Par Farid Gueham.
Un article de Trop Libre
Tout s’accélère, tout s’amplifie. Les nouveaux chemins de l’internet prennent des allures de montagnes russes : vertigineux, déroutants, les usages de l’internet seraient responsables d’une massification et d’une uniformisation de nos profils ? Rien de moins faux à en croire Frédéric Martel, qui approfondit dans son ouvrage Smart, les travaux déjà entamés dans Main Stream, fable équipe d’une bataille sans merci entre les médias et la culture à l’ère digitale.
Internet ne serait pas aussi global et les frontières demeurent : il y aurait autant d’usages d’internet que de territoires. « Ce livre fait l’hypothèse qu’internet n’est pas le même ici et ailleurs. Il privilégie une approche d’internet à la fois large et en profondeur – « broad » et « deep » (selon les mots à la mode). Les conversations numériques sont partout différentes. Être online ne suffit pas à les connaître, il faut rencontrer les acteurs du web « IRL » comme on dit, « in real life », dans la vraie vie.
Il faut se rendre sur place, à travers le monde, observer au fil de la route et mettre de côté son navigateur internet web, pour découvrir véritablement les internets. C’est seulement par l’enquête de terrain, qualitative et à travers des centaines d’interviews sur cinq continents, qu’il est possible de comprendre peu à peu la réalité et l’ampleur de la transition numérique qui vient ».
Au login café, dans la bande de Gaza, les Gafas sont là
Au Moyen-Orient comme partout ailleurs dans le monde, ce ne sont plus les connections à internet qui rapportent de l’argent, mais la consommation de nourriture. À Gaza comme ailleurs, les GAFAs règnent en maîtres. Tout le monde utilise Google, Facebook, Amazon, mais quelques spécificités se dégagent : exit Amazon, puisque les livraisons sont impossibles dans la région, en revanche, le succès est unanime pour les applications comme Viber ou Whatsapp, qui permettent à la jeunesse palestinienne de communiquer gratuitement avec le reste du monde. « Ici, dans la bande de Gaza, territoire-prison palestinien dont on ne peut guère ni entrer ni sortir, les cybercafés, les vendeurs de smartphones et les fournisseurs d’accès à internet ressemblent à tous les autres, comme partout dans le monde. Internet et les technologies digitales sont mondialisés et, dit-on, déterritorialisés ».
Sur Castro Street à San Francisco, internet ressemble à sa jeunesse : légère et connectée
Frédéric Martel y raconte sa rencontre avec Bart. C’est le soir d’Halloween et le jeune Californien est déguisé en cornichon, « pickle » en anglais. Pickle, c’est aussi le nom de la startup du jeune entrepreneur, un coup de pub fun et bon marché afin de promouvoir ce réseau social géo-localisé qui permet d’organiser sa soirée, au dernier moment, avec ses amis proches. Bart est diplômé d’un MBA de Stanford, mais il ne se prend pas au sérieux.
Contrairement à Gaza, internet ne fait plus partie du décor : il est le décor. On n’imagine plus sa vie, ses tâches quotidiennes sans recourir à ces applications qui rendent le quotidien plus fluide. « La plupart des cafés et des restaurants ont le wifi et il serait inimaginable qu’un coffee-shop n’ait pas le wifi gratuit. Et si LinkedIn, Airbnb, Lyft, Dropbox, tout comme Google, Facebook, Apple ou Twitter ont leur quartier général à San Francisco ou dans la Bay Area, la Silicon Valley est moins un endroit, une place, un lieu géographique, qu’un état d’esprit ».
Alibaba, Baidu et l’internet chinois
Des copies au pays de la contrefaçon ? Le raccourci est facile, trop confortable. Alibaba aurait copié Ebay, avec Taobao, Paypal avec son Alipay ou encore China Yahoo. Un empire s’est forgé depuis l’originel site bancaire de prêt aux entreprises et les services d’assurance en ligne. Derrière le plagiat supposé, la stratégie se veut bien plus élaborée. « Battues ou plagiées ? Les clones sont la solution inventée par la Chine pour résoudre un problème de créativité doublé d’un problème existentiel : comment construire un internet puissant sans être dominé par les Américains ? Comment innover quand on manque d’idées ? La solution s’appelle Renren, prononcez Jen Jen, le Facebook chinois), Youku ( Youtube ), QQ ( Msn ), Weibo ( Twitter ), Beidou ( GPS ), Meituan ( Groupon ), Weixin ( Whatsapp ) et surtout Baidu ( prononcez By-doo) un moteur de recherche qui ressemble à Google. Leurs modèles américains ont été soit interdits, soit bloqués et censurés, soit rachetés – sans réel motif officiel puisque rien n’interdit, a priori, a un site américain d’être présent sur le territoire chinois ».
La révolution numérique, c’est aussi la territorialisation et la fragmentation de l’internet
Lorsque Frédéric Martel parle de territoires, plus qu’à l’espace géographique délimité, il se réfère à un espace physique donné, qui n’est pas forcément le territoire national. Il peut prendre la forme d’un espace abstrait, celui d’une communauté, ou même d’une langue. « Cette territorialisation ne signifie donc pas nécessairement que le web devienne « country- specific » : le spectre d’action peut être plus large ou plus étroit qu’un pays ». De la même façon, les conversations sur internet sont délimitées par ces territoires, morcelés en sphères culturelles qui sont rarement globalisées. « Tous ces internets sont différents et ils sont aussi différents de multiples façons.
Intuitivement, on perçoit le numérique comme un phénomène global, qui accélère la mondialisation. Ce livre contre-intuitif montre le contraire. Sur le terrain, j’ai découvert qu’internet était fracturé en fonction des cultures, des langues, des régions. Mais si internet n’est plus global, il n’est pas national non plus, ni même forcément local. Il s’inscrit dans un « territoire », une sphère ou une « communauté » qui est propre à chacun de nous, un univers que l’on peut jusqu’à un certain point, façonner, modeler, avec nos « préférences » et les identités plurielles que chacun d’entre nous possède ou choisit de valoriser ».
- Frédéric Martel, Smart-Enquête sur les internets, Editions Stock, 2014, 408 pages.
Pour aller plus loin :
– « Vers un internet territorialisé », Les Échos.
– « Internet n’est pas global, mais territorialisé », Le Soir.
– « Les Internets : pourquoi l’avenir du Web s’écrira au pluriel », Atlantico.
– « Ne dites plus Internet, mais les internets ! », Le Point.
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