Genre ou Liberté, de Sophie Heine

Les femmes doivent se blinder, utiliser leur prédisposition acquise à l’empathie pour mieux cerner les faiblesses et aspirations des dominants : découvrez le féminisme de Sophie Heine.

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Genre ou Liberté, de Sophie Heine

Publié le 8 juillet 2017
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Par Pierre Ansay1.

Genre ou liberté est un livre rhizome. Quand les femmes se mettent au refus, à la saine agressivité de combat, qu’elles font camp les unes avec les autres pour contrer les tactiques de subordination qui les enchaînent, une à une, le salut vient de leurs volontés communes unifiées et de la modification radicale du regard qu’elles portent sur leur condition.

Elles se montrent plus fortes et plus intelligentes que leurs adversaires, elles refusent leurs critères stéréotypés qui les infériorisent dans leur devenir de femme, de mère, d’amante, d’épouse et de professionnelle. Sophie Heine insiste, et son vocabulaire se fait parfois guerrier, sur ces conflits pratiques de tranchée modeste fort éloignés de l’aristocratisme éthique des féministes des beaux quartiers.

L’auteure fait montre d’un libéralisme intransigeant

Ce programme aussi ambitieux que pertinent requiert une action collective qui mobilise résolument un engagement altruiste, problématiquement adossé à l’égoïsme promu par l’auteure comme ressort décisif pour la mise en œuvre de sa liberté.

Mais agir collectivement réclame à tout le moins pour un temps, une renonciation à l’intégralité de sa liberté négative : les groupes minoritaires ne peuvent œuvrer contre les dominations qu’en mettant en parenthèses, seulement en parenthèses – et le tempo de cette parenthèse définit la différence entre le militantisme comme aliénation et l’engagement comme libération – les charmes de sa liberté négative pour encaisser avec volontarisme les exigences citoyennes disciplinées collectivement au sein de l’agir ordonné tel que le promeut la liberté positive.

Agir machiavéliquement, comme le propose pertinemment Sophie Heine, réclame une part d’ascèse, une loyauté aux objectifs du groupe citoyen et à ses membres : un groupe militant dominé par l’adversaire au sein de rapports de force complexes profondément enracinés dans l’existence se doit d’élaborer une discipline normative pour une action qui circule de l’extime à l’intime : changer la société dans un sens libéral suppose ici de changer les vies dans l’épaisseur de leur existence au sein de situations concrètes où l’agir collectif, solidaire, altruiste et loyal donne le premier nom de la vertu.

Les stéréotypes légitiment la domination

Ils la justifient à l’horizon de normes morales qui ne sont pas là à notre disposition pour des discussions académiques mais pour généraliser des pratiques qui minorisent et infériorisent les femmes dans leurs rapports sociaux, amoureux, familiaux et économiques. Dès lors, l’auteure se mue en conseillère stratégique et tactique.

Il s’agit d’un rapport de guerre : les femmes doivent se blinder, utiliser leur prédisposition acquise à l’empathie pour mieux cerner les faiblesses et aspirations des dominants et partant mieux réaliser leurs aspirations dans un contexte hostile et dans le contexte spécifique de la maternité.

Concernant les manières de s’émanciper des critères masculinistes de la beauté, les femmes devraient pouvoir faire alliance avec un nombre croissant d’hommes pour contrer pratiquement les exigences formulées par le système économique actuel où elles se confèrent des brevets d’excellente érotique à partir des critères élaborés par des mâles sexistes et vendeurs.

Elles doivent pouvoir établir fermement et d’une manière autonome leur rapport à la sexualité, lieu où la domination exerce sans doute ses prérogatives dans les scènes les plus intimes, à la fois par la diffusion implicite de normes comportementales et par la justification de la prédation égoïste et valorisée des mâles souvent avantagés par leur constitution physique.

Les femmes doivent-elles se comporter à l’instar des mâles ? Les femmes devraient néanmoins éviter un piège tentant : celui de vouloir imiter les comportements sexuels débridés et égocentriques encore adoptés par beaucoup d’hommes.

Il n’est pas question d’abolir les différences de genre, mais d’œuvrer de telle manière que ces différences ne préconstituent pas une série d’handicaps et d’infériorités structurelles autant que culturelles auxquelles les femmes s’exposent quand elles s’engagent sexuellement avec les hommes.

Quand les femmes se posent en rivales compétitives afin de conquérir un partenaire sur le marché de l’amour, elles valorisent et valident des critères de beauté et d’attraction qui sont fortement antinomiques avec la liberté effective des femmes.

Un livre de forces

La grande force, car il s’agit de forces bien davantage que d’idées, de l’œuvre de Sophie Heine, proche en cela du Bourdieu de La domination masculine, est de montrer à quel point le loup dominant s’est installé à demeure dans la bergerie dominée.

Les femmes pensent leur condition à l’intérieur d’un carcan moral, esthétique, pseudo-scientifique, voire économique qui pérennise leur condition d’appendices corvéables et aliénables, elles tiennent sur elles-mêmes des discours dominés élaborés par les dominants.

L’arpentage réalisé par l’auteure ratisse tous les registres de la vie quotidienne pour nous dresser un portrait d’un bagne existentiel dont les femmes peuvent sortir, censément motivées par leur appétence pour la liberté. La liberté n’est pas un bien achetable sur les marchés ou distribué par l’État.

