Les généraux de la République (I) : Bonaparte

Le destin de la république est lié à ses grands généraux. Aujourd’hui : Bonaparte.

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Napoléon credits Ahmad Alnusif via Flickr ((CC BY-NC-ND 2.0)

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Les généraux de la République (I) : Bonaparte

Publié le 3 novembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau.

Napoléon credits Ahmad Alnusif via Flickr ((CC BY-NC-ND 2.0)
Napoléon credits Ahmad Alnusif via Flickr ((CC BY-NC-ND 2.0)

En renversant puis en tuant le roi, si médiocre fut son incarnation charnelle, la République a créé un vide que la nature politique du peuple français n’a cessé de vouloir combler. Au prestige de la monarchie devait se substituer le prestige de l’uniforme. Au monarque oint du Seigneur succédait le général sur son cheval blanc, au roi thaumaturge, l’homme providentiel. Le destin des cinq républiques françaises a été façonné par cinq généraux, cinq généraux politiques, cinq généraux républicains.

Chacune des républiques a connu son général, qui s’est révélé le plus souvent funeste : Bonaparte mit fin à la Première, Cavaignac contribua à discréditer la Seconde, Boulanger menaça la Troisième qui fut finalement assassinée par Pétain, et enfin de Gaulle euthanasia la Quatrième et donna naissance à la Cinquième. Mais il semble qu’il ait clos aussi, par-là, l’âge des généraux politiques. Et ce qui est plus curieux est la remarquable continuité, les étonnantes ressemblances, entre ses cinq généraux qui ont contribué à établir la république telle que nous la connaissons aujourd’hui.

Mais reprenons au commencement. Tout a commencé à la fin de la Révolution française…

Selon la fameuse définition de Pierre Larousse, Napoléon Bonaparte est un général républicain né à Ajaccio le 15 août 1769 et mort à Saint-Cloud le 18 brumaire an VIII. Ceci dit, le coup d’État n’a peut-être pas été la coupure radicale que l’on s’est plu à y voir et, aujourd’hui, le grand Consulat est parfois présenté, par certains historiens, comme la continuation du Directoire, la République ne cessant pas d’exister et n’étant formellement abolie qu’en 1804 avec le sacre1.

Faire mourir Bonaparte le 18 brumaire c’est, d’une certaine façon, considérer qu’il appartient au panthéon républicain. Et la notice rédigée par Larousse pour son grand dictionnaire témoignait d’une admiration sans bornes pour le général de la République. Allons plus loin, ne peut-on considérer Bonaparte comme le père fondateur de la République 2 ?

Un jour de grande lucidité, ce qui n’était pas rare chez lui, où il se promenait à Ermenonville avec Girardin, Napoléon avait laissé échapper :

« L’avenir apprendra s’il n’eut pas mieux valu, pour le repos de la terre, que ni Rousseau, ni moi n’eussions jamais existé. » Il avait aussi déclaré : « On dit que je suis ambitieux, on se trompe : je ne le suis pas ou, du moins, mon ambition est si intimement unie à mon être qu’elle ne peut en être distinguée. »

Il était militaire de carrière et il l’est resté : il était habitué à donner des ordres sans avoir à discuter. Général, il impose la dictature en Italie et en Égypte, avant même d’avoir pris le pouvoir en France. Il aime les monologues, peut consulter pour solliciter des avis, mais ne supporte pas la discussion libre. Il déteste les idéologues, méprise les assemblées et redoute la foule. Devenu empereur, il n’a cessé de porter l’uniforme et son pouvoir a toujours été celui d’un soldat sous des apparences civiles.

Lecteur infatigable, esprit cérébral, homme de cabinet et de réflexion, il a beau mépriser les idéologues, il est un héritier des Lumières, un esprit rationaliste, un homme de système, obsédé par l’unité, la simplicité et la symétrie. En même temps, il rêve de gloire et s’est donné pour modèle les maîtres du monde : Alexandre, César, Auguste, Charlemagne. Se mêlent en lui inextricablement le réaliste, qui sait jouer des passions humaines, qui a su gagner le cœur des Français et triompher de ses ennemis sur le champ de bataille, et le rêveur inquiétant, force toujours en mouvement, qui ne sait où il va, fasciné par le danger.

Napoléon Bonaparte était un déraciné et un déclassé. Corse, il n’était pas tout à fait Français, noble de modeste extraction, il n’était ni gentilhomme ni homme du peuple. Il n’avait d’attachement ni pour l’Ancien Régime, dont il rejetait l’inégalité en droit et le sectarisme religieux, ni pour la Révolution, qu’il n’a servi que pour mieux l’asservir. Dans son portrait à charge, Taine le décrit étranger à la France, chef de bande, condottiere italien « indifférent à toute cause et dévoué seulement à sa propre fortune ».

