusqu’à la détruire totalement. Au bout d’une année, la plupart de ces policiers avait perdu toute capacité de s’émouvoir pour ceux qu’ils tuaient. Ils étaient devenus des exécutants dévoués et efficaces ».

Un exemple plus récent est celui de la machine terroriste de l’état islamique. Daech parvient à déshumaniser ses combattants en manipulant leur empathie : nombreux sont les jeunes qui ont rejoint les rangs l’organisation en pensant d’abord servir la cause des populations persécutées du Moyen-Orient.

D’ailleurs, si l’empathie se déclenche d’autant plus facilement que nous nous sentons proche de son objet, il est possible de la faire disparaître complètement (momentanément ou non) si l’on parvient à nous rendre une personne (ou un groupe de personnes) tellement étrangère qu’on ne la reconnaît même plus dans son humanité. C’est ce genre de manipulations qui conduit aux horreurs telles que l’holocauste, le génocide des Tutsis au Rwanda ou encore les exactions terroristes.

L’empathie pour les objets

D’après Tisseron, le terme anglais d’empathy fut initialement proposé par le psychologue Edward Titchener pour désigner « le processus d’humanisation des objets qui consiste à nous dire ou à nous sentir nous-mêmes à l’intérieur d’eux ». C’est avec cette définition en tête que l’auteur poursuit son analyse des manipulations possibles de l’empathie.

En matière artefactuelle, l’instrumentalisation de l’empathie sert principalement des intérêts économiques. Il s’agit, pour les industriels, de concevoir des objets capables de susciter un sentiment de familiarité chez leurs acheteurs potentiels. Tisseron relève cinq façon d’ « empathiser » les artefacts :

1)      Simuler des traces d’usure sur des objets neufs ;

2)      Simuler l’intervention de la main humaine dans leur fabrication (irrégularités de l’un à l’autre) ;

3)      L’affordance (capacité de l’objet à suggérer sa propre utilisation sans mode d’emploi) ;

4)      Créer des options donnant l’illusion du sur-mesure (séries limitées) ou du sur-mesure réel avec l’impression 3D ;

5)      Imiter/évoquer des formes humaines pour créer sentiment de proximité avec l’objet.

Ces stratégies permettent, selon Tisseron, de compenser ce que Walter Benjamin aurait pu nommer le défaut d’aura2 des objets industriels : pour pallier le manque de singularité de leurs artefacts –singularité qui définissait les objets artisanaux-, les firmes doivent créer des simulacres d’aura pour que des objets standardisés produits à la chaine paraissent uniques, et donnent à leurs possesseurs le sentiment de l’être eux aussi.

Ici, le lecteur pourra se sentir quelque peu perdu. L’empathie pour les objets est-elle identique à l’empathie tripartite analysée précédemment ?

Celle-ci est pourtant bien plus complexe qu’une simple projection de soi dans l’autre entrainant un sentiment de proximité : elle implique un changement de perspective émotionnelle et intellectuelle.

Tisseron ne fournit pas d’indication sur ce point, aussi doit-on considérer l’empathie pour les objets comme une « partie » de notre faculté empathique globale.

Le cas emblématique des robots

Dans cette section de l’ouvrage, l’auteur accorde une attention particulière aux robots. C’est que la thématique ne lui est pas totalement inconnue. Outre la publication de son précédent livre, intitulé Le jour où mon robot m’aimera.

Vers l’empathie artificielle3, Serge Tisseron est membre de l’Académie des technologies et co-fondateur de l’Institut pour l’Étude des Relations Hommes-Robots (IERHR).

Selon lui, robotique et empathie sont promis à un avenir commun. Tout d’abord, les robots seront de plus en plus personnalisables : «[Ils n’auront] plus besoin de porter les traces d’une usure artificielle, car [ils porteront] celles d’une fabrication personnalisée ; celle-ci interviendra au moment de l’achat, puis tout au long de l’histoire partagée que nous entretiendrons avec lui ».

