‘’Les Ruines du Futur’’ d’Yves Stourdzé : anticiper la disruption

Critique de Les Ruines du futur, livre d’Yves Stourdzé en 1979 qui anticipait les réseaux, la disruption digitale et les mutations des paradigmes.

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‘’Les Ruines du Futur’’ d’Yves Stourdzé : anticiper la disruption

Publié le 15 mai 2016
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Par Charles Castet.

‘’Les Ruines du Futur’’ d’Yves StourdzéUn activiste écologiste déclarait dans une émission que l’invention des cargos réfrigérants a beaucoup plus fait pour la mondialisation et l’ouverture des économies que les livres d’Adam Smith. Le propos vient vraisemblablement de Laurent Ozon qui n’est pas libéral mais la remarque est d’un intérêt supérieur à ce qui habituellement s’entend dans ces cercles. Elle rappelle que la modernité du développement économique et social n’est comprise souvent qu’après coup par la théorie qui commente plus qu’elle ne parvient à pressentir.

Les technologies actuelles sont encore mal comprises

Le Grid, le Smart, le Big Data, l’Open source, l’Internet des Objets.  Ces innovations font l’objet de beaucoup d’articles, diversement intéressants. Présents sous un mode lyrique, celui de l’innovation encensée, ils ont rarement un intérêt analytique. On a compris ce que fait Uber avec les taxis, AirBnb au sein de l’hôtellerie ou Wikipédia avec le partage de la connaissance. Il manquait une réflexion globale.

Puis ce livre étrange Les Ruines du Futur d’Yves Stourdzé. Écrit en 1979. Le mot de la préface ? ‘’ On dit qu’Yves Stourdzé fut l’un de ceux qui inventèrent  si  ce n’est les  réseaux (Minitel,  Internet.. .) du moins leurs idées, plus précisément, il dut rendre probable leur irréalité, intermédiaire entre le réel et le virtuel, ni  tout à fait l’un ni tout à fait  l’autre […] Chaque chercheur, chaque artiste articule à sa façon les connaissances mises à la  disposition de chacun pour aboutir finalement à des conclusions similaires aux mêmes moments.  Peut-être, mais la  question  qui  se  pose est la dimension qu ‘il leur donne.  Avec les «Ruines» Stourdzé situe l’esprit au cœur d’un objet qui semblait n’en n’avoir pas.’’1

Scepticisme initial de sa part ? L’homme est-il un réel visionnaire ou tombe-t-il dans le jargon habituel des dirigeants d’un des bidules administratifs créés par Attali quand celui-ci était conseiller de François Mitterrand2 ?

Un lien existe. Les innovateurs eux-mêmes de ces entreprises revendiquent plus ou moins explicitement la source d’inspiration venant de la théorie. Dans une interview, Jimmy Wales mentionnait l’influence des écrits de Hayek, notamment sa théorie de l’information imparfaite3 et des systèmes complexes4. L’argument général et connu de Hayek peut être résumé de la manière suivante : Un État central, qui entend fixer les prix, supposerait une connaissance parfaite des désirs et des comportements de tous les individus à un moment donné, et devrait anticiper sur leurs comportements et désirs à venir. Fût-il équipé du plus puissant ordinateur du monde, aucun État ne peut gérer ce nombre illimité d’informations qui, pour la plupart, sont indisponibles. Détaillons plus précisément cet  argument connu : la complexité de l’organigramme de l’interaction de millions d’agents interdit d’envisager tant une organisation de type hiérarchique, établie par un organisme planificateur central qui connaîtrait et traiterait en temps réel toutes les informations nécessaires, qu’une coordination de type associatif ou contractuel, qui résulterait d’une concertation préalable des agents. Comme il y a néanmoins coordination des actions et division efficiente du travail, il faut conclure que l’organigramme des interactions, qui n’est organisé par personne, s’organise de lui-même, s’auto-organise avec chaque acteur apportant une contribution marginale quantifiable mais toujours imprécise. Pour Jimmy Wales, Hayek anticipait l’open-source.

Quel rapport avec Yves Stourdzé ?

