Innovation : le mythe des solutions sans problème

Il est très commun de dénigrer une nouvelle technologie en expliquant qu’elle est inutile. L’expression consacrée est « Une solution sans problème ». Mais cela a-t-il un sens ?

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Innovation : le mythe des solutions sans problème

Publié le 7 février 2017
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Par Philippe Silberzahn.

Innovation : le mythe des solutions sans problème
By: mkhmarketingCC BY 2.0

La scène se passe à Lyon il y a quelques mois. Je suis invité pour présenter l’effectuation à un groupe d’artistes. L’effectuation à des artistes ? Oui, car l’effectuation étant un principe général de création de nouveauté, il existe de nombreux parallèles entre l’entrepreneuriat et l’art, et la session avait pour but d’explorer ces parallèles.

Enfin bref… je donne des exemples d’entreprises ayant démarré de manière effectuale (sans idée précise et ayant progressé chemin faisant sur la base de rencontres inopinées) et j’évoque les débuts de Facebook. Très vite j’ai droit aux classiques « Facebook c’est l’innovation inutile » et le « symbole de la futilité de notre époque ». Bien qu’utilisant très peu Facebook, je ne partage pas du tout cet avis. L’innovation est souvent inutile… au début.

D’une manière générale, il est très commun de dénigrer une nouvelle technologie en expliquant qu’elle est inutile. L’expression consacrée est « Une solution sans problème ». En ce moment, c’est l’internet des objets (IoT – Internet of things) qui fait l’objet de ce jugement. Après tout, à part l’engouement des startups, personne n’a jamais demandé d’IoT, et l’idée d’avoir un grille-pain connecté à son iPhone, passé l’amusement, est tout bonnement ridicule.

Deux réflexions face aux technologues

On est tenté de donner raison aux sceptiques tant les technologues prennent parfois un malin plaisir à inventer des trucs qui ne servent à rien, dont personne n’a besoin. Avec tous ces gens qui meurent de faim, ne peuvent-ils pas se consacrer à des inventions utiles ? Il ne fait aucun doute qu’une large partie de l’intérêt autour de l’IoT traduit une bulle médiatico-financière qui finira par se dégonfler.

Et pourtant, le doigt sur la gâchette, et au moment d’appuyer, je me fais deux réflexions.

1) La première, c’est qu’en matière d’innovation, on ne peut jamais savoir à l’avance à quoi servira ce qu’on invente. Je rappelle toujours que l’échographie, qui a eu un impact considérable sur la santé humaine à partir des années 50, a été inventée en 1911… comme technique de détection des sous-marins allemands. La plupart des choses dont nous ne pouvons aujourd’hui nous passer ont d’abord été dénigrées, et même très violemment attaquées, avant d’être acceptées, puis banalisées : le train, le vélo, la voiture, les livres, le théâtre, la télévision, le téléphone, etc.

La liste n’en finit pas de toutes ces choses « inutiles » qui sont devenues indispensables. Dans les années 70, Le Monde avait titré « Laser à quoi ? Laser à rien ». Dix ans plus tard, j’avais un lecteur laser dans mon salon. Lorsque Steve Jobs a présenté le premier iPad, tout le monde s’est moqué de lui. J’avais à l’époque fait un sondage dans ma classe de MBA, la cible parfaite pour ce produit, et sur 45 participants, environ 5 avaient indiqué vouloir l’acheter. On sait ce que la suite a donné.

L’innovation et la demande

L’histoire de l’innovation montre en effet que cette dernière ne répond pas toujours à une demande. Elle est le produit d’un rêve, d’un fantasme, d’une vision, comme on veut, et elle crée son besoin. L’économiste Joseph Schumpeter, qui l’avait bien compris, disait ainsi : « Il ne suffit pas d’inventer le savon, il faut aussi convaincre les gens de se laver. »

Je ne suis pas spécialiste de l’IoT, donc je ne suis pas à même d’estimer son développement, mais si j’observe autour de moi, je vois déjà des signes très clairs de son évidente utilité : je connais pleins de gens qui ont acheté des prises intelligentes commandées par leur téléphone mobile pour allumer leur maison quand ils sont absents.

L’un de mes amis utilise Alexa, le… – comment l’appeler ? – le « majordome virtuel » d’Amazon, et ne peut déjà plus s’en passer. J’en déduis, empiriquement, qu’il ne s’écoulera pas longtemps entre le moment où on trouve l’IoT ridicule et celui où on ne pourra plus s’en passer.

