François de Wendel : le maître de forges calomnié

Portrait de François de Wendel, qui a focalisé toutes les haines françaises à l’égard de l’entreprise. Il a été la dernière et la plus parfaite incarnation du maître de forges.

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Forges de Hayange (bureaux) by François Morard (CC BY-ND 2.0)

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François de Wendel : le maître de forges calomnié

Publié le 30 octobre 2016
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Forges de Hayange (bureaux) by François Morard (CC BY-ND 2.0)
Forges de Hayange (bureaux) by François Morard (CC BY-ND 2.0)

Né et mort à Paris (5 mai 1874 – 12 septembre 1949) François de Wendel a focalisé toutes les haines françaises à l’égard de l’entreprise. D’une certaine façon, il a été la dernière et la plus parfaite incarnation du maître de forges. Il est aussi l’héritier d’une des plus anciennes familles industrielles de France dont l’histoire commence en 1704, date de l’achat de la forge d’Hayange, en Lorraine, par Jean-Martin Wendel.

Comme les Dietrich, les Wendel ont été confrontés à l’annexion de 1871 : son père Henri doit se faire Allemand tandis que François et ses frères restent Français. Joeuf, l’usine française du bassin de Briey, en Lorraine française, fait face aux établissements d’Hayange, Moyeuvre et Stiring devenus allemands. À la société familiale, les Petits-fils de François de Wendel, répond côté français Wendel & Cie, en association avec les Schneider, pour l’exploitation du brevet de l’acier Thomas.

Celui qui rêvait de Saint-Cyr et d’une carrière d’officier fait l’École des Mines de Paris et se résigne à suivre les traces paternelles. Sincèrement républicain, François de Wendel a été dreyfusard et a assisté au procès Zola.

Il épouse Odette Humann, fille d’un amiral, en 1905. À la mort de son père en 1906, François, comme fils aîné, hérite de l’empire lotharingien, qu’il doit gérer avec ses frères Humbert et Maurice, et ses cousins Charles et Guy. Mais ce n’est pas sans tensions. En 1911, Charles, qui prétend diriger seul Hayange sur le modèle américain, est mis à l’écart. François note : « C’est une exécution et le condamné est un des nôtres ». En 1933, Guy, joueur invétéré et directeur trop désinvolte, est à son tour mis sur la touche. Les trois frères restent seuls aux commandes.

L’âge d’or de la minette lorraine

Le minerai de fer lorrain, longtemps handicapé par sa haute teneur en phosphore, était devenu intéressant avec la mise au point du procédé Thomas (1877). Wendel va prospérer grâce à l’exploitation du minerai de fer du bassin de Briey conjuguée au monopole du procédé Thomas-Gilchrist en Meurthe-et-Moselle. La Lorraine évoque ainsi aux yeux des visiteurs, par sa croissance spectaculaire, les contrées exotiques du Texas et du Transvaal.

À la Belle époque, l’exploitation de la minette et du charbon de Lorraine est à son apogée. La maison de Wendel emploie 12.000 personnes dans les usines de la Fensch et de l’Orne. Cet ensemble industriel formidable, avec ses hauts fourneaux à l’américaine, ses laminoirs modernes, sa cokerie, sa briqueterie, sa centrale électrique, son chemin de fer particulier reliant Hayange, Moyeuvre et Joeuf, avait été construit avec les ressources de la famille. Reçu à Hayange, Marcel Paul, patron de Pont-à-Mousson, remarque : « Pas de babiole, pas de franfreluche ; cela ne sent pas le nouveau riche ».

Face à la pénurie de main d’œuvre, on fait appel aux Allemands de Rhénanie puis aux Italiens. À Joeuf, en 1913, plus de 70% des mineurs sont étrangers. Cette population est à la fois dure au travail mais aussi rebelle et vagabonde. Au moindre mécontentement, les ouvriers s’en vont, certains de trouver du travail dans la mine voisine. Il faut donc la sédentariser.

