Contre la propriété des données personnelles

La propriété des données, une notion contraire à la liberté de communication.

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Propriété privée-Audesou- (CC BY-NC-ND 2.0)

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Contre la propriété des données personnelles

Publié le 27 octobre 2015
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Par Ferghane Azihari.

Propriété privée-Audesou- (CC BY-NC-ND 2.0)
Propriété privée-Audesou- (CC BY-NC-ND 2.0)

 

La propriété des données personnelles est une notion trompeuse pour consacrer des monopoles sur l’exploitation d’informations spontanément délivrées. Au même titre que la propriété intellectuelle, cette notion se fonde sur une méconnaissance de la fonction de la propriété et des processus de marché.

À quoi sert la propriété ?

Dans un monde de plus en plus connecté, nombreux sont ceux qui souhaitent instaurer des droits de propriété sur les données personnelles au nom des libertés individuelles. Ces revendications reposent cependant sur une conception erronée des libertés et de la propriété privée. Il est vrai que la propriété privée et la liberté sont deux notions consubstantielles, et ce pour une raison simple. Nous vivons dans un monde dans lequel les biens et les services que nous devons quotidiennement allouer pour vivre sont rares. L’exploitation de ces biens et services entraîne des rivalités et des exclusivités. La seule manière pacifique de gérer ces rivalités et exclusivités est l’institution de droits de propriété.

Par exemple, si je souhaite allouer mon industrie, c’est-à-dire ma force de travail, à une entreprise X à un instant T, je ne pourrai plus l’allouer à une entreprise Y à un même instant T. Dans ces conditions, si deux personnes revendiquent ma force du travail pour deux entreprises différentes à un même instant, il y a deux scénarios possibles. Le premier consiste pour l’un à s’approprier mon industrie par la force, c’est-à-dire sans mon consentement. Ce système hélas trop bien connu de l’humanité se nomme l’esclavage. Le second scénario consiste à mettre en place un mécanisme plus civilisé et pacifique qui s’appelle « l’échange » (achat, vente, location, prêt, don, etc.). Mais l’échange suppose préalablement l’instauration de droits de propriété. Pour échanger une force de travail, encore faut-il savoir à qui elle appartient. D’où l’utilité de reconnaître la propriété d’autrui sur son propre corps et corrélativement sur les choses rares qu’il acquiert pacifiquement.

La propriété des données, une notion constructiviste contraire à la liberté de communication

La propriété des données relève quant à elle d’une logique constructiviste et non spontanée. C’est-à-dire qu’elle ne peut exister qu’avec l’intervention active du gouvernement. Une donnée n’est ni plus ni moins qu’une information. Or une information est par essence abondante. L’exploitation des informations n’entraîne aucune rivalité ou exclusivité. Si je fais savoir à une tierce personne que j’aime le chocolat et que cette information vient à circuler, personne n’est victime de vol ou de spoliation. Consacrer un monopole sur l’exploitation de cette information n’a dans ces conditions aucun sens. De plus, la logique même de la propriété des données personnelles aurait des conséquences tout à fait absurdes et liberticides.

Nous communiquons spontanément et quotidiennement à autrui des milliers de données en dehors de toute contrainte physique. Ceci est la conséquence de notre condition sociale. Une personne qui m’aperçoit régulièrement dans la rue aura accès à des données personnelles me concernant. Elle saura que je suis noir de peau, que je fais environ 1m80, que je porte souvent un chapeau, un nœud papillon et que je m’habille presque tous les jours en costume. Si l’on admet l’existence de droits de propriété sur les données que j’émets, cela suppose la possibilité, pour moi, d’attaquer en justice celui qui, me voyant dans la rue, communiquerait sur mon apparence ou mes goûts vestimentaires sans mon autorisation. Une telle situation serait bien évidemment ridicule et serait contraire à la liberté de communication des personnes qui accèdent spontanément aux informations personnelles. Car celui qui communique ces informations spontanément délivrées n’agresse ni ma liberté ni ma propriété.