On sous-estime aussi le potentiel d’une nouvelle technologie parce qu’on la juge sur ce qu’elle fait, pas sur ce qu’elle pourra faire. C’est ce que le fameux joueur de hockey Wayne Gretzky disait « Don’t skate to the puck, skate to where the puck is going. » Comme avec beaucoup d’autres technologies, et pour paraphraser le slogan génial de la Twingo, « à vous d’inventer la vie qui va avec ».

D’ailleurs, puisque l’intelligence artificielle est à la mode, faut-il rappeler qu’à la fin des années 80, on disait la même chose à son propos ? Qu’elle n’irait jamais loin. En 2004, deux experts du MIT ont montré dans un ouvrage sur l’avenir du travail (déjà…), qu’il n’était pas envisageable de substituer l’IA à des tâches humaines complexes, comme… la conduite automobile. Moins de 5 ans après, la Google Car autonome parcourait des centaines de milliers de kilomètres. Et la liste peut se poursuivre.

2) La seconde réflexion, c’est que l’intérêt d’une innovation est subjectif. Lorsque nous jugeons de l’avenir d’une innovation, nous mélangeons souvent notre prédiction et notre préférence. Nous trouvons souvent les innovations stupides et inutiles, comme mes artistes avec Facebook. Elles ne répondent à aucun besoin, si ce n’est la futilité et le narcissisme. Il se trouvait que mes artistes étaient à cette époque passionnés par une exposition de Yoko Ono. Je leur ai simplement demandé : en quoi Yoko Ono est-elle plus utile que Facebook ? En quoi cette expo est-elle plus légitime ? Ma réponse : en rien, ni Facebook plus utile que Yoko Ono bien sûr. Les deux sont une parfaite illustration de notre futilité, c’est-à-dire de ce qui nous rend humains. Assumons ces deux manifestations de notre nature humaine sans aucune honte et sans jugement de valeur.

On peut bien sûr trouver regrettable, voire ridicule, et c’est mon cas, que des jeunes passent leur journée devant Facebook, mais on ne peut pas ignorer que s’ils y passent tant de temps, c’est qu’il y a une raison et que Facebook leur apporte quelque chose. Le fait que je ne comprenne pas ce « quelque chose » est plus un problème pour moi, si j’essaie d’évaluer le potentiel de Facebook, que pour eux, ou pour Facebook.

Cessons donc de dénigrer une innovation simplement parce qu’elle nous répugne, ou parce que nous ne sommes pas capables d’imaginer à quoi elle pourra servir. D’autres s’en chargeront, parce que c’est toujours comme cela que l’innovation a fonctionné et il est assez probable qu’il en sera ainsi pour l’IoT.

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  • Intéressant article. Il est très vrai que l’innovation suit des chemins curieux et en effet, les usages sont rarement ceux qui ont été prévus par leur créateurs.

    En fait, l’innovation est bien fondamentalement l’apparition de nouvelles solutions, et ces solutions feront ou non émerger de nouveaux usages, le plus souvent imprévus.

    C’est pourquoi il est important de rester à l’écoute des utilisateurs pour adapter les solutions aux usages émergents.

    Or ,dans le domaine de la santé que je suis attentivement, il existe un buzz insupportable autour de solutions qui tentent de modifier les usages et qui n’y parviennent pas. Le pire est que ces solutions captent des budgets publics importants et accaparent les médias. C’est de là que vient une certaine forme de rejet « éclairé » différent du rejet réactionnaire.

  • Un joli papier qui mérite la diffusion la plus large, non seulement pour le traitement d’un sujet que notre ami maitrise un peu quand même mais aussi pour une qualité qu’il a en surabondance mais avec subtilité : c’est du libéralisme pur, limpide, garanti bio sans le moindre adjuvant. N’est-ce pas une démonstration parfaite de la supériorité du marché sur tout autre processus ? Et tout ça sans brandir Ayn Rand, une parfaite inconnue en Bisounoursland, ni Bastiat, disparu dans les oubliettes de l’histoire de la pensée (bien à tort j’en conviens), ni même le simple mot de « marché ». Grâce à Philippe, nous pouvons faire progresser un peu l’idée générale qui nous est chère sans heurter de front des esprits englués dans des décennies de propagande. C’est du grand art.