Il avait pourtant exprimé ses convictions républicaines dans Le Souper de Beaucaire, brochure imprimée en 1793 : « secouez le joug du petit nombre de scélérats qui vous conduisent à la contre-révolution ; rétablissez vos autorités constituées, acceptez la Constitution. » Il montrait par-là que derrière le général se dessinait déjà le politique soucieux de réconcilier les Français. Comme simple chef de bataillon d’artillerie, il fait preuve de son génie militaire à Toulon où il obtient la prise du port longtemps tenu par les Anglais

Il est nommé général sous la proposition d’Augustin Robespierre qui déclare le « citoyen Bonaparte d’un mérite transcendant ». Le frère de l’Incorruptible lui avait même proposé de prendre le commandement de la Garde nationale à Paris.

Charlotte Robespierre raconte dans ses Mémoires :

« Bonaparte avait une très haute estime pour mes deux frères, et surtout pour l’aîné ; il admirait ses talents, son énergie, la pureté de son patriotisme et de ses intentions ; je dirai même qu’il était républicain montagnard, du moins il m’a fait cet effet par la manière dont il envisageait les choses à l’époque où je me trouvais à Nice. »

La chute de Robespierre entraîne son arrestation provisoire. Dans une lettre de justification, il écrit :

« Depuis l’origine de la Révolution, n’ai-je pas toujours été attaché aux principes ? Ne m’a-t-on pas toujours vu dans la lutte, soit comme citoyen contre les ennemis intérieurs, soit comme militaire contre les étrangers ? J’ai sacrifié le séjour de mon département ; j’ai abandonné mes biens ; j’ai tout perdu pour la République. »

Suspect de jacobinisme aux yeux des thermidoriens, il est écarté de l’armée d’Italie et affecté en Vendée. Mais il monte à Paris pour faire annuler sa nomination et multiplie les démarches, d’abord en vain. La chance finit par tourner : le nouveau ministre de la Guerre, Doulcet de Pontécoulant, subjugué par ce jeune général au teint jaune et en guenilles qui lui explique de façon lumineuse comment mener la campagne en Italie, décide de l’affecter au service topographique du ministère. Provisoirement, Bonaparte est plus utile à Paris. Début octobre 1795, le mois de vendémiaire du calendrier républicain, la Convention se retrouve confrontée à une insurrection royaliste, alors qu’elle ne dispose que de troupes en nombre insuffisant. Barras est nommé commandant en chef de l’armée d’Intérieur. Il a connu Bonaparte à Toulon et lui propose un poste à ses côtés. En artilleur, le jeune général décide de faire parler le canon pour inverser le rapport de forces. Le 13 vendémiaire an IV, il écrase sans pitié les royalistes et en reçoit le surnom de « général Vendémiaire » Il est désormais lié au nouveau régime, ce Directoire dont accouche la Convention finissante, succède à Barras à la tête de l’armée d’Intérieur. Barras, nommé directeur, ne sera pas ingrat et lui donnera le commandement de l’armée d’Italie au grand mécontentement d’autres généraux devant la promotion rapide de ce « général de guerre civile » qui disposait de solides appuis politiques. Le publiciste contre-révolutionnaire Mallet du Pan annonce à ses correspondants la nomination d’un « Corse terroriste, nommé Buonaparte ».

Les deux campagnes qu’il mène à l’étranger, en Italie (la plus brillante peut-être de sa carrière) et en Égypte (un échec militaire dissimulé en triomphe politique) lui donnent une popularité incroyable qu’il a su entretenir par ses bulletins. De plus, le pillage de l’Italie en avait fait le « créancier du Directoire ». Quand, en fructidor an V (septembre 1797), le Directoire avait, une nouvelle fois, fait un coup d’État pour éliminer les royalistes, Bonaparte avait envoyé Augereau à Paris pour le réaliser. « Les royalistes, dès l’instant qu’ils se montreront, auront vécu » avait assuré le 14 juillet 1797 Bonaparte à l’armée d’Italie. L’armée était ainsi devenue l’arbitre naturel des conflits entre l’exécutif et le législatif.

Mais ces coups de force à répétition témoignaient de l’échec de la Constitution de l’an III, le Directoire, par ses purges et ses déportations (la guillotine sèche !), paraissait même renouer avec le temps de la Terreur. Sieyès, le grand pourvoyeur de constitutions « appropriées à toutes les saisons et toutes les fantaisies » dont s’était gaussé Burke, était sorti de son silence philosophique. Il cherchait une épée qui n’essaie pas de rester au pouvoir une fois l’affaire réussie. Mais Bonaparte, général qui se mêlait de politique, ne lui plaisait guère.

Les directeurs avaient été soulagés d’expédier en Égypte ce général trop ambitieux. En juin 1799, Sieyès était élu au Directoire, qu’il fit renouveler à sa convenance. En octobre, Bonaparte revenait miraculeusement d’Égypte3, accueilli triomphalement par la population. Sieyès, embarrassé mais impuissant, se voyait imposer une « épée trop longue » à ses yeux.

