L’Église et l’architecture de la société

Le dernier livre de Dominique Iogna-Prat offre une vision nuancée de la transformation du pouvoir à la fin du Moyen âge.

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L’Église et l’architecture de la société

Publié le 17 février 2016
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Par Jean Senié
Un article de Trop Libre

Dominique Iogna prat cité de dieu cité des hommesEn 2006, Dominique Iogna-Prat publiait La Maison-Dieu1, une réflexion remarquée sur l’inscription spatiale du pouvoir. Il y étudiait la fonction concrète de l’église, comprise dans un rapport synecdotique comme le contenant de l’Église, c’est-à-dire son rôle de pôle organisationnel. Dans son nouvel ouvrage2, il poursuit sa démonstration sur la spatialisation du pouvoir en s’intéressant aux significations du passage de la métonymie église/Église à celle de cité/Cité3.

Son enquête menée sur plus de quatre siècles, du XIIe au XVIe siècle, retrace une part méconnue de l’histoire intellectuelle de l’Occident. Elle entend surtout revenir sur les notions, aussi cruciales que complexes, de modernité et de sécularisation. En ce sens, sa quête érudite des progressifs glissements de sens dans le champ intellectuel invite à porter un regard bien plus nuancé sur ces mutations que ne le fait une vision trop brutale qui voudrait faire passer d’un Moyen-Âge religieux, et forcément obscur, à une époque moderne dont les Lumières constitueraient le paradigme.

De l’Église à la cité, et aller-retour

Le premier grand acquis du livre de Dominique Iogna-Prat est de proposer une vision plus complexe des strates temporelles, généralement subsumée sous l’appellation de modernité. Autant le dire d’emblée, pour l’historien il convient non pas de parler de modernité au singulier mais bien d’y ajouter la marque du pluriel. Ce sont en effet plusieurs modernités qui s’accomplissent en même temps. Parfois les formes de sa réalisation prennent des chemins parallèles. C’est par exemple le cas dans le livre du métis Diego Valdès qui dans sa Rhetorica christiana propose une vision classique de la métonymie église/Église puisqu’il propose une « vision romaine de l’exclusivité chrétienne et de l’inclusion sociale dans la totalité ecclésiale »4. Or celle-ci n’est plus dominante à la fin du XVIe siècle où fleurissent les ouvrages promouvant l’inclusion de l’église dans la cité. Comme le dit alors l’auteur, « au total le public se distribue en cadres structurants référés à un universel […] confondu avec des globalités dont la qualification est variable : la ville, le territoire souverain… »5. Par ailleurs, il ne faut pas négliger la permanence du modèle d’inclusion du social dans l’ecclésial, ainsi que les tentatives de renouvellement qui ont été formulées pour répondre à ces changements. Il convient de parler de modernités pour éviter de forcer les faits sous une hypothétique dynamique de l’Occident.

Au-delà même du pluriel impératif à l’emploi de la notion de modernité, l’auteur reprend aussi la question de la sécularisation. Depuis longtemps, le récit triomphant d’une sortie progressive de la religion, signe d’une libération continue de l’homme, est mis en question. L’auteur reprend le problème en le déplaçant. Il montre qu’il convient non pas de penser la question de l’organisation sociale ainsi que de ses formes d’inscription spatiale en termes de rupture ou de transition, mais selon une logique dialectique. La religion influe sur la conception de la cité et en retour l’émergence d’une autre instance globale, la cité, invite celle-ci à se « recharger ».6 L’historien conclut d’ailleurs en plaidant pour un abandon de « l’alternative – l’Église ou l’État – et le simple schéma d’un transfert de sacralité faisant succéder l’État à l’Église par glissement métonymique d’une architecture de la société à une autre (église/Église puis ville/cité) ». Ce qu’il faut faire, c’est « bien mesurer de quoi se nourrit et comment évolue en Occident l’institution en charge de l’appartenance, de la fidélité et de la croyance, l’Église et l’État n’étant jamais que deux configurations jumelles de la prise du « sujet » […] en régime politique chrétien »7. Le retour sur l’histoire des idées politiques du Moyen Âge tardif – notamment sur l’aristotélisme politique – permet de saisir toute la complexité des dynamiques de sécularisation de la société.