Pourquoi ce détour par Hayek alors que le thème du présent texte est un compte-rendu de lecture du livre d’Yves Stourdzé ?  Observateur et acteur, Stourdzé accorde à la technique un rôle déterminant dans le changement social allant dans ce sens : les réseaux techniques de communication sont de plus en plus considérés, non seulement comme des pôles de restructuration des économies occidentales (ce qui se vérifie effectivement de plus en plus), mais surtout comme des lieux où se recompose le social (supposé en état de déliquescence ou de désagrégation) et où se forgent des relations sociales d’un type nouveau. L’utopisme technologique est rafraîchissant et bienvenu. Le champ lexical de Stourdzé est intéressant en ce qu’il parle d’un bousculement, un éclatement plutôt que la dichotomie classique entre ce qui va être détruit/ce qui peut être (ou doit) être sauvé, avec les deux positions en miroirs que sont s’en plaindre/ s’en réjouir.

D’abord, qui est Yves Stourdzé l’homme ? Anecdote amusante : il partage une chambre d’internat à Nanterre avec Daniel Cohn-Bendit en 1968. Sociologue et économiste de formation. Les ‘’Ruines’’ sort alors qu’il a 30 ans ; il meurt à 36 ans.

Pour Yves Stourdzé, le pouvoir est devenu à la fois totalitaire et impuissant ; démiurge, mais esclave des technologies dont il se sert et qui l’enlacent. « Ce pouvoir, parvenu à l’intuition de sa propre exténuation ‘[…] ne s’exerce plus que par mutation, réseau et clignotement. Il est transit entre la navette spatiale et les microprocesseurs. Il fonde sa présence sur son absence même. » Incapable de donner un sens au monde, il le terrorise par la menace et l’apocalypse. Alors ou se trouve le salut ? « Dans l’effondrement des centres » répond Stourdzé ; « dans l’avènement des périphéries, dans la substitution des appétits, des désirs, aux régulations. »

Liberalisme et Doxa

Il y a cette erreur constante, fatiguante parce que systématique des anti-libéraux que d’attribuer aux libéraux une vision du marché de même nature que celle qu’ils assignent eux-mêmes par ailleurs à l’État. Le Marché n’existe pas, ni au sens géographique ni au sens abstrait. Tout au plus peut-il avoir une utilité conceptuelle intermittente. Il existe en revanche un entrecroisement de plusieurs systèmes auto-organisés.

« En finirons-nous avec les notions de régulation et d’harmonie. Écrabouiller le visage souriant d’un Petit Chaperon rouge sans problème…  achever ces  condensés d’équilibre béats qui s’efforcent de recouvrir d’un suaire blanchâtre  le  champ  de  l’économie »5.

Passage brillant de ce que Stourdzé met en lumière (le livre, difficile à lire, ne permet de déterminer le caractère intentionnel ou non de la démarche). C’est un des problèmes très importants que nous avons. Par ‘’nous’’ l’ensemble — purement intellectuel, il n’a pas de réalité — des gens qui ont compris que la ligne de partage n’était pas entre droite et gauche, même pas entre étatistes et libéraux au sens français, pas même entre collectivistes et individualistes, mais bien entre ceux qui ont d’ores et déjà renoncé à toute ambition régulatrice ou harmoniste autre que sous sa forme nostalgique consciente et conceptuellement utile, et ceux qui veulent maintenir comme une réalité souhaitable cette ambition désastreuse, ou font semblant de la maintenir parce qu’ils en vivent de diverses manières et qu’ils ne peuvent pas s’avouer tout de go que la régulation est le seul moyen qu’ils ont trouvé pour voler impunément leurs contemporains.

C’est tout le propos de Stourdzé : le terme doxa est en lui-même ennuyeux, le libéralisme, disons le techno-capitalisme, n’étant en rien une opinion, et même en grande partie le contraire d’une opinion. Le terme n’est pas neutre : il faut à la régulation des doxa, des choses qui puissent s’affronter et sous lesquelles on suppose une réalité plus profonde, susceptible d’une connaissance au moins postulée qui ne serait pas simple doxa.

