Je selfie donc je suis

La banalisation du selfie, c’est le sacre de l’immédiateté qui aplanit le désir et la perspective de son devenir, c’est-à-dire, sa satisfaction. Une nouvelle ère que le politologue Zaki Laïdi décrit comme l’ère de « l’homme présent ».

Partager sur:
Sauvegarder cet article
Aimer cet article 0

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don

Je selfie donc je suis

Publié le 20 janvier 2017
- A +

Par Farid Gueham.
Un article de Trop Libre

Je selfie donc je suis
By: Ellen De VosCC BY 2.0

« Ainsi, ce moment où le sujet humain a basculé par le biais du numérique dans un nouveau rapport à lui-même et au monde, on pourrait aujourd’hui l’appeler le stade du selfie, tant c’est moins, en réalité, le monde qui a changé que la perception que nous en avons et, tant ce changement de perception est illustré par l’immixtion entre lui et nous de cet objet hybride omniprésent à la fois téléphone, écran, appareil photo et ordinateur, que nous qualifions d’intelligent et que nous appelons smartphone ».

Le selfie, une révolution technologique

Dans son essai, Elsa Godart prend la mesure d’un rituel au premier abord anecdotique mais qui bouleverse, néanmoins, nos modes de vie : le selfie. Une rupture majeure de nos usages portée par la démocratisation et l’avènement du téléphone portable. Nos smartphones nous rendent joignables, partout et tout le temps, un accroissement de la disponibilité inversement proportionnel à la pauvresse de nos échanges par sms.

La perche a remplacé la main, cette main qu’Aristote décrivait comme le prolongement de la raison et de l’intelligence humaine. Un remplacement peu rassurant, tant les dérives et dangers du selfie ponctuent chaque jour l’expérience d’événements aussi tragiques que pathétiques : accidents, images morbides, publicité déguisée.

La révolution humaine, les métamorphoses du moi

La banalisation du selfie, c’est aussi le sacre de l’immédiateté qui aplanit le désir et la perspective de son devenir, c’est-à-dire, sa satisfaction.

Une nouvelle ère que le politologue Zaki Laïdi décrit comme l’ère de « l’homme présent ». Encapsulés dans nos smartphones, le temps et l’espace se retrouvent ainsi pliés et repliés sur eux-mêmes. « L’immédiat connectique, c’est le temps virtuel. »

C’est une réduction de ces trois dimensions (passé, présent et avenir), à une seule par l’effet de la connexion : l’immédiat. Ainsi, en deux ou trois clics, nous sommes hic et nunc, ici et maintenant, connectés dans l’espace et dans le temps », précise Elsa Godart.

Une révolution sociale et culturelle : vers le marketing de soi

Dans le sillage du selfie, un nouveau mode de promotion se met en place : le selfbranding, vecteur d’une image de soi travaillée et finement mise en scène au sein de « l’égosphère ». Une vitrine qui n’est plus l’apanage des personnalités médiatiques ou des starlettes de téléréalité.

Chacun peut, à travers les réseaux sociaux, construire et façonner l’image qu’il souhaite donner à montrer. « Si Kim kardashian a fait du selfie sa marque de fabrique et surtout un véritable business, tout le monde ne se retrouve pas dans la même démarche.

Et l’autopromotion, dans un registre plus anonyme, peut prendre une autre forme que celle de la publicité pure : celle de l’estime de soi ». Revers de cette quête à l’exposition, le selfie est aussi le révélateur d’une fragilité narcissique, car la mise en scène et l’iconisation de son identité n’est pas sans conséquence sur l’équilibre de chacun. Et cela, car le selfie a bien fait émerger une nouvelle dimension de notre personnalité, que l’auteur décrit comme l’expression du « soi digital ».

Cette nouvelle identité, nous pouvons la modifier, la magnifier, par des effets, des filtres, comme sur l’application « Instagram » : « le soi digital s’appréhende sous une forme qui apparaît comme régressive : on accède à soi par le toucher et non plus par la pensée, l’identification ou la projection. On joue à soi comme un enfant qui vient de naître apprendrait et découvrirait le monde par le toucher ».