Wendel-Providence

Selon une anecdote aussi authentique que les meilleurs mots historiques, François de Wendel aurait répondu à l’évêque de Nancy qui s’extasiait des noms de saints donnés aux rues de Joeuf : « Monseigneur, il y a un nom que vous ne verrez jamais ici, c’est celui de Saint Dicat.« 

En 1913, plus de 4000 logements avaient été construits par l’entreprise. Comme chez d’autres patrons paternalistes, la maisonnette avec jardin représentait un modèle idéal. Les loyers étaient inférieurs aux prix du marché, tout comme les économats offraient une alimentation à prix réduits. Les sœurs de la Charité maternelle assurent le fonctionnement de maternités. À partir de 1908, une consultation de nourrissons fonctionne à Joeuf.

L’entreprise fonde ou subventionne des établissements scolaires, dont des écoles ménagères pour former des « bonnes mères de famille ». Des hôpitaux accueillent, bien sûr gratuitement, les ouvriers malades ou blessés et les membres de leur famille.

Le régime de retraite, existant depuis 1856, trente ans avant la législation bismarckienne, est remanié en 1898 : la retraite est fixée à 55 ans pour tout ouvrier ayant travaillé au moins vingt ans pour la firme. Lors de l’établissement de la loi française de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, plus de 80% des ouvriers préférèrent conserver le régime Wendel beaucoup plus généreux.

L’épreuve de la Grande guerre

Le 30 juillet 1914, François, Humbert et Maurice, se préparent déjà au pire. L’Allemand Robert Pastor est chargé de veiller sur les usines d’Hayange. À Joeuf, on prépare l’arrêt des fabrications et l’extinction des hauts-fourneaux. Le 2 août, avant même la déclaration de guerre, les Allemands occupent Joeuf. Avec la mise sous administration forcée des entreprises françaises, Hayange se voit imposer un curateur avant le séquestre définitif en mars 1915. Mais l’utilisation de prisonniers russes comme main d’œuvre ne suffit pas pour faire fonctionner les usines : la production chute. À Joeuf, les Allemands dépouillent les installations de tout le matériel disponible. Les machines du laminoir sont ensuite brisées.

Finalement, les mines et les usines sont vendues en septembre 1918. Mais le trust industriel qui a acheté traîne les pieds et la vente est annulée. Le 20 novembre 1918, les frères de Wendel retrouvent ainsi Robert Pastor qui s’est efforcé de maintenir la continuité.

Pendant le conflit, les divers membres de la famille ont été mobilisés comme les autres Français. François est affecté, pour sa part, à l’Inspection permanente des fabrications de l’artillerie. Pour lui, le retour de l’Alsace-Lorraine est inséparable de l’annexion du bassin houiller sarrois.

Le 22 novembre 1918 à Hayange, très ému de l’accueil de la population, François de Wendel déclare : « C’est parce que –les liquidateurs de notre maison l’ont assez dit – Wendel signifiait France que nous sommes aujourd’hui l’objet de l’ovation qui m’émeut si profondément. Aussi est-ce la France que je vous propose d’acclamer. »

L’affaire de Briey

Dès 1915, l’accusation avait été portée par un député, Fernand Engerand, dans une revue catholique, Le Correspondant. En abandonnant le bassin de Briey, sans même tenter de détruire les installations, l’armée n’a-t-elle pas servi les intérêts sordides des Wendel permettant ainsi aux Allemands de profiter de ressources prolongeant la guerre ?

En janvier 1919, un député socialiste, Édouard Barthe, provoque la réunion d’une commission d’enquête. À ses yeux, de puissants intérêts auraient empêché les bombardements des usines françaises en Lorraine. Ces mêmes « intérêts » (suivez son regard) auraient conclu des accords secrets avec les Allemands pour que chacun respecte les établissements adverses. Les Allemands ne considèrent-ils pas que Briey leur a permis en 1917 de satisfaire à tous les besoins de leur artillerie ?

Ces accusations n’avaient guère de fondement. La production du bassin de Briey a été divisée par 4 pendant le conflit et n’a joué qu’un rôle mineur, la Suède assurant une part plus décisive dans l’approvisionnement en fer de l’Allemagne. Les usines de Briey-Longwy ont été largement pillées et démolies, comme on l’a vu.

Comme le rappelait François de Wendel devant la commission d’enquête : les marchands de canons étaient plutôt ses concurrents, les établissements sidérurgiques du Creusot et de la région stéphanoise.