Ensuite, les robots auront des formes évoquant les formes humaines pour les rendre le plus rassurant possible. Ils seront également promus selon la promesse d’être faits pour nous, de n’attendre que nous pour commencer à vivre et à s’épanouir en tant que « plus-qu’objet », ce qui permettra de mobiliser l’affecte pour déclencher l’achat. Enfin, ils seront dotés d’empathie et d’émotions artificielles, car « de tous les moyens imaginés pour nous rendre nos robots familiers et nous inviter à les faire bénéficier de notre empathie, le plus ingénieux reste incontestablement de développer chez eux… une capacité semblable. En effet, rien ne vaut mieux qu’une empathie réciproque pour se sentir en confiance »4.

L’auteur perçoit trois risques potentiels dans ces développements : 1) « nous faire oublier qu’ils sont connectés en permanence et nous imposent les choix de leur programmeurs » ; 2) « nous cacher qu’ils seront encore longtemps des machines à simuler incapables de toute émotion et de toute souffrance » et 3) « nous faire croire qu’ils seraient un modèle possible pour les relations entre humains ».

Précisons tout de même que Tisseron n’est pas technophobe. Sa grande inquiétude, en tant que psychologue, est que la robotique investisse tout un pan de la psyché humaine et nous conduise à préférer la compagnie des robots à celle de nos semblables, ou encore à robotiser nos relations interhumaines5 :

« S’il nous arrivait de croire un jour que les facultés émotionnelles de ces machines sont semblables aux nôtres, ce serait la pire des manipulations que notre empathie puisse subir, et probablement la dernière. Car, alors, la barrière qui fonde la distinction entre l’humain et le non-humain commencerait à s’effriter, et nous risquerions de désirer un monde dans lequel tous nos interlocuteurs, aussi bien humains que machines, se réduiraient au rôle que nous attendons d’eux ».

  • Quelques mesures salvatrices ?

Tisseron imagine un certain nombre de réponses aux risques et défis qu’incarnent la robotique. Nous en retiendrons deux.

Tout d’abord, il propose l’élaboration d’un test d’empathie pour savoir, avant la commercialisation d’un robot, si celui-ci génère une empathie inférieure, semblable ou supérieur à celle qu’on peut ressentir pour un humain.

Ce test aurait pour objectif de développer une éthique appliquée au secteur en prévenant les risques de « robot-dépendance » avant la mise de l’artefact sur le marché.

Les robots qui génèreraient une empathie trop importante retourneraient alors en conception pour subir les modifications nécessaires. Si l’on peut saisir intuitivement les risques de cette robot-dépendance, le lecteur reste toutefois en manque d’informations scientifiques et de développements plus consistants sur ce point.

En outre, il eut été intéressant que Tisseron développe sa proposition de test d’empathie : comment un tel test serait-il établi ? Comment mesure-t-on l’empathie ? Celle-ci se laisse-t-elle appréhender/mesurer de façon générale ? Existe-t-il un étalon empathique de référence qui permette de comparer les niveaux d’empathie respectivement générés par un humain et un robot ?

Ensuite, Tisseron se prononce en faveur d’une robotique mise au service de la médiation sociale interhumaine : « Les roboticiens, quant à eux, devraient être incités à développer des programmes qui invitent les usagers à entrer en contact entre eux par robots interposés plutôt que des programmes qui se constituent en substituts d’êtres humains, notamment pour des activités de loisir. J’ai proposé d’appeler de tels robots « humanisants » pour les opposer aux robots « humanoïdes ». Ceux-ci sont considérés aujourd’hui comme le fleuron de la création robotique, alors qu’il serait bien plus important à mon avis de concevoir des robots capables d’accompagner le processus de subjectivation de chaque humain avec ses semblables ».

L’idée est très intéressante mais, là encore, le lecteur restera quelque peu sur sa faim face à son manque de développement.

Conclusion : l’empathie serait-elle un pharmakon ?

Le portrait dressé de l’empathie comme faculté essentielle à la vie sociale mais foncièrement instrumentalisable n’est pas sans rappeler le concept grec de pharmakon.