Les formes du social et les lieux du pouvoir

L’autre grand apport du livre de Dominique Iogna-Prat repose sur le caractère concret de sa démonstration, surtout dans la troisième partie intitulée « perspectives urbaines ». Passant de réflexions théoriques sur ce qu’est l’urbanisme à un chapitre entier dédié à une figure exceptionnelle de la Renaissance, Leon Battista Alberti, peintre, sculpteur, architecte et urbaniste, l’auteur nous rappelle une donnée simple mais cruciale, à savoir que l’organisation de la société passe toujours par le choix d’une forme donnée.

Nous sommes tous familiarisés avec des termes aussi répandus qu’« espace public », ou « lieux publics », « lieux de pouvoirs » ou encore « scène urbaine ». L’auteur ne manque pas de revenir sur les cérémonies du pouvoir en ville, reprenant son idée d’une complexe translation de sacralité entre l’église/Église et la cité/Cité. Les entrées en ville, les fêtes urbaines sont ainsi finement analysées et illustrent bien comme la cité devient désormais le référent englobant du social, au prix de l’adoption d’une scénographie qui prend nombre de ses éléments à la religion et à ses rituels. C’est le premier aspect concret de la démonstration de l’historien.

Elle en contient un second qui touche plus particulièrement l’architecture et l’urbanisme. Ainsi, l’auteur démontre combien une réflexion sur les matériaux des bâtiments, leur place sur le territoire, leur organisation hiérarchisée ainsi que leur mise en relation ont une signification qui traduit justement le passage d’une totalité ecclésiale à une totalité fondée sur une communauté organisée autour de la res publica. L’ouvrage n’entend ici que poser les premiers jalons d’une réflexion qui mériterait d’être poursuivie. Il ne nous indique pas moins combien sont importantes les inscriptions spatiales des pôles structurants de la société, combien, pour le dire autrement, ils sont signifiants. Alors que l’histoire de l’architecture pourrait apparaître comme une branche cadette de l’histoire de l’art et de l’urbanisme, une science technique à usage uniquement pratique, l’auteur invite à les insérer dans une histoire des représentations politiques. Il était parti du principe qu’il existe une « architecture du social ». À la fin de son analyse, on ne peut qu’être convaincu par son intuition tant les conclusions auxquelles il parvient éclairent des mécanismes politiques qui, autrement, paraîtraient purement mécaniques.

À cela s’ajoute le souhait que d’autres auteurs poursuivent les intuitions de l’auteur et continuent de révéler les sens qu’ont pu avoir au cours de l’histoire, sur le plan politique, les projets d’urbanisme. Nous connaissions les utopies ; Dominique Iogna-Prat nous rappelle que toute construction s’inscrit dans un projet d’organisation spatiale de la société.

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Sur le web

  1. Iogna-Prat Dominique, La Maison Dieu. Une histoire monumentale de l’Église au Moyen Âge, v. 800-v. 1200, Paris, Le Seuil, 2006.
  2. Id., Cité de Dieu, cité des hommes. L’église et l’architecture de la société, Paris, PUF, 2016.
  3. Ibid., p. 13-14.
  4. Ibid., p. 245.
  5. Ibid., p. 281.
  6. Ibid., p. 454.
  7. Ibid., p. 459.
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  • Autre influence de l’Eglise, les structures des groupes sociaux et leur caractère pyramidal alors qu’on sait ou on devrait savoir que la structure de décision la plus efficace se compose d’un groupe inférieur à 10 hommes.

  • Je ne sais pas si le livre est écrit dans le style « élitiste » de l’article mais si c’est le cas je dis à quoi bon.

  • Les commentaires sont fermés.

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