De plus, à compter de la fin de l’année 1917, les établissements de Moyeuvre et Hayange vont être copieusement bombardés à l’aide de plans fournis par les propriétaires eux-mêmes.

François de Wendel, l’homme à abattre

Ces calomnies vont néanmoins avoir la vie dure. Dans Un homme vient au monde, roman publié en 1946, André Wurmser imagine qu’un ancien combattant « gueule cassée » abat le 13 juillet 1919 François de Wendel pour venger Jaurès ! L’écrivain communiste confirmait sa vision haineuse en 1976 : « J’ai abattu un de Wendel pour pouvoir exprimer les raisons qu’auraient eues la justice de faire justice de M. de Wendel, les liens de la guerre et du capital, le non-bombardement de Briey, les profits monstrueux, scandales patriotiquement étouffés, parce que la patrie, c’est M. de Wendel. »

En 1979, un article de L’Humanité reprend la légende aussi démoniaque que fantaisiste des Wendel prospérant en préparant la première guerre mondiale puis fournissant l’acier des canons pour les deux camps.

Dans les années 20, François de Wendel devient l’incarnation des « deux cents familles ». En mars 1934 le magazine américain Fortune dans un article intitulé « Arms and the men » rend les Wendel responsables du déclenchement du conflit mondial.

En 1936, L’Humanité tire aussi à boulets rouges sur la famille. Le journal radical Vendredi la range parmi les représentants de l’Anti-France : « En 1789, les patriotes promenèrent au bout des piques les têtes d’un certain nombre de traitants qui avaient de toute évidence moins mérité que M. François de Wendel le titre d’affameur du peuple. »

À droite, il n’est pas davantage épargné. Henri de Kérillis, dans Le Temps en décembre 1938, le traite de « grand féodal allemand » qui ménage Hitler.

Le « roi de France sans couronne » ?

François de Wendel continue une tradition familiale en descendant dans l’arène politique. Après plusieurs échecs, il réussit à se fait élire député à Briey-sud en 1914. Son frère Humbert crie cependant au casse-cou. Faute de devenir officier, le maitre de forges rêve d’un destin national. Réélu en novembre 1919, en dépit des calomnies, il triomphe aux élections de 1924 avec presque 63 % des voix.

Régent de la Banque de France de 1913 à 1936, il incarne aux yeux du Bloc des Gauches le « mur d’argent ». De 1918 à 1940 il préside le Comité des Forges, groupe de pression dont l’influence est largement surestimée. Le parlement est très loin d’être aux ordres du Comité comme le fantasme la gauche anticapitaliste. « Cette situation très honorifique m’ennuie, elle me paralyse un peu à la Chambre sans profit pour ailleurs » écrit d’ailleurs l’intéressé en octobre 1921. Il reçoit surtout des coups. En 1926, il achète cependant le Journal des débats croyant peser davantage dans le débat d’idées.

Mais comme le souligne Jacques Marseille, François de Wendel était trop riche pour être puissant. Son mode de vie était trop différent de celui de ses collègues. Ses amis politiques invités dans les salons Second Empire de l’hôtel de Wendel rue de Clichy sont intimidés par le faste. Le maître de forges a beau rêver d’être un jour ministre, il ne le sera jamais. Les parlementaires de la IIIe république, issus des classes moyennes, se méfient des industriels et des grands capitalistes. L’influence politique de François de Wendel reste ainsi faible même si on lui attribue un rôle lors du retour de Poincaré aux affaires (1926).

Le premier industriel de France

À en croire Marcel Paul, le « plus grand métallurgiste de France » aurait confié à un banquier de Nancy à l’occasion d’un voyage en chemin de fer : « Dans la métallurgie, en haut, il y a moi. Ensuite, il n’y a rien, rien, rien. Ensuite, il y a Pont-à-Mousson. Ensuite il n’ y a rien, rien, rien. Ensuite, ensemble, les autres aciéries. »

Dès 1924, la production d’acier de 1913 est dépassée. En 1929, la maison réalise 17% de la production de fonte et 23% de la production d’acier du pays. François de Wendel emploie alors 40 000 personnes en Europe. Avec l’acquisition d’une concession sur la rive gauche du Rhin, l’entreprise assure désormais 80% de ses besoins en charbon.

