De Macron à Valls : histoire de deux gauches irréconciliables

Quelles sont les origines des grands clivages qui divisent la gauche d’aujourd’hui en France ?

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De Macron à Valls : histoire de deux gauches irréconciliables

Publié le 22 avril 2017
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Par Jonathan Frickert.

À quelques jours d’un premier tour et malgré le ralliement à demi-mots de Manuel Valls au candidat d’En Marche et les révélations sur l’alliance PS – Macron de ces dernières semaines, la campagne de l’ancien banquier bat de l’aile, au point d’avoir perdu 2 points en un mois, le plaçant à égalité avec la candidate d’extrême droite.

J’avais déjà expliqué dans un précédent article en quoi Emmanuel Macron n’était en rien un héraut libéral, mais un candidat social-démocrate. Ce que j’avais oublié de mentionner, c’était qu’il participait d’une tendance que la gauche française connaît depuis quarante ans.

En effet, « les deux gauches irréconciliables » qu’a théorisé Manuel Valls n’est rien d’autre que la tentative, au sein du PS, de créer un SPD français.

Chronique d’un Bad Godesberg raté

Marotte des commentateurs politiques européens, qu’est-ce que le fameux congrès de Bad Godesberg ?

Ce fameux congrès a abouti au programme du parti social-démocrate allemand (SPD) durant trente ans, entre 1959 et 1989.

Il s’agissait, ici, de rompre avec le marxisme. Le SPD assumait sa conversion à l’économie de marché et devient ainsi un parti du peuple et non plus un parti catégoriel au service d’un prolétariat fantasmé. Le parti abandonne l’étatisation des moyens de production et le concept de lutte des classes.

Fin de l’anticléricalisme

Le parti renonce également à l’anticléricalisme propre aux partis marxistes, refuse les nationalisations se revendique humaniste.

Ce programme se place dans un contexte bien particulier, animé par la réussite du système capitaliste et libéral, la Guerre froide et la récente victoire contre le nazisme.

Pour en comprendre les tenants et les aboutissants, il faut comprendre ce qui s’est passé en amont pour le parti de la gauche allemande.

Le parti socialiste ouvrier d’Allemagne (SAP) est fondé en 1875 lors du congrès de Gotha, fusionnant le Parti ouvrier social-démocrate et l’Association générale des travailleurs allemands.

Marxistes et lassalliens

Ce congrès montre déjà à l’époque des fractures puisqu’il tente de faire un compromis entre le courant marxiste et le courant dit « lassallien ». Ce courant, issu de la pensée de Ferdinand Lassalle, souhaite l’unité allemande et se veut profondément réformiste.

Dès l’époque, le SAP se veut être un parti ouvrier de masse qui se développe de concert avec l’émergence des syndicats, dont l’ennemi n’est autre que la noblesse et la bourgeoisie. Cette animosité sera confirmée par les travaux de Max Weber, pourtant libéral-démocrate, dès 1895.

Il est dangereux et incompatible avec l’intérêt de la nation qu’une classe en pleine déroute économique [la noblesse terrienne] tienne entre ses mains les rênes du pouvoir politique. Mais c’est encore plus dangereux lorsque les classes en passe de détenir le pouvoir économique [les classes bourgeoises] ne sont pas encore mûres politiquement.

Psychose antisocialiste

Cet ennemi ainsi identifié développera ainsi une psychose antisocialiste dans les rangs des hautes-classes. L’effet boule de neige jouera à plein, puisque cette psychose, à son tour, provoquera une radicalisation du courant marxiste.

Le SAP connaîtra son premier revers dès 1880, soit cinq ans après sa création, avec la création de la sécurité sociale allemande par Otto von Bismarck, pourtant homme de droite. C’est, par ailleurs, le départ de ce dernier qui permettra, en 1890, un plus fort développement des syndicats et des partis politiques, avec une libéralisation du régime.

Le parti profitera de cette libéralisation, notamment via l’abrogation des lois antisocialistes, pour devenir le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD).

Congrès d’Erfurt

Dès le congrès d’Erfurt, l’année suivante, le projet du SPD se décompose en 2 parties que le mouvement n’arrivera pas à réconcilier.

La première partie est écrite par Karl Kautsky, discipline d’Engels, ce dernier observant le programme d’un œil paternaliste.

La seconde, en revanche, est rédigée par Eduard Bernstein, qui établit la liste des revendications immédiatement réalisables dans une société démocratique et capitaliste, avec des avancées loin du socialiste archaïque : liberté d’expression, État laïc, liberté syndicale, suffrage universel, égalité des sexes. On y trouve également des revendications socialistes classiques pour l’époque : progressivité de l’impôt, journées de 8 heures, inspection du travail…

Les marxistes désavoués par les faits

Cette partie est très proche de ce que proposaient les radicaux français.

L’année 1896 permettra de mettre en porte-à-faux la pensée marxiste, puisque la société allemande a permis l’intégration des ouvriers à la communauté nationale et des redistributions de gain de productivité, et ce malgré l’absence de société socialiste.

Les marxistes, prophétisant une aggravation des conditions sociales du fait de la marche du capitalisme, ont été désavoués par les faits, ce qui fera dire à l’aile modérée que le capitalisme ne s’est pourtant pas effondré et que la société bourgeoise n’est en rien un problème pour la démocratie.

Une douce utopie

De son coté, Rosa Luxembourg continue de voir le réformisme comme une douce utopie.

Encore une fois, les idéologues crient au scandale lorsque la réalité ne correspond pas à leurs vues.

Parallèlement à l’émergence du nationalisme revanchisme français, l’Allemagne connaît également la montée d’un nationalisme face à la barbarie russe, évoquant une Allemagne supérieure sur le plan social. Les ouvriers se sont bien mieux émancipés que d’autres, grâce aux organisations politiques, culturelles et sportives.