La position des États est incohérente

Face à cet enjeu, les législations européennes sont parsemées de contradictions. Car si la notion de propriété sur les données n’existe pas en tant que telle, il existe plusieurs dispositifs qui confèrent des monopoles sur l’exploitation de certaines informations. Ainsi, s’il n’est fort heureusement pas interdit de décrire une personne sans son aval, il est tout de même institué, en France, un « droit à l’image », notion constructiviste qui permet à autrui de contrôler unilatéralement la reproduction photographique de sa personne. De même, si la loi n’oblige pas à rémunérer celui qui nous livre ses données, il est tout de même institué à l’échelle européenne un droit à l’oubli, un droit d’opposition à leur traitement, un droit de modification ou de suppression des informations et d’autres contraintes déguisées en « droits » dont la légitimité est discutable.

Mieux encore, l’existence même de la propriété intellectuelle revient à reconnaître la légitimité des monopoles sur l’exploitation de certaines informations. À titre anecdotique, il existe sur le marché des médicaments un dispositif qui s’appelle l’exclusivité des données. Il interdit la réutilisation des informations produites dans le cadre d’essais cliniques destinés à obtenir l’homologation des médicaments par les régulateurs. C’est-à-dire que les concurrents qui souhaitent mettre sur le marché une version générique d’un médicament doivent faire leurs propres tests cliniques. Ils sont dans l’impossibilité d’exploiter des données existantes sans l’aval du laboratoire qui les a émises en premier pour accélérer les procédures de mise sur le marché. Autant de situations ridicules qui engendrent de nombreuses destructions de richesses.

Contrôler la circulation de ses données personnelles

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la négation d’un droit de propriété sur les données personnelles ne légitime pas le piratage et la surveillance de masse. Il faut en effet distinguer le fait d’obtenir une donnée spontanément disponible du fait injuste d’acquérir une information par la violence et l’atteinte à la propriété privée. C’est par exemple le cas de celui qui pirate l’ordinateur d’autrui sans son consentement. C’est également le cas du gouvernement qui contraint des opérateurs à installer des boites noires algorithmiques pour espionner la population. La négation d’un droit de propriété sur les données personnelles ne fait pas non plus l’impasse sur les nuisances sociales qui peuvent résulter d’une diffusion mal maîtrisée des informations personnelles. On peut par exemple penser au chantage exercé sur une personne qui ne souhaite pas voir une information embarrassante circuler. Dans ces cas-là, c’est aux individus de s’approprier les mécanismes de marché pour restreindre la circulation des informations les concernant.

Ainsi donc, en l’absence de droits de propriété sur les données personnelles, la circulation des informations ne peut être maîtrisée que par l’emprunt de la voie civile. L’absence de monopole légal sur l’exploitation des informations ne rend pas illégitime le besoin de confidentialité dans certains aspects de la vie sociale. Mais cette confidentialité ne peut être obtenue que par les mécanismes de marché, c’est-à-dire par la voie privée : faire signer à son avocat un accord de confidentialité; plébisciter les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux qui s’engagent dans leurs conditions d’utilisation à se comporter d’une certaine manière vis-à-vis des informations récoltées; utiliser des logiciels qui restreignent l’émission d’informations personnelles lorsque l’on surfe sur internet. Celui désireux de protéger ses données personnelles pourra attaquer son prestataire en justice si celui-ci se montre négligeant à l’égard de sa vie privée. Mais ceci ne se fera pas au nom d’un soi-disant droit de propriété sur les données personnelles. Ces actions ne pourront se fonder que sur le non-respect des contrats.

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  • Mon travail étant de récolter des informations, ces informattions deviennent bien ma propriété. Diffuser ou utiliser ces informations sans mon accord est bien une atteinte à ma propriété. Une large diffusion fera perdre sa rareté à cettte information et donc sa valeur.

    • Sauf qu’il ne tient qu’a vous de garantir la rareté de ces informations.

    • Ce qui releverait de votre propriété, c’est le travail de récolte et non l’information en elle-même. Utiliser votre travail de récolte en lui-même est une atteinte à votre droit à la propriété.
      L’information en elle-même n’est pas votre propriété. Si quelqu’un d’autre la découvrait par lui-même, il serait propriétaire de son travail et serait libre de diffuser à qui veut l’entendre l’information.
      C’est que je comprends aussi de l’article lorsqu’il évoque les études cliniques. Libre à d’autres de faire des recherches de leurs côtés. Mais les premières études ont eu un coût assumé par le premier laboratoire.