  • C’est une manifestation de la résistance au(x) changement(x).

    Hélas ‘résistance’ est trop souvent assimilé à «La Résistance».

    Les nouveautés font appel à la faculté d’adaptation des premiers utilisateurs jusque ce que ceux-ci deviennent largement nombreux et majoritaires, et que s’installe un environnement nécessitant l’adaptation des ‘résistants’, laquelle peut constituer en la simple formulation de l’argumentaire justifiant la non utilisation de ce qui fut une nouveauté.

  • « J’avais à l’époque fait un sondage dans ma classe de MBA, la cible parfaite pour ce produit, et sur 45 participants, environ 5 avaient indiqué vouloir l’acheter (l’Ipad) ». vous croyez pas que les 5 avaient simplement pris conscience qu’ils auraient un écran de 9 pouces pour regarder du porno aux toilettes, ce qui est quasiment la définition d’un business rentable ? C’est pas parce qu’on donne des cours sur l’économie qu’on comprend automatiquement un nouveau produit 🙂 Et la moitié des geeks de l’époque n’avaient pas compris que ca s’adressait pas à eux, car ils aimaient leur pc portable, ce qui est le travers que vous dénoncez des artistes.

    Je suis peut être visionnaire, mais je faisais partie des 5, voir même des 1 car je le savais marcher avant même sa présentation et ce pour 2 raisons pragmatiques:
    1. J’avais vu aussi l’iphone (car ca me gonflait de devoir utiliser un stylet pour acheter un billet SNCF à l’époque et j’attendais de l’avenir un écran avec appui correctement calibré. ) qui n’était qu’un assistant sans stylet qui avait le bon goût de se trouver dans la poche car c’est avant tout un téléphone à l’époque du mobile. Celui qui se rappelle de cette époque en ayant vécu l’attrait technologique du mobile à ce moment là savait que ce produit était une nécessité…
    or plus c’est gros plus c’est bon. (argument toilettes)

    2. Star Trek: les tablettes existent dans l’imaginaire collectif depuis 1985, et on se bat pas contre l’imaginaire collectif SF quand on parle innovation 🙂 Dans l’extrême qui ne veut pas du téléporteur, avec pourtant tout ce que ca comporte comme problème philosophique …

  • Bonjour à toutes et à tous,

    On peut même dire qu’une innovation ne sert JAMAIS à rien lorsqu’elle apparaît, puisqu’elle répond à un besoin au mieux potentiel que jamais personne n’a exprimé !
    On n’a jamais vu personne « demander » une automobile, une ampoule électrique, un tableur, un téléphone GSM ou un GPS … Par contre les clients des entreprises d’époques correspondantes demandaient des améliorations des voitures à chevaux, des lampes à pétrole ou des machines à calculer mécaniques !
    En revanche, ce qui est très important pour l’innovateur, c’est justement d’imaginer des usages crédibles pour son invention qui puissent intéresser un large public.
    Cela va très loin … Les « nombres complexes » imaginés par Cardan vers 1550 serviront au XIXe siècle en optique et électricité. Jamais Einstein n’a pensé que sa relativité permettrait un jour de disposer de GPS … Cela est vrai quasiment pour toutes les avancées en recherche fondamentale …
    En recherche appliquée, même combat. Même si Héron d’Alexandrie « sait » fabriquer une machine à vapeur dès le 1er siècle après Jésus-Christ, l’éolipyle, les applications industrielles de son principe attendront la fin du XVIIIe siècle. Plus près de nous, lorsque Bernard Maitenaz dépose sa première enveloppe Soleau en 1954, personne sauf lui n’a la moindre idée de ce que sera un jour le verre progressif « Varilux ». D’ailleurs, ce verre met des décennies à s’imposer et son marché explose à la fin des années 70. Cela fait la fortune d’Essilor, que Bernard Maitenaz a la satisfaction de savourer aujourd’hui. Comme il le dit lui-même « Il y a loin de l’idée au produit, mais encore plus du produit au marché » …
    Pour être clair, toute « innovation » est toujours une « solution qui cherche problème » … L’art de l’innovateur est clairement d’identifier ledit problème, et d’adapter son invention à celui-ci …
    Amitiés,

    Pierre

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