En quittant l’Égypte, Bonaparte avait confié au général Menou : « Si j’ai le bonheur de mettre le pied en France, le règne du bavardage est fini. » Une alliance de circonstance est nouée entre Bonaparte et Sieyès, ces deux hommes qui ne s’aiment guère et s’estiment encore moins.

Le reste est bien connu : l’opération de « rénovation » de la République devait s’opérer en deux jours. Le 18 brumaire, la partie constitutionnelle s’était déroulée sans anicroche. Le 19 brumaire, à Saint-Cloud, fut plus cafouilleux, Bonaparte, pris à partie par les députés des Cinq Cents, étant tombé en syncope. Le dernier mot devait revenir à Murat faisant évacuer la salle par les baïonnettes : « Foutez-moi tout ce monde-là dehors ! » Mais c’est Lucien, le frère de Napoléon, président des Cinq Cents, qui devait sauver politiquement, par son habileté, une journée si mal commencée.

Si le 18 brumaire a pu apparaître aux contemporains comme une journée révolutionnaire comme une autre, le général devenu consul allait réussir à éliminer progressivement tous ceux qui lui faisaient obstacle.

Il pouvait déclarer le 1er février 1801 :

« Je suis soldat, fils de la Révolution et je ne supporterai pas que l’on m’insulte comme un roi ! »

Il devait justifier, bien plus tard, en exil, dans une lettre à O’Meara son gouvernement comme une dictature à la romaine, liée aux circonstances, avec cette antienne depuis reprise sur tous les tons par ses thuriféraires : « L’Europe n’a cessé de combattre la France et ses principes. »

Il devait reprendre les justifications de la dictature de l’an II, lui qui considérait positivement Robespierre :

« Le gouvernement d’un pays à peine sorti d’une révolution, qui est menacé par les ennemis du dehors et troublé par les traîtres à l’intérieur doit nécessairement être dur. »4

Le Consulat était un régime autoritaire fondé sur la souveraineté populaire, comme l’avait été la dictature de Salut public en l’an II et le Directoire : il s’inscrivait donc dans la continuité de la Première république, qui n’avait jamais été ni de près ni de loin une démocratie libérale. Le régime consulaire reposait sur l’idée d’égalité en droit qui était plus chère à Napoléon que celle de liberté.

N’avait-il pas déclaré à un conseiller d’État :

« Pour la liberté, à toute rigueur serait-il possible de la froisser, les circonstances le veulent et nous excuserons ; mais pour l’égalité, à aucun prix. Dieu m’en garde ! Elle est la passion du siècle et je suis, je veux demeurer, l’enfant du siècle ! » Il lui semblait avoir tout dit en affirmant : « Ma politique est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être ».

Musulman avec les musulmans, juif avec les juifs, catholique avec les Vendéens, esclavagiste avec les planteurs des îles, ainsi concevait-il la souveraineté du peuple : et n’est-ce pas ainsi qu’on la conçoit toujours aujourd’hui, où la majorité a toujours raison ?

Ce régime n’était peut-être pas si exceptionnel qu’il le semblait : de Gaulle devait montrer qu’il répondait aussi à un désir profond des Français plus amoureux de l’égalité que de la liberté.

À lire :

  • Georges Lefebvre, Napoléon, Peuples et civilisations XIV, PUF 1969
  • Thierry Lentz, Le Grand consulat 1799-1804, Fayard 1999

Prochain épisode : Cavaignac

  1. Quoique le terme de République figure sur les pièces de monnaie jusqu’en 1808
  2. Charles Napoléon, « Napoléon père fondateur de la république », conférence 11 septembre 2010 : à lire en ligne ici
  3. Un miracle que l’on peut éventuellement attribuer à la marine anglaise soucieuse de favoriser le retrait français d’Égypte et de provoquer une période de troubles en France. Que l’on songe au « wagon plombé » de Lénine.
  4. cf. Jacques-Olivier Boudon et Philippe Bourdin, « Les héritages républicains sous le Consulat et l’Empire », Révolution française n° 346, octobre-décembre 2006, p. 3-15
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  • Très intéressant !

    J’attend avec impatience la suite. L’idée de ces généraux de la république est un lien très pertinent pour penser l’histoire de la France.

  • Excellent article, cependant Napoléon a été très novateur dans de nombreux domaines très importants dans toutes les républiques françaises suivantes, il a crée le monopôle de l’Université et institutionnalisé l’instruction et l’internat, il a contribué à la fermeture d’un tissu très solide d’écoles privées. Il a achevé le gallicanisme et donné au Pape des pouvoirs dont ce dernier n’en a jamais rêvé. (source : Origines de la France contemporaine – Hippolyte Taine)

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