    • « Mon travail étant de récolter des informations, ces informattions deviennent bien ma propriété. »

      Vous vous êtes relus ?
      Heureusement que vous n’avez pas été le premier à nous dire que le ciel est bleu

  • Votre commentaire sur les médicaments est au moins imprécis. Il existe effectivement un mécanisme d’exclusivité des données, mais cette protection n’est rendue nécessaire que parce que la législation oblige de divulguer ces données… Dans votre perspective hostile à l’intervention de l’Etat dans la gestion de l’information, une société pharmaceutique devrait avoir le droit de conserver le secret de ses données, et donc pourrait de facto empêcher d’autres de la copier.
    Votre référence aux génériques est par ailleurs assez étrange. Un générique au sens strict n’a pas besoin de ces données, il doit seulement démontrer sa « bioéquivalence », ce qui est assez facile. Il ne peut être mis sur le marché qu’après l’expiration des brevets et/ou la période d’exclusivité de données, mais il n’est simplement pas pertinent de dire qu’il est impossible d’accéder aux données, puisqu’il n’en a pas besoin – en tout cas si on parle de « générique » au sens légal du terme.

    Quant à la question du droit à l’image, il me semble qu’en sortant dans la rue, je ne donne pas mon consentement à être pris en photo et qu’on réutilise cette photo pour des fins commerciales ou autres. Mon apparence physique, tout comme mon nom par exemple, n’est pas une information « secrète », mais elle n’est pas non plus une information publique et je devrais pouvoir m’opposer à une diffusion large non-consentie.

  • N’importe qui passant à la route peut prendre mes biens en phoros . Avec le numéro et la rue, il est possible d’avoir mon nom. Le voisin peut donner une information à cet effet.
    Est ce que la Mairie détient un fichier à ce sujet?
    Tout est possible, aujourd’hui et c’est grave

  • Je suis d’accord avec l’article sur le coté public des données et c’est à chacun de prendre des dispositions pour protéger les données qu’il souhaite.

    Pas d’accord sur la protection des communications : c’est la liberté de chacun d’écouter les communications qu’il peut intercepter tant que ce n’est pas fait avec violence ou atteinte à la propriété (courrier).C’est à chacun de se protéger s’il ne veut pas être écouté. (chiiffrement).

    Pas d’accord sur le passage sur les médicaments : bien que je sois aussi contre le système des brevets qui n’est qu’un privilège accordé par l’état, l’auteur lui, gauchiste, oublie juste que le secret est un moyen alternatif pour protéger ses recherches. En voulant forcer le laboratoire à diffuser ses protocoles il vient juste de nous montrer son coté collectiviste (voir la remarque de Bruno Dandolo plus bas).

    • non, je suis en opposition au système commercial à tout vent. C’est à l’émetteur de protéger le récepteur.

    • Il n’a jamais été question de forcer les laboratoires à divulguer le fruit de leurs recherches. Simplement, aujourd’hui, un concurrent qui souhaite mettre sur le marché une molécule homologuée doit se re-taper toutes les procédures malgré le fait que les régulateurs connaissent toutes les données du médicament en question. Dans un marché libre, ces contraintes n’existeraient pas.

      • Comme le dit Bruno Dandolo plus haut, dans un marché libre les études ne seraient pas publiques.
        D’autre part vous oubliez complètement un point : qui portera la responsabilité si le médicament a des effets qui n’avaient pas été mis en évidence lors des études « bah c’est pas de ma faute, c’est de la faute de celui qui a fait la première étude » !

        • Euh. Et comment pensez-vous qu’un laboratoire puisse convaincre les patients de consommer des médicaments si les études ne sont pas publiques ?

          • En France, le service AU public se traduit en concurrence. Ex : france télécom et ses savoirs. Grave d’avoir détruit ce monopole et bien entendu ses savoirs sous prétexte le développement d’Internet et des entreprises qui assurent mal la sous traitants.

          • A vrai dire, je ne sais pas comment fonctionne ma voiture mais je fais confiance au fabriquant. Et ma voiture peut aussi me tuer.
            Mais même en admettant que la santé est un domaine qui pose des risques particuliers (ce qui reste entièrement à démontrer), une certification par un tiers indépendant pourrait suffire (par exemple un assureur privé qui a tout intérêt à ce que le médicament ne cause pas de dommages à ses patients, et qui aurait accès aux données sous réserve de ne pas les divulguer).
            Ceci couplé à un bon système de responsabilité permettant des dommage et intérêts efficaces et rapides en cas de problème, et au fait que les sociétés ont intérêt à ce que le médicament fonctionne, ne fût-ce que pour des questions de réputation et de pérennité de l’entreprise, et je ne pense pas que les risques seront supérieurs à ce que nous constatons aujourd’hui (le Mediator et la connivence bien française entre fabricants et régulateurs, cela vous parle?).

