Umberto Eco et l’histoire sans fin

Souvenirs d’une rencontre avec Umberto Eco par l’un de ses traducteurs.

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Umberto Eco et l’histoire sans fin

Les points de vue exprimés dans les articles d’opinion sont strictement ceux de l'auteur et ne reflètent pas forcément ceux de la rédaction.
Publié le 24 février 2016
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Qu’aurait pensé Eco ?

Umberto eco Kant et l ornithorynqueChacun se souvient d’Un Poisson Nommé Wanda, film désopilant dans lequel la dénommée Wanda demande de fois en fois à Otto, son prétendu frère, – car il faut bien calmer sa jalousie – ce qu’aurait fait Nietzsche ou Platon dans une situation similaire à la sienne.

C’est aussi le recours auquel je peux avoir à faire lorsque, pris de la folie critique, idéologique ou dogmatique que provoque en moi telle lecture ou telle information, je cherche à refréner mon besoin de m’exprimer, d’émettre une opinion ou un avis : qu’aurait répondu Umberto Eco ? Et je sais que sa réponse aurait été celle d’un modéré, d’un raisonnable doublé d’un rationnel, voire du plus grand rationalisme empirique, la réponse d’un humaniste éclairé et moderne sans doute aussi, et qui, pour me conseiller, me demanderait de prendre un peu de recul, celui nécessaire pour comprendre toute chose. Puis ferait une pirouette.

Des années après ma rencontre avec le maître pour mener à bien cette traduction de Kant et l’ornithorynque1, Eco me faisait encore cet effet, l’effet du maître, du mentor, d’une personne d’une profondeur et d’une portée toujours supérieure à tout ce que je pouvais entendre ou lire autour de moi et, évidemment, en moi. C’est aussi cette figure de l’intellectus, celle de lire en soi. Dans cette bibliothèque. Revenons à la surface, au dehors… Que penserait Eco ? Enfin : qu’aurait pensé Eco ?

Ainsi sont-ils très peu nombreux, ceux que nous admirons profondément, au sens premier du terme, celui de se mirer dans un autre, de s’y voir. S’agissant de réécriture, il apparait tôt ou tard au traducteur – dont le travail est celui d’un ruminant – que ce qu’il traduit c’est bien lui qui l’écrit. La traduction est en effet et d’emblée un effort supplémentaire vers la compréhension, car il faut bien dominer son sujet. Et le sujet peut être vaste.

À l’automne, je regardais le livre dans la vitrine des Éditions Grasset. La couverture bleue, animée de dessins anatomiques d’ornithorynques, dissimulait impeccablement le foisonnement intérieur. Un bouillon. Il donnait envie de se laisser prendre, de se laisser lire, une façon qu’avait eu l’éditeur de présenter ce livre comme s’il s’agissait d’un de ses nombreux romans. Outre le fait qu’il s’agissait d’une reprise et poursuite de son Traité de Sémiotique Générale2 et de son travail de chercheur en sémiotique (mais l’essai couvre tant de registres), le livre d’Eco était truffé de références, philosophiques, linguistiques ou sémiotiques, un laboratoire, et se destinait donc à un publique averti, voire réservé. Mais n’est-ce pas là une chance pour un auteur à succès que de pouvoir glisser encore et subrepticement un essai des plus savants au milieu de romans ?

J’avais accouché de ce Kant et l’ornithorynque après neuf mois de gestation. Et Dieu sait si je reverrais encore le père de cet enfant. Vous savez, Umberto, vous traduire aura été comme passer une nuit avec une très belle femme. Lui ai-je dit cela ? Je ne sais plus.

De Martin Heidegger à Charles Sanders Peirce – La rencontre avec Umberto Eco

Revenu d’Italie au milieu des années 90 pour finir mes études à Paris, celles d’architecture et de philosophie, j’étais devenu heideggérien jusqu’au bout des ongles, philosophe auquel, parmi les penseurs du vingtième siècle, je trouvais toutes les grâces, celles d’avoir renouvelé le langage philosophique dans une perpétuelle relecture et déconstruction de la philosophie. Et m’accordais sur le fait que l’histoire de la philosophie et la philosophie ne faisaient qu’un : les philosophes étaient des historiens de la philosophie et rien de plus. Je m’étais lancé dans de naïves tentatives de promouvoir la philosophie italienne en France, celle de Massimo Cacciari, de Gianni Vattimo ou d’Umberto Galimberti, des figures intellectuelles autour desquelles j’avais pu graviter. « Mais mon bon monsieur, personne n’en a rien et n’en aura jamais rien à fiche de votre truc ! » était ce que je ne savais pas encore… Certes, les auteurs italiens passaient avec difficultés les Alpes et j’étais bien naïf à me voir en Sherpa de la philosophie européenne. À moins de trouver un levier ?

Eco m’avait proposé de se rendre à mon domicile, pour une revue complète de la traduction de Kant e l’ornitorinco. Sa crise de goutte disparue – Je suis un bourgeois de campagne, savez-vous ! – il pouvait à présent se déplacer. Je vivais à l’époque dans un petit studio, place de la Contrescarpe. Le soir, j’observais avec effroi les rayons vissés à grand peine au-dessus de mon lit, chargés de mille livres. Ils menaçaient de s’écrouler pendant la nuit seulement, pour venir me fracasser le crâne, et me berçaient de cauchemars. Le studio était équipé d’un lit, d’une kitchenette, d’un bureau et d’une chaise. La perspective de voir l’auteur pénétrer ce réduit minable en rajoutait à mon épouvante. Et pas même une seconde chaise : l’affaire était classée. Je me rendrai donc chez lui, quartier Saint-Sulpice.