De ce fait, le nationalisme se fond totalement dans un messianisme prolétarien propre aux marxistes, reprenant cette conception à leur compte.

Les nationalistes soutenus par le SPD

Après la Grande guerre, les nationalistes sont largement soutenus par le SPD afin de lutter contre la frange révolutionnaire de la gauche allemande, laquelle menaçait la démocratie.

Cette évolution libérale du SPD se heurtera pourtant à un coup de barre à gauche en 1925 avec un rappel, dans son projet, des racines collectivistes et marxistes du SPD.

Pourtant, le SPD ne va pas tarder à reprendre raison. La montée du nazisme permettra au parti de se recentrer sur la défense de la démocratie, de la république sociale et de l’unité allemande.

Le parti sera le seul parti à refuser de voter les pleins-pouvoirs à Hitler le 23 mars 1933.

Deux Allemagne

Après la guerre, l’Allemagne est divisée en quatre zones, dont trois occidentales et une soviétique. Ce sera la naissance des deux Allemagne.

Le parti est alors dirigé par Kurt Schumacher, connu pour sa lutte antinazie – lutte qui l’amènera à Dachau.

En RDA, le Parti communiste d’Allemagne (KPD) absorbe la partie est-allemande du SPD pour créer le Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) qui dirigera dès lors le pays.

À l’Ouest, Schumacher refusera dès le départ cette fusion.
En 1949, la Loi fondamentale allemande fait de la sauvegarde de la démocratie un point primordial de la vie politique, traumatisée par la guerre.

Se désolidariser des marxistes

Dans le même temps, l’Ouest amplifie son opposition aux Soviétiques.

Ces éléments amènent le SPD à se désolidariser de plus en plus de sa frange marxiste. Cependant, son opposition à la CDU/CSU, principal parti de droite allemand, reste forte : il est reproché à la CDU/CSU d’être un danger pour la démocratie. En effet, la bourgeoisie et le centre catholique avaient abdiqué face au nazisme.

De plus, le parti démocrate-chrétien comporte d’anciens cadres du Troisième Reich, comme en France certains collaborationnistes n’ont pas été purgés par les forces républicaines au nom du bon fonctionnement de l’État.

Le centralisme du SPD

Dans cette période, le SPD reste un parti centralisateur prônant un État social, mais le paysage politique le détrompera très rapidement.

En effet, la CDU/CSU lance une offensive sur les questions sociales, avec des mesures en faveur de la démocratie sociale, des retraites et des allocations familiales dès 1951.

En parallèle, l’aide américaine et l’entrée dans les Trente glorieuses conforte la CDU/CSU. Le parti connaît une augmentation spectaculaire du PIB par habitant, passant de 66 % de celui du voisin français en 1946 à un niveau supérieur à ce dernier en 1955.

Sur le plan européen, là où les autres partis voient dans l’Europe un moyen vers la réunification allemande, le SPD fait de la réunification le préalable vers l’Europe.

Deux forces antagonistes

Cette position sera contredite par Willy Brandt, futur chancelier et prix Nobel de la Paix, dès le Congrès de Hambourg en 1950, qui se montrera très eurolâtre.

Une suite de faits qui amènent la CDU/CSU à représenter le renouveau, ce qui se traduit électoralement.

En 1949, si les deux forces antagonistes font jeu égal, en 1957, la CDU dépasse les 50 % lorsque le SPD peine à atteindre les 33 %.

Cette évolution montre que le SPD, toujours focalisé sur la classe ouvrière, rate l’émergence de la classe moyenne, confirmant ce que disait Ricardo, repris par Marx, pour qui l’infrastructure économique modèle la superstructure politique.

Tout cela amènera le parti dans une phase de doute, voyant la prospérité capitaliste et les échecs électoraux qui s’en suivent.

Vers la prospérité capitaliste

En 1953, l’économiste Karl Schiller résume la position des rénovateurs : « Concurrence autant que possible, planification autant que nécessaire ». Émerge alors un SPD social-libéral qui comprend bien que les luttes internes ont assez durées.

En 1957, le parti décide de voter le traité de Rome et, en 1959, intervient le fameux congrès de Bad Godesberg.

Se déroulant du 13 au 19 novembre 1959 dans une commune de la banlieue de Bonn qui donnera son nom à cette étape fondamentale du socialiste allemand, le congrès finit par entériner presque un siècle de lutte interne entre marxistes et sociaux-démocrates.

Le parti vote ainsi par 324 voix contre 16 un programme inspirée d’une éthique chrétienne et humaniste, transformant le parti des ouvriers en un parti du peuple, renonçant à toute rupture avec le modèle capitaliste qui a fait ses preuves. Le SPD se veut ainsi défenseur de la propriété privée tout en restant sur la ligne d’un État régulateur au service d’une économie sociale de marché.

Cette rénovation du parti sera un succès puisque sa base électorale s’élargit très vite à la classe moyenne allemande tout en laissant une place à la classe ouvrière, à la manière de ce que proposait Bernstein en 1891. L’incarnation de ce virage sera évidemment Gerhard Schröder, ex-numéro 2 d’un syndicat de la métallurgie et à qui l’Allemagne doit son fameux agenda 2010.

Ainsi, la « démarxisation » du SPD allemand s’est fait d’une manière très germanique : dans le temps, par le dialogue.

Nous verrons que le SPD français dont nous voyons aujourd’hui l’émergence, à sa manière, s’est construit d’une manière typiquement latine, plus sanguine. Une version également plus proche du substrat de la gauche française, qui préfère l’idéologie aux faits.

 

A suivre.

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