          • Publique, comme chez Servier ❓

      • Si l’état t’oblige à produire une information pour qu’il te donne une autorisation, et que cette production est fortement onéreuse, la moindre c’est que cette information ne soit pas transmise à des tiers sans ton accord.

        Dans un marché libre, comme « ces contraintes n’existeraient pas » (je te cite), l’obligation de produire l’information et de la donner à l’état non plus, l’information ne serait donc pas accessible aux tiers, parce que son producteur ne la rendrait pas disponible. Personne n’épargne à son concurrent la dépense liée à un avantage concurrentiel. Ceux qui font cela, à terme ils disparaissent du marché.

        • Je crois que je m’exprime mal. Dans un marché libre, il y aura sans doute une industrie privée de la certification et de l’homologation. Personne ne sait vraiment à quoi elle peut ressembler. Ce peut être une association de patients à but non lucratif, une entreprise commerciale classique, des assurances et mutuelles et plein d’autres choses.

          Si une molécule est approuvée par les certificateurs privés, elle sera réputée inoffensive par les consommateurs. Les concurrents pourront exploiter cette information pour mettre sur le marché des molécules similaires sans re-faire une batterie de tests.

          Aujourd’hui, ce comportement n’est pas possible dans la mesure où le monopole de la violence légale exige de re-faire de tests pour mettre une version générique du médoc sur le marché.

          C’est tout ce que je dis.

  • Quid des données médicales par exemple? S’il faut lire les CGV à chaque fois qu’on va chez le médecin ou même en débarquant aux urgences, ça va être compliqué. Si l’on s’en remet à un mécanisme de marché, et sachant que les données ont un prix, cela veut dire que qu’il faudra payer plus cher pour que le secret médical soit respecté.

  • Article très intéressant et à la base des problématiques de monétisation de données à caractère personnel qui (i) sont assimilées à des biens en droit sans en être et (ii) sont appréhendées par les G.A.F.A. qui, à la suite d’une appréhension illégitime de la pratique, cherchent quant à eux à s’octroyer un droit de propriété sur celles-ci en les monétisant. Et comment (iii) commercialiser des choses dont nous ne sommes pas propriétaires et qui sont en dehors de notre patrimoine ? L’art et la manière de constater (iv) une patrimonialisation croissante de droits nouveaux dérivés d’un droit moral sur les données, inaliénable et hors commerce. Enfin, la notion de propriété est une thèse en elle-même qui tend à être repensée par les chercheurs en reprenant les thèses des penseurs libéraux américains de la fin du 19e siècle (cf. : https://regulation.revues.org/10471)

  • Tous le raisonnement repose sur un postulat peut-être implicite (bien que d’une certaine manière il transparaît dans un titre de paragraphe « La propriété des données, une notion constructiviste contraire à la liberté de communication », à savoir : il existe des droits « naturels » et le droit de propriété en fait partie. Sans aller jusqu’à débattre s’il existe ou non des droits « naturels », s’il y a un droit qu’on devrait avoir du mal à concevoir comme « naturel », c’est bien celui de propriété. Quoi de plus artificiel, de peu naturel que de mettre des barbelés autour d’un terrain pour acquérir, délimiter sa propriété ?

    Pour passer ce premier obstacle, les libertariens emploient le mot « naturel » dans un sens un peu différent du sens usuel. Le terme « naturel » est à rapprocher des termes essentiels, inhérents, qui fait partie de la nature de qqch. Dans le cas qui nous préoccupe, un droit « naturel » est un droit qui découle, qui est une conséquence logique de la nature de l’Homme. On rencontre là un deuxième problème car un rapide examen logique nous amène à conclure qu’un droit « naturel » ne peut jamais être bafoué.