L’État rabat son ombre

Reprenons une citation déjà évoquée :

« Le pouvoir ici ne s’exerce plus que par mutation, réseau et clignotement. Il est  transit  entre navette spatiale  et  micro-processeur. Il fonde sa puissance sur son absence même. Comme s’il parvenait à rabattre son ombre tout alentour. »6

Nous sommes loin des premiers temps, on sent de plus en plus que diverses instances, commerciales ou étatiques (les premiers via les seconds), cherchent à reconstituer dans l’internet, dans les nouvelles technologies, un mode de référence. L’idée du ministère de l’Intérieur du contrôle administratif d’internet est parlante. Il manquait un prétexte. Depuis novembre 2015 ils en invoquent 130.

Ils ont mis du temps à comprendre ce qui se passait. À comprendre que sous les aspects ludiques, ce qui craquait était très profond. Mais ils ont pris la mesure du danger. C’est la forme même d’une instance référentielle qui a craqué pendant quelques années, disons du moins qu’on pouvait le croire en route sans faire d’erreur. Et avec elles ont failli être emportées les idées régulatrices et harmonistes, non en tant qu’exprimées ainsi ou autrement, mais en tant que telles. On a pu croire qu’on allait enfin en sortir. C’était en un sens très naïf, mais néanmoins juste.

Il existe une consolation, et l’interview de Jimmy Wales le prouve, c’est bien sûr que les gens qui ont pensé les réseaux avant même qu’ils n’existent, dans les années 70-80, avaient aussi prévu ça. Longtemps je me suis demandé ce que voulait dire précisément la formule de Stourdzé sur l’État qui parvient à rabattre son ombre autour de lui afin de se perpétuer sur un mode nouveau. Voilà. On y est, c’est exactement ça. L’ombre rabattue, qui va bien au-delà des simples instances étatiques ; d’administrations en grandes entreprises, de débris d’humanisme en ONG, de médias en réglementations européennes, de mots d’ordre écologiques en GPS à détecter les hommes dans la grande ville, l’ombre s’étend.

  1.  Hubert Tonka, Circonstances, 1986
  2.  Il s’agit du CESTA, Centre d’Étude des Systèmes et Technologies Avancées (CESTA), dirigé par Yves Stourdzé de 1982 à 1986, et fut un véritable organisme de conseil de la présidence de la République. Pour plus de details : https://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=QUAD_089_0011
  3.  F.A. Hayek, The Use of Knowledge in Society, AER, 1945
  4.  F.A. Hayek, 1967, The Theory of Complex Phenomena : A Precocious Play on the Epistemology of Complexity. http://www.libertarianismo.org/livros/fahtcp.pdf
  5.  Y. Stourdze, Les Ruines du Futur, 1979, Ed. Sens & Tonka 11/24
  6.  Y. Stourdze. Ibid
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  • « Il y a cette erreur constante, fatiguante parce que systématique des anti-libéraux que d’attribuer aux libéraux une vision du marché de même nature que celle qu’ils assignent eux-mêmes par ailleurs à l’Etat. »

    Je retiendrais essentiellement cela de l’article. Le « progressisme social » doit évoluer au lieu de se chercher des ennemis : « protégez moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge ». Les « valeurs », la « bienpensance » structurent l’ambition politique (à droite ou à gauche), mais formatent l’analyse jusqu’au contre-sens. Et pour approcher un tant soit peu la vérité, il faut surtout ne pas avoir totalement tort dès le départ.

  • à l’auteur de ce texte:
    intéressante analyse dont plusieurs passages sont toutefois surprenants : Stourdzé était brillant, peut être visionnaire; son expression, caractéristique de sa génération, trop jargonnante . Son décès brutal a bouleversé le parcours de l’établissement Cesta qui avait été constitué pour lui, avec un budget significatif mais un projet flou et conjoncturel inspiré par l’équipe de l’Elysée.
    J’aimerais poursuivre l’échange hors ligne.
    Indiquez-moi svp un courriel pour vous joindre, merci d’avance, JPC

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