Sens commun vs bon sens

Eco me montra sa dernière merveille : un ordinateur portable de moins d’un centimètre d’épaisseur. – Carino vero ? (Nous étions en 1998) Puis se mettait à vitupérer contre Bill Gates et le monopole de Microsoft 3. Savez-vous combien de demandes de conférences je reçois au quotidien ? – Non je ne savais pas… Et combien de traductions et de copies du « Nom de la Rose » m’échappent ? Umberto relisait la plupart de ses traducteurs, et travaillait de concert avec eux, dans la mesure du possible. Qu’en est-il des traductions en Chinois ?

Au commencement était le chinois. – Passer en revue la traduction pouvait se passer autour d’une discussion sur le Cosmoschtroumpf, durant laquelle je convenais par ailleurs avec le maître que les Français ne reconnaitraient pas plus un poème de Leopardi traduit en langage schtroumpf, qu’un poème de Manzoni. Peut-être Dante… Au Milieu du schtroumpf de notre schtroumpf ? Au schtroumpf du chemin de notre schtroumpf ? Il fallait ainsi trouver un poème qui soit directement identifiable par le lecteur français et proposais par exemple : je suis le schtroumpf, – le Schtroumpf, – l’inschtroumpfé ! Ça tombait bien, Eco était un amoureux de Nerval (il venait en outre de traduire Sylvie et m’enverrait sa traduction en italien pour avoir mon avis – Chic un livre gratuit ! pensais-je).

Nous pouvions aborder des questions plus vastes, celle du sens commun qui ouvrait son recueil de textes, du sensus communis. Pourquoi ne traduirions nous pas ce sensus communis par le bien plus français « bon sens » ? Puis, est-ce le bon sens ou le sens commun qui est partagé par le plus grand nombre ? Les séances, brèves, de travail se passaient ainsi. Et chacun avait ses marottes. Nous discutions de passages plus philosophiques, comme sur son De l’Être, qui ouvrait l’essai et j’esquissais timidement qu’il faisait bien peu de cas de Heidegger pour ranger sa réflexion sous un simple divorce de l’Être avec lui-même. Les difficultés de la traduction allaient aussi vers des auteurs anglo-saxons, tel Charles Sanders Peirce, qui restaient marginaux dans la philosophie continentale et qu’il avait fallu – Tous, Umberto ! – que je me tape. Ou encore de ramener au français des rebuts ou jeux de mots servant son propos. Adaptez le texte, me disait-il, réécrivez-le ! Nous verrons alors… Je me souviens d’avoir couru les bibliothèques pour trouver, outre les ouvrages et traductions auxquelles il faisait référence, de petits journaux illustrés d’époque. Et d’avoir fini par me mettre moi-même à reprendre les dessins qui illustrent le livre.

Le reste était entendu. Combien de fois ai-je revu les épreuves ? Le correcteur, lui, pouvait entrer dans ce petit studio que j’habitais, avec sa sacoche de cuir et son tapuscrit volant, annoté par chacun. Et chaque virgule déplacée ferait l’objet d’une discussion.

Umberto Eco était cette célébrité aussi et être une célébrité, c’est répondre à des commentateurs idiots, à des journalistes, tel Franz-Olivier Giesbert qui lui lanceront des « Vous parlez de L’Éthique de Spinoza… C’est plutôt dur à lire non ? » Eco se devait alors de donner un intérêt à une question qui n’en avait pas, de la reformuler et d’y répondre. Et je le voyais encore ailleurs, des années après, lors de conférences ou de séminaires, redire ce que son public était venu entendre. Sorte de one-man-show. Son discours pour le public était rodé, à redire ce que les gens voulaient entendre. Sans doute rajoutait-il une carte de temps à autre à son jeu. Mais que faire ? Ces conférences publiques n’avaient que peu d’intérêt. Pour la seule raison que le public – et comment faire autrement ? – était toujours invité à participer. Nous n’avons que quelques véritables idées rappelait-il avec raison, et ces quelques idées, nous les poursuivons toute notre vie. Croyons-nous en découvrir une autre ? Elle aura pris un autre visage.

Il m’avait appris aussi qu’il y avait bien plus d’ivresse dans les livres et dans l’histoire que nulle part ailleurs, que cette histoire était infinie. Enfin Umberto Eco était un sacré comique. Un être profondément drôle. Un homme qui clignait de l’œil après chaque vérité. Où peut-on rencontrer Umberto ? Bien des personnes me demandait également des dédicaces du livre par l’auteur (à moi : rien !), Kant et l’Ornithorynque, ou d’autres livres. Bien moins qui l’auraient lu un jour.

J’ai eu le plaisir de revoir Umberto pour la dernière fois à l’automne 2009, pour une soirée Oulipo de « Tentative d’épuisement de l’œuvre de George Perec » au Louvre. (J’étais assis près de Carole Bouquet, entourée d’autres hommes que je ne connaissais pas, pensez cette seconde fierté !) Il ne portait plus la barbe. Était plutôt fatigué. Une grippe. Nous avons fait quelques pas avec son éditrice sur le parvis du musée. Et ce fut tout. Oui je faisais à présent l’architecte, et faisais mien l’italianisme. Ou bien était-ce lors de la parution de la version digest du Nom de la Rose… La lecture est une histoire d’estomac. Et certains ont un appétit insatiable du monde.

Lire sur Contrepoints notre dossier sur la disparition d’Umberto Eco.

  1. Umberto Eco, Kant et l’ornithorynque (1999) (Kant e l’ornitorinco, 1997)
  2. Umberto Eco, La Production des signes (1992) (version partielle de A Theory of Semiotics, version anglaise de Trattato di semiotica generale, 1975)
  3. On se souviendra de son article « Mac est catholique et Microsoft protestant »

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