    Un peu de logique modale : si A implique B, alors ness(A) (ie A est nécessaire au sens logique, ce qui signifie « ne peut pas ne pas être », comme par exemple le fait que 2+3=5) implique ness(B). Si on instancie, cela donne : si un attribut essentiel A de l’Homme implique le droit B, alors le fait que cet attribut A soit nécessaire implique que le droit B soit nécessaire. Puisque l’attribut A fait partie de la nature de l’Homme, il est nécessaire, l’Homme ne peut exister sans, on en conclut que l’Homme ne peut exister sans ce droit B. Or, on peut bafouer le droit de propriété d’un individu, celui-ci existe toujours. Le seul droit qui marche dans mon raisonnement logique est le droit à la vie. Tout cela devrait nous amener à nous méfier de cette expression tant usitée de « droits naturels ».

    Mais, laissons cela de côté et revenons au droit de propriété. Supposons qu’il existe des droits naturels autres que le droit à la vie. Pour montrer que le droit de propriété est un droit naturel, il faut le faire logiquement découler de la nature humaine, d’un attribut caractéristique de l’être humain. Les libertariens ont alors imaginé l’auto-propriété des individus. Cela devrait étonner le commun des mortels qui ne connaît rien à la pensée libertarienne car quoi de plus étrange pour justifier le droit de propriété que de parler d’auto-propriété, on pourrait penser qu’on frôle le raisonnement circulaire, sans compter qu’usuellement on utilise la relation de propriété entre un individu et un objet différent de cet individu : « Ce vélo est la propriété de Jean » est un énoncé que tout le monde comprend aisément tandis que « Jean est la propriété de Jean » est déjà plus abstrus. Mais passons. Grâce à cela, les libertariens expliquent qu’étant donné qu’un individu est «propriétaire de lui-même », le résultat de ce qu’il produit est sa propriété et ils retombent sur leurs pieds.

    Enfin presque parce qu’on a tout de même un peu l’impression de s’être fait avoir. Pour être clair ce qui est dit c’est finalement que : puisque A est propriété de A et que B est propriété de A alors B est propriété de A. Une vraie tautologie qui n’a nullement justifié le droit de propriété. Mais il y a d’autres problèmes.
    En définissant l’auto-propriété les libertariens sont confrontés à un dilemme (que les auteurs de référence comme Nozick ou Rothbard ont d’ailleurs très vite vu) : (a) ou bien on estime que le titre d’auto-propriété d’un individu est échangeable, transférable, ce que les libertariens nomment par un oxymore un peu inquiétant « l’esclavage volontaire », ce qui viole le caractère inaliénable et « naturel » de l’auto-propriété (jean peut être la propriété de pierre) et par conséquent du droit de propriété (puisque fondé sur le caractère naturel de l’auto-propriété), (b) ou bien on estime que ce titre n’est pas transférable et alors cela signifie qu’il y a des titres de propriétés qui ne sont pas échangeables, ce qui est tout de même curieux puisque justement l’échange se base sur la propriété et celle-ci sur l’auto-propriété qui ne serait pas échangeable !
    Un dernier problème qui se pose. Chacun sera d’accord lorsque j’écris que si Jean et Pierre sont liés par un contrat dans lequel ils mettent toutes leurs propriétés en commun (supposons que jean possède un vélo V et Pierre une auto A), je peux en déduire que Jean est propriétaire de V et A et Pierre est aussi propriétaire de V et A. Maintenant étant donné que Jean est propriétaire de Jean et Pierre propriétaire de Pierre, cela signifierait donc que Jean est aussi propriétaire de Pierre. Chose assez curieuse, tout de même…

    En fait, plutôt que de s’embêter avec ces histoires tordues d’auto-propriété, les libertariens auraient pu tout simplement énoncer qu’ « aucun individu n’est propriétaire d’un autre », ou encore qu’ « un individu ne peut être une propriété », ce qui n’est pas équivalent à l’auto-propriété, mais bien entendu, cela posait problème pour justifier la caractère « naturel » du droit de propriété.

    Une fois qu’on a ébranlé (pour ne pas dire plus), le caractère « naturel » du droit de propriété, il ne reste plus comme possibilité que de le considérer pour ce qu’il est : un droit construit par les Hommes lorsqu’ils vivent en société pour des raisons quelconques : permettre et faciliter les échanges, réduire les conflits, vivre en paix,… , grâce à des règles, des lois qui permettent de le faire exister et respecter (priorité donné au premier arrivant, au premier exploitant, à la clôture, première déclaration à un office, punitions en cas de viol de la propriété,…). Dès lors, le droit de propriété peut exister sur à peu près tout et n’importe quoi notamment sur les données numériques qui est le sujet de l’article. Plutôt que d’invoquer une mauvaise compréhension du droit de propriété, les opposants devront alors expliquer pourquoi ce serait néfaste, pourquoi ce serait absurde, en employant d’ailleurs un argumentaire assez similaire à celui de l’auteur.