Institutions et administrations ont bien saisi le pouvoir de cet ego-marketing, des campagnes publicitaires aux accents de propagande, qui présentent l’avantage d’être gratuites et de surcroît portées par la puissance des réseaux sociaux. Le 27 novembre 2015, au lendemain des attentats, l’Élysée lance un appel maladroit, sans recul temporel face aux drames en cours, dans la lignée du principe d’immédiateté que nous avons déjà évoqué.

Le message des services de la Présidence était le suivant : « Attentat de Paris. Participons tous à l’hommage national. 1. Mettez un drapeau bleu blanc rouge à votre fenêtre. 2. Faites un selfie (ou une photo) en bleu blanc rouge. 3. Publiez-le sur les réseaux sociaux avec l’hashtag #fiersdelafrance et mettez-le en photo de profil Vendredi 27 novembre à 8h00 ». Un selfie qui n’en est plus un, dans la mesure ou la spontanéité est l’un des éléments essentiels de la démarche.

La révolution éthique par l’amour 2.0

Les changements de paradigmes induits par l’immédiateté de l’image impactent également nos relations amoureuses. L’amour 2.0 n’est plus tant celui de l’engagement que celui du consommable. Au delà du jugement de valeur sur les applications de rencontres, l’auteur relève notre nouveau rapport à la vision du couple : « l’heure n’est plus au couple au sens courant et classique du terme, à savoir deux personnes qui vivent ensemble et s’engagent dans la durée (cela impliquerait une conception traditionnelle de l’espace et du temps), qui nouent un pacte réel ou symbolique (…). Le passage au monde hic et nunc aussi implique l’urgence, la consommation rapide, la volonté d’être satisfait avant même que ne surgisse le désir ».

Paradoxe ultime : le selfie qui simplifie la représentation de soi, la diffusion de notre image rêvée, renforce le repli. Il reste, comme le souligne Elsa Godart, un acte solitaire, sans altérité. Une résonnance sans fin, faite d’étourdissantes mises en abyme. Dans cette spirale égocentrée, celle du prolongement de soi, difficile d’introduire les manques, les contraires et les absences au cœur des liens humains.

Pour aller plus loin :

– « Tous Selfie », Pauline Escande-Gauquié, Éditions François Bourin.
– « Le Selfie : aux frontières de l’égo portrait », Agathe Lichtensztejn, Éditions l’Harmattan.
– « L’Être et l’écran : comment le numérique change la perception », Stéphane Vial, Editions PUF.

Sur le web

Voir les commentaires (7)

Laisser un commentaire

Créer un compte Tous les commentaires (7)
  • Depuis Héraclite, chaque génération devra se fader sa flopée d’esprits chagrins. Depuis que roula le premier train, jamais ne manqua au rendez-vous le gloseur de vide pour débiner la moindre avancée technologique modifiant un tant soi peu le comportement de nos contemporains.

    Où est le mal dans le fait de privilégier l’instant présent, « l’immédiateté » ? Il s’agit pourtant là d’une manière de voir la vie considérée comme des plus honorables voire des plus désirables depuis les premiers épicuriens et stoïciens jusqu’au dernier coach à la mode en matière de développement personnel.

    • L’avancée technologique dont il est question dans l’article ne modifie pas le comportement de nos contemporains, mais exacerbe la part narcissique de l’individu humain, met en lumière plus que jamais le comportement mimétique de celui-ci (tout le monde se copie avec pour seul but de faire comme l’autre) et nous informe de la petitesse de l’esprit humain.
      Aucune avancée technologique ne fera évoluer l’humain qui restera toujours mimétique, grégaire et borné intellectuellement.

