Entreprise : l’illusion de la prévision à court terme

La prévision est un art qui fonctionne très bien… entre deux catastrophes. La question est dès lors de savoir si vous voulez miser votre carrière, ou votre entreprise, sur une approche dangereuse lorsqu’elle est utilisée juste avant une telle catastrophe.

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Entreprise : l’illusion de la prévision à court terme

Publié le 18 octobre 2016
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Par Philippe Silberzahn.

Entreprise : l'illusion de la prévision à court terme
By: sammydavisdogCC BY 2.0

On pense souvent qu’une prévision sur le court terme a « plus de chances » d’être exacte qu’une prévision sur le long terme. Dans les environnements où nous évoluons, qui sont caractérisés par leur non-linéarité, cette idée est fausse et dangereuse. Regardons pourquoi.

L’art difficile de la prévision

Lorsque je donne un séminaire sur l’anticipation, j’arrive à peu près à convaincre les participants que la prévision est un art difficile et dangereux. Compte tenu des multiples surprises de toutes natures que nous avons vécues et que nous continuons à vivre dans quelque domaine que ce soit -politique, géopolitique, économique, financier, technologique, social notamment- l’idée selon laquelle il est impossible de prévoir l’avenir est assez facilement admise (même s’il y a toujours des résistants accrochés à leur feuille Excel et à leur modèle magique).

Mais on m’oppose souvent l’argument suivant en réponse : oui certes, sur le long terme, on se trompe très certainement en faisant des prévisions. Mais sur le court terme, on a plus de chances d’être correct, donc la prévision reste possible et utile. Un tel argument repose sur deux erreurs à mon sens.

Incertitude, pas probabilités

La première erreur est qu’on utilise un vocabulaire de probabilités pour une situation d’incertitude. L’incertitude, c’est-à-dire le manque d’information relatif à un environnement considéré, se traduit par une incapacité à prévoir. On ne peut mobiliser un outillage statistique sur un environnement incertain : la statistique n’est possible que si on connait la population et qu’on est capable d’extraire un échantillon représentatif, c’est-à-dire qu’on est capable de créer des classes d’événements homogènes dans un ensemble fini.

On peut ainsi faire des statistiques sur les vols de voitures ou sur les matches de football. Mais en incertitude, ce n’est pas possible car nous sommes confrontés à des événements uniques. Les événements peuvent se ressembler, mais ils sont cependant uniques. Il n’y aura qu’une seule élection présidentielle américaine de 2016 et elle sera très différente de celle de 2012. L’incertitude signifie qu’on ne saura pas vraiment en quoi elle est différente avant qu’elle ne soit terminée.

Stop au vocabulaire statistique !

De même, il n’y aura jamais qu’une guerre du Vietnam et qu’une émergence d’Internet. Si nous voulons penser l’incertitude du monde et de son évolution, nous devons nous débarrasser du vocabulaire statistique : personne n’est capable de calculer la probabilité de succès de la voiture électrique ou des voyages sur Mars (il y a une infinité d’infinités de possibilités).

Mais ce n’est pas la leçon qu’on peut tirer de l’histoire, et encore moins de l’histoire récente. Nassim Taleb, auteur du Cygne Noir, observe que nos environnements n’évoluent pas principalement par petites touches, mais par grands sauts. La Tunisie a ainsi été un pays stable pendant des décennies avant d’exploser brutalement fin 2010. Le Franc Suisse, point référent de stabilité durant des siècles, a brutalement décroché et augmenté de plus de 20% en une journée, prenant des millions d’experts financiers par surprise.

Nos environnements ne sont pas linéaires

La crise de 2008 a mis fin à quinze ans de croissance économique américaine. Beaucoup de choses sont vraies pendant très longtemps puis soudainement deviennent fausses. Dit autrement, nos environnements ne sont pas linéaires. Ils peuvent se comporter comme tels pendant un certain temps, parfois pendant très longtemps, donnant ainsi l’illusion de linéarité et trompant nos sens et notre intellect sur leur véritable nature. Mais inévitablement, un jour, cette véritable nature se révèle, et le système fait un bond qui change radicalement l’échelle de ce qu’on avait pu observer jusque-là.

La deuxième erreur est de penser qu’on sera plus facilement juste dans une prédiction à court terme que dans une prédiction à long terme. Penser cela, c’est supposer que notre environnement évolue de façon linéaire, c’est à dire que l’avenir devient un peu plus incertain chaque jour, que l’incertitude est donc une espèce de cône qui grandit progressivement au cours du temps de manière continue. Demain, le cône est tout petit, après-demain il sera un peu plus grand, et dans un an il sera encore plus grand.

Ce qui est un avantage aujourd’hui peut être un handicap demain

Cela explique pourquoi on n’est pas forcément plus certain de notre prévision concernant demain que concernant l’année prochaine. Imaginez que vous êtes le 16 décembre 2010. Vous regardez l’historique de la stabilité de la Tunisie, vous faites une extrapolation sur les prochains mois. Mais le lendemain, les premières manifestations éclatent et votre prévision s’effondre.

Comme cet étudiant tunisien qui me présentait un plan d’affaire en novembre 2010 en m’expliquant que son avantage concurrentiel était son contact avec la famille du président, à l’époque clé pour l’obtention des différents permis. Un mois après seulement, le président était en exil, et ses contacts étaient devenu un désavantage concurrentiel. Toute personne associée à l’ancienne famille présidentielle était radioactive. La roue tourne vite, et soudainement.