Il désigne ce qui est à la fois remède et poison. À l’instar d’autres pharmaka tels que les médicaments, l’empathie peut avoir des vertus profondément salvatrices ou se révéler très nocive.

L’empathie n’est donc pas plus neutre qu’elle n’est bonne ou mauvaise en soi : elle est foncièrement ambivalente. Son absence conduit à éprouver de grande difficulté sociale, dont le cas le plus extrême est la psychopathie ; sa trop grande présence peut provoquer un épuisement psychique et physique, comme c’est le cas, par exemple, chez certains soignants.

Le triomphe du versant curatif du pharmakon dépend de la thérapeutique mise en place pour accompagner son action. C’est peut-être sur ce point qu’Empathie et manipulation convaincra le moins : l’ouvrage offre sans conteste un bel effort de diagnostic, mais ne pousse pas assez loin la thérapeutique qui doit en découler.

 

 

 

Sur le web

  1. http://www.cnrtl.fr/definition/bienveillance
  2.  Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
  3. Serge Tisseron, Le jour où mon robot m’aimera. Vers l’empathie artificielle, Albin Michel.
  4. C’est-à-dire d’une capacité à simuler les émotions et l’empathie.
  5. Cette robotisation des relations interhumaines consisterait, notamment, à les rendre aussi prédictibles que possible pour réduire la charge émotionnelle liée aux aléas qui caractérisent, jusqu’ici, notre socialité.
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  • Comme autres exemples de l’usage de l’empathie dans la manipulation, vous auriez pu citer (presque ) tous les hommes politiques des derniers 20 ans!
    L’Iphone, les SUV, les modes, certaines marques détournent cette capacité depuis que la publicité a travaillé cet aspect des relations sociales.
    Et le public accepte , comme ça il n’a pas à se casser la tête à décider…

    Si vous acceptez de mettre les facultés cognitives comme condition de l’empathie, et garant d’un échange gagnant-gagnant, l’empathie est l’indispensable qualité d’un dirigeant ou de meneurs d’hommes…
    En gros ce qui manque en ce moment chez l’élite 😉

    • Pourquoi s’arrêter aux hommes politiques et aux publicités (marques) ?
      Toute communication repose sur l’émotion et vous mêmes, votre femme, vos enfants, vos clients, vos fournisseurs, l’état, les syndicats utilisez cette manipulation par les émotions.

      Non l’empathie n’est pas la condition d’un échange gagnant gagnant, ni l’indispensable qualité d’un dirigeant ou d’un meneur d’hommes, bien au contraire : il faut parfois couper un bras ou une jambe pour sauver le reste et faire preuve d’empathie dans un tel cas c’est condamner l’ensemble.

  • « L’empathie est constituée d’une dimension émotionnelle et d’une dimension cognitive. La première, que Tisseron nomme empathie affective, représente la capacité de reconnaître et de partager les émotions d’autrui. »

    Gros mélange: l’empathie émotionnelle c’est uniquement la capacité à partager, vu que la capacité à reconnaître les émotions que ressent une autre personne c’est l’empathie cognitive.
    _______
    Pas mal la clef de bras qui consiste à dire que celui dont les capacités d’empathie sont altérés serait moins libre ! Je doute qu’être gouverné par ses émotions rendent libre !

    • « Gros mélange: l’empathie émotionnelle c’est uniquement la capacité à partager, vu que la capacité à reconnaître les émotions que ressent une autre personne c’est l’empathie cognitive. »

      Je dirais plutôt l’inverse l’empathie émotionnelle c’est ressentir/reconnaître (visuellement) les émotions de l’autre et l’empathie cognitive c’est partager. On le voit bien dans l’exemple donné par l’auteur. Partager est une sorte de simulation intérieure des émotions de l’autre. On peut ressentir la tristesse de l’autre mais ne pas la partager. Dans ce cas il n’y aura pas, par exemple d’action de bienveillance.

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