      • « L’avancée technologique dont il est question dans l’article ne modifie pas le comportement de nos contemporains… »

        Ce n’est pourtant pas ce que relaie l’auteur de l’article qui cite la thèse selon laquelle le selfie modifierait, par exemple, le comportement amoureux et notre vision du couple. On sent tout de suite là l’enquête sociologique bien poussée. Les gens ne s’engageraient plus émotionnellement dans la durée ? À cause du selfie ? Sans blague… ! Ce n’est pas non plus comme si un couple sur deux divorçait depuis 40 ans maintenant…

        • Ce que je voulais dire c’est qu’il faut voir l’individu humain comme un bloc qui ne peut se modifier. Le comportement humain a, à mon sens, toujours été le même depuis des millénaires. Il n’a pas évolué, il s’est juste adapté aux contraintes et outils qui lui étaient donnés.
          Donc on se rejoint peut être sur ce point, il est faux de parler de modification de comportement, il faut plutôt parler d’adaptabilité de l’humain mais toujours avec les même bornes intellectuelles et comportementales. L’auteur se trompe à mon sens lorsqu’il estime que le comportement amoureux est modifié. Certes il est modifié par rapport à la définition du couple qui était donnée pour nos grands-parents par exemple, mais dans les agissements, si nos grands parents avaient eu cette technologie, ils auraient agis de manière semblable. L’humain s’est juste adapté. Par ailleurs les grandes caractéristiques comportementales qui sautent aux yeux sont le caractère mimétique, grégaire et pour le côté selfie, le narcissisme. C’est cela qu’il faut retenir l’immédiateté du média n’est qu’un moyen.

  • La technologie est au service de la dictature du « moi » qui est la pente naturelle de tout être humain. C’est la civilisation qui justement éduque l’homme à faire passer l’autre avant lui-même, porté par des traditions religieuses qui valorisent le « sacrifice ».
    Mais la technique ne fait que révéler et amplifier un mouvement profond de nos sociétés. Un exemple: nos hommes politiques dont on perçoit trop souvent que leurs intérêts priment sur le bien commun, ne sont que le reflet de la société qui les élit.
    On ne peut que souhaiter, dans ce chamboulement civilisationnel, que l’homme n’oublie pas l’inestimable valeur du don de soi pour autrui.

    • Mais qu’est-ce donc que cette fameuse « dictature du moi » ? Est-ce pire que la dictature du groupe ?

    • Pourriez-vous nous décrire ce fameux bien commun ? Et en quoi les hommes politiques actuels changent de ceux qui existaient avant ? (avant quoi d’ailleurs…).

  • Les commentaires sont fermés.

La liberté d’expression n’est pas gratuite!

Mais déductible à 66% des impôts

N’oubliez pas de faire un don !

Faire un don
2
Sauvegarder cet article

Accueilli avec enthousiasme par les uns, avec circonspection par les autres, le nouveau modèle d’intelligence artificielle GPT-4 développé par OpenAI est sorti ce mardi 14 mars.

Announcing GPT-4, a large multimodal model, with our best-ever results on capabilities and alignment: https://t.co/TwLFssyALF pic.twitter.com/lYWwPjZbSg

— OpenAI (@OpenAI) March 14, 2023

Le système peut faire passer l'examen du barreau, résoudre des énigmes logiques et même créer un site internet à partir de quelques l... Poursuivre la lecture

Big Data
1
Sauvegarder cet article

Par Sylvain Fontan.

Le phénomène intitulé Big Data (données massives) fait référence au flux de données sur internet de la part des particuliers, des entreprises et des États du fait de la démocratisation des connexions haut débit. L'ampleur de ce phénomène est telle qu'il peut être considéré comme valeur économique en soi. En effet, la capacité à exploiter ces données peut permettre de valoriser l'activité économique.

Le Big Data comme valeur économique

L'importance accrue du Big Data est telle que le Forum économique mondial ... Poursuivre la lecture

Les ganacheries tombant aussi aisément au sujet des algorithmes qu’à Gravelotte, trouver une nourriture de l’esprit équilibrée et éclairante relève de la tâche pascalienne. Aurélie Jean est de celle-ci. Mêlant pédagogie et nuance, elle fait entendre sa voix et ses messages aux quatre coins du globe, seule échelle à la mesure de cette globetrotteuse hyperactive.

À l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage, Les algorithmes font-ils la loi ?, aux éditions de l’Observatoire, Aurélie Jean a répondu aux questions de Corentin Luce.

<... Poursuivre la lecture
Voir plus d'articles