On peut ainsi se trouver juste avant une discontinuité majeure qui faussera toutes nos prévisions et rendra notre « marge d’erreur » caduque. Or évidemment, comme mon étudiant tunisien (et tout le monde à l’époque), on ne sait en général pas quand on est sur le point de vivre une discontinuité majeure.

Encore une fois la difficulté est que cette roue peut ne pas tourner parfois pendant de très longues périodes, ce qui explique pourquoi tant de prévisions s’avèrent correctes. Dit autrement, la prévision est un art qui fonctionne très bien… entre deux catastrophes. La question est dès lors de savoir si vous voulez miser votre carrière, ou votre entreprise, sur une approche dangereuse lorsqu’elle est utilisée juste avant une telle catastrophe.

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  • Bel article, j’en partage volontiers la teneur.
    Diriger une entreprise, comme beaucoup de choses dans la vie, c’est faire des choix. Des choix parfois incompatibles entre eux, dont les conséquences peuvent être lourdes, positives ou non.
    Ces choix, nous les faisons en fonction de notre expérience, de not connaissance de l’environnement, de nos capacités d’anticipation (avec la part d’incertitude décrite dans l’article), de notre réticence ou non à l’exposition aux risques, de notre intuition, etc.
    Des prévisions se basant sur un historique, une identification de cycles, des opportunités du moment sont souvent meilleures que pas de précision du tout et une simple navigation à vue.
    On peut difficilement passer d’Europe en Amérique en faisant du cabotage.
    On a plus de risque de se perdre ou de couler en allant tout droit dans un océan hostile (même si on cherche les Indes en allant vers l’ouest).
    La prise de risque est le pendant de l’incertitude, et des catastrophes.
    C’est l’essence, selon mon experience, de la difficulté de diriger une entreprise…

  • L’auteur fait sans aucun doute allusion aux savants calculs des crânes d’œufs (bio) du GIEC qu’un simple pet de volcan un tant soit peu appuyé viendrait chambouler.

  • « Dit autrement, nos environnements ne sont pas linéaires. Ils peuvent se comporter comme tels pendant un certain temps, parfois pendant très longtemps » et donc ?
    Et donc la prédiction à court terme est plus probable que celle à long terme.

    • Pas vraiment. Le cas du franc suisse cité dans l’article est édifiant : comme le montre le graphique, à court terme toute prévision était impossible tandis qu’à long terme elles étaient possibles. Bien sûr, on ne peut pas généraliser un cas particulier et les prévisions courtes ou longues sont par nature aussi incertaines les unes que les autres, sinon ce serait trop facile.

      http://stockcharts.com/c-sc/sc?s=$XSF&p=W&b=3&g=0&i=t64664583319&a=309540155&r=1391796418201

      • C’est l’argumentation que je ne saisis pas, j’ai cité un exemple, mais je peux admettre le postulat de départ. Surtout je ne conteste pas la conclusion qui s’imposait … et qui n’est pas tirée : une entreprise, une organisation, une personne se doit d’être flexible et agile.

        • L’argumentation de la non-linéarité est autant préjudiciable de mon avis pour la prévision à court terme ou à long terme.
          Je ferais bien un parallèle avec les cours de bourse : il y a souvent des décisions à long terme qui sont remises en cause à cause du court terme.
          Quelques exemples :
          – les hausses du prix du pétrole nous ont fait prendre des décisions qui 40 ans après ne se justifient pas vraiment vu qu’il coûte moins cher relativement aujourd’hui.
          – Kodak qui a abandonné la photo numérique à cause du prix des mémoires à l’époque

          … et combien de décisions remises en cause 3 ou 6 mois après dans les entreprises avec des investissements reportés et les handicapant lors d’une reprise économique alors que d’autres ont vu plus loin que la prévision à un an.

  • « Mais on m’oppose souvent l’argument suivant en réponse : oui certes, sur le long terme, on se trompe très certainement en faisant des prévisions. Mais sur le court terme,… »

    Moi, je crois plutôt que l’argument n’est que très peu souvent opposé. L’auteur joue simplement un homme de paille qui pose des questions « bêtes » !

    La prévision à court terme n’est simplement pas comparable avec la prévision longue. Et si on peut juger et répondre – rapidement, lors d’une session de formation p/ex – qu’on se « trompe moins », cela est dû au fait qu’une prédiction courte est essentiellement un outil d’analyse de la production, plus ou moins automatisable (GVT ? Simulation budgétaire ?).
    Les accidents dont relate l’auteur pour casser les prévisions courtes sont normalement DEJA prévues par la prédiction longue, dont la solution habituelle est la gestion du risque, la mutualisation, les assurances, les placements financiers divers, etc.

    Encore un article habituel de cet auteur, simpliste, abstrait, fait pour vendre de la formation…

    • Et pourtant ce sont souvent des décisions à court terme qui emportent des entreprises : cf Kodak ci-dessus ou le prix du pétrole qui nous a conduit à ne plus fabriquer de grosses berlines alors que les allemands ont fait l’impasse.

  • Les commentaires sont fermés.

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