Impasse sur les actions de l’État

Sophie Heine, en libérale conséquente, fait l’impasse sur l’action de l’État qui peut pourtant agir en soutien significatif en poursuivant pénalement certaines formes de domination structurelle et en valorisant, en soutien de l’éducation permanente, les activités de décrassage existentiel déaliénantes.

Un grand mérite de son œuvre est d’élargir le propos en s’appuyant sur de solides lectures de neuropsychologie et d’une abondante littérature scientifique examinant minutieusement les différences réelles, supposées ou faussement postulées qui démarquent les genres.

Il n’est pas nécessaire de se munir de précautions idéologiques ni de demander l’imprimatur à des épistémologues exigeants pour analyser aussi bien qu’elle le fait ce tableau de pathologies aliénantes produites par des dominations diverses : les esclavagistes ne sont pas loin dans les îles, ils résident pour partie en nous et participent intiment à la définition pratique de nos vies, ils s’y insèrent ; et chaque libéral de bon ton est sans doute pour partie un maître galérien qui peut avoir le bon goût d’ignorer ses disciplines.

L’auteure a bien fait, il ne s’agit pas prioritairement d’exhiber des preuves « scientifiques » mais de recenser, en prenant distance, une gamme élargie d’épreuves existentielles. Une si grande intelligence qui se lève si tôt, perçoit dans l’histoire des hommes et des femmes des répétitions et des constantes.

Elle se montre capable, pour notre intelligence, d’en extraire des représentations de ce qu’il est bon de souhaiter pour que les femmes et les hommes vivent au plus juste. Manque parfois, mais avons-nous le droit de le reprocher à sa jeunesse ? quelques lambeaux existentiels qui font la chair du monde et qui serviraient de guide pédagogique pour illustrer plus pédagogiquement le propos.

Ce livre n’est pas d’innocence, on pourrait presque dire qu’il relève du manuel du combattant et sa richesse méthodologique pourrait étendre la grammaire des luttes à d’autres groupes humiliés, offensés et dominés.

Certes, une société où la féminité n’est pas seulement repensée selon les directions esquissées par l’auteure mais agie sera certes une société libérale améliorée sans timonier éclairé à la barre, mais le chemin qui pourrait y conduire apparaît malaisé à pratiquer quand la participation civique active pourrait être critiquée parce qu’elle ne se conforme pas à une grammaire libérale exigeante.

Sophie Heine, Genre ou liberté, éditions Academia, 164 pages.

La version longue de cet article est disponible sur le site de Politique.

 

  1. Pierre ANSAY est docteur en philosophie. Auteur de nombreux livres sur la philosophie de SPINOZA, il a récemment publié Spinoza au ras de nos pâquerettes, Bruxelles, Couleur livres, 2016.
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  • Avant les socialos, qui veulent l’égalité pour tous mais certains plus égaux que d’autres (parole de Coluche), rappelez vous en 1967, le slogan de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) et de la JEC (Jeunesse Étudiante Chrétienne) « Travail égal, Salaire égal » pour le rassemblement catholique d' »Orange 67″. Alors, mesdames, mesdemoiselles, battez vous pour ce 1er principe affiché depuis 50 ans, maintenant et en même temps pour vos futures fillettes. Sinon, vous serez toujours des « sans dents », des « illettrées et des « rien » aux yeux des menteurs socialisants gouvernementaux, régionaux, départementaux et locaux.

  • Ouaips, bof…. Dans mon métier j’ai de nombreuse clientes qui diriges des grands services avec d’importantes responsabilités et on a tous les même problèmes avec la hiérarchie, homme ou femme. Si elle sont et restent à leur poste, c’est parcequ’elles assument comme nous tous leurs responsabilités sans chercher d’excuses pour ne pas affronter les revers que l’on subis tous… Et la maternité n’a jamais brisée une carrière, les gens humains et compétents, on les connais et on les rappels pour travailler avec eux.

  • J’ai lu tout l’article. Résultat : j’ai mal à la tête.

    • Moi, je n’ai pas pu lire tout l’article ! J’ai simplement cru voir que nulle part, on ne parlait de féminité qui me parait beaucoup plus importante que le féminisme !
      Quand à la misogynie, elle ne s’applique qu’à un petit 10% de la population (la plus conne !) ! Donc, les femmes devraient (et le font d’ailleurs !) s’occuper de leur bonheur, de leur couple et de leur féminité en priorité. Nous ne sommes pas dans une guerre des genres !! Quand aux comportements sexuels débridés des hommes, Dieu merci, de plus en plus de femmes s’y mettent ! Quand les robots et l’IA auront pris nos jobs, les comportements sexuels débridés seront la norme ! Dieu merci !

    • Merci au docteur en philo pour ce texte, s’il y avait une chance pour que par hasard je tombe sur ce bouquin de névrosée, maintenant je suis doublement prévenu qu’il faut l’éviter à tout prix…

  • 14 instances du mot « domination » (décliné selon l’utilisation). Puisque l’auteur se veut libérale, pourquoi on ne voit aucune instance de « coopération » ?

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