La Maison prend également le contrôle de diverses sociétés : les Hauts-Fourneaux de Rouen, la tôlerie de Messempré (Ardennes), les Forges, Tréfileries et Pointeries de Creil. En 1924, avec l’augmentation du capital, le statut des Petits-Fils de François de Wendel & Cie change. La société en commandite se transforme en commandite par actions. En 1925 le capital de Wendel & Cie est triplé. Les deux sociétés sont concentrées entre les mains des descendants de l’illustre fondateur. Le siège social quitte la Lorraine pour Paris.

La crise des années 30

Lors des élections de mai 1932, il affronte un jeune avocat parisien démocrate-chrétien, Philippe Serre qui incarne à ses yeux « l’alliance entre le triangle et le goupillon socialisant ». Il ne l’emporte qu’au second tour. Aussi, pour assurer son maintien au parlement avec plus de confort, passe-t-il au Sénat dès le mois d’octobre. C’était sagesse : Philippe Serre l’emporte facilement aux législatives partielles d’avril 1933. En effet, le mécontentement règne dans la population lorraine.

L’entreprise a subi les contrecoups de la crise économique. En 1932, la production d’acier représente 55% du chiffre de 1929. Les prix se sont effondrés. Le franc fort handicape les exportations sidérurgiques qui chutent de moitié. On renvoie d’abord les étrangers sans famille puis les ouvriers les plus âgés et enfin les uns et les autres en fonction de leur situation de famille. Les effectifs français tombent dès lors de 34 000 à 23 000 entre 1930 et 1935.

Les avantages accordés aux ouvriers sont par ailleurs réduits : diminution des allocations familiales, des bourses d’études pour les enfants, augmentation des loyers, paiement partiel des soins…

Mais si Joeuf bascule à gauche lors des élections législatives du Front populaire, il n’y a ni grève ni occupation d’usines. Les leaders syndicalistes locaux se contentent de réunions dans les salles de café. La maison de Wendel annonce d’ailleurs son intention de respecter scrupuleusement les accords de Matignon. Quelques manifestations et tentatives de grèves éclatent alors, vite réprimées. La CGT locale est, avant tout, soucieuse de maintenir le calme.

François de Wendel et Vichy

Le 2 juillet 1933, à Nancy, François de Wendel réaffirme ses convictions lors de la distribution des médailles du travail. Il ne suffit pas d’avoir de belles usines. Il faut avoir les hommes qu’il faut pour les faire tourner :

« Du petit au grand, je crois à l’individualité, à la personnalité avec l’acquit de ce que l’expérience peut lui ajouter de valeur (…) je dirais que je crois salutaire tout ce qui est de nature à atteindre l’individu, à lui faire sentir qu’il n’est pas un numéro, qu’on s’intéresse à lui, qu’on le connaît, qu’on le suit. »

François de Wendel, contrairement à son cousin Guy, refuse Vichy. Pour lui l’intérêt de la France est de « jouer jusqu’au bout le jeu des Anglais ». Aussi les Allemands déclarent les Wendel interdits de séjour en Lorraine. François de Wendel n’en démord pas. Il déclare ainsi à Pétain en mai 1941 : « La France du Nord croit à la victoire anglaise et moi aussi. »

Le 18 septembre 1944, l’histoire paraît se répéter, François et Humbert de Wendel visitent leurs établissements industriels en triste état.

Le 5 janvier 1945, Action, hebdomadaire communiste, accuse le comité des Forges, Wendel en tête, d’avoir vendu la Lorraine aux Allemands. La Voix de l’Est réclame l’arrestation et l’exécution de Wendel pour « crimes de lèse-patrie ». N’est-il pas soupçonné d’avoir voté les pleins pouvoirs à Pétain lui qui n’était pas à Vichy lors du vote !

Si la sidérurgie échappe de peu à la nationalisation, la maison perd cependant ses houillères. Elle tombe également sous une tutelle étatique pesante. François de Wendel, amer et meurtri, disparaît au début de l’année 1949.

Sources :

  • Jacques Marseille, Les Wendel 1704-2004, Perrin 2004, 349 p.

La semaine prochaine : Armand et Robert Peugeot

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