    Je reviens pour finir sur certains arguments de l’auteur. D’abord comparer les données numériques avec les informations qu’on peut obtenir en suivant quelqu’un dans la rue me paraît un peu excessif. Pour commencer il y a un effet d’échelle qui entre en jeu, en suivant quelqu’un dans la rue même pendant une semaine, le nombre d’informations recueillies n’aura aucune commune mesure avec celle recueillies de manière numérique, diminuant ainsi le risque d’intrusion dans le confidentiel et l’intime. Ensuite, ce qui est véritablement en jeu dans la protection des données numériques, c’est la nature des informations données. Il faudrait tout de même être de mauvaise foi pour mettre sur le même plan la taille d’un individu, ses restaurants préférés et ses préférences sexuelles, sa maladie. L’argument selon lequel il n’y a qu’à faire signer des contrats, attaquer en justice est d’un point de vue théorique bien belle, intenable pratiquement sauf à nous faire entre dans une société monstre de juridisme, judiciarisation qui ferait sans aucun doute les délices des avocats, mais peu du reste de la population (sans compter qu’il faut être bien naïf pour croire à l’égalité en acte devant la loi lorsqu’on voit les moyens financiers déployés par les grandes transnationales au niveau de leur services juridiques). La loi est là pour protéger les individus et pour cela elle doit coller au plus près de la réalité. Combien d’individus aujourd’hui savent qu’il existe d’autres moteurs de recherche que google ? Combien d’individus lisent les contrats de licence ? Combien d’individus savent ce que sont des cookies ? On peut regretter cette ignorance, on peut également la combattre, mais en attendant la loi me semble le moyen le plus adéquat. Après tout, qui est lésé ?

    Dernier point : vous êtes opposé à la propriété des données numériques, mais pourquoi croyez que les géants du web les stockent ? C’est bien pour les vendre. Or qui dit vente dit commerce, échange et donc droit de propriété ! Finalement en mettant en place la protection de données, on abolit d’une certaine manière la propriété des données numériques….

    • Je ne crois pas avoir employé une seule fois le terme de droit naturel. J’ai simplement mis en évidence le fait que les droits de propriété sur des informations ne sont pas le fruit de processus spontanés de marché contrairement à la propriété privée classique sur les choses rares.

      Ensuite, quant à votre dernier point. Ce n’est pas parce que quelque chose a de la valeur et est échangeable que cela suppose nécessairement un droit de propriété, c’est à dire un monopole sur l’exploitation de la chose. C’est justement le cas des informations, des renseignements, des idées et plus généralement des oeuvres de l’esprit.

      • En effet, vous ne parlez pas de droits naturels, c’est bien pour cela que je parle de « postulat implicite ». Si vous préférez, ce que je dis c’est que la propriété est toujours constructiviste, la propriété est instituée par des règles, des lois, des sanctions répressives envers ceux qui la viole, et nécessite donc l’intervention d’une autorité, d’une institution sociale (gouvernement, conseil tribal, assemblée populaire, etc) . J’ajoute que j’ai du mal à vous suivre. Comment la propriété privée pourrait être issue de processus de marché puisque pour qu’existe un marché dans lequel des échanges vont avoir lieu, la propriété doit préexister afin de permettre les échanges. Vous-même écrivez : « l’échange suppose préalablement l’instauration de droits de propriété », je suis d’accord avec vous, en modifiant légèrement l’énoncé. Je dirais plutôt : l’échange marchand suppose préalablement l’instauration de droits de propriété ».

        Je reviens sur mon dernier point sur les transnationales du Web qui exploite les données numériques personnelles. Si ces données étaient en abondance comme vous le dites, comment pourraient-elles avoir un prix ? Ce qui leur donne une valeur d’échange et un prix c’est d’une part qu’elles sont uniques au sens où elles sont caractéristiques d’un unique individu mais également et surtout parce qu’elles ne sont pas publiques au contraire des informations que vous pouvez glaner sur un individu en le suivant dans la rue.

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L'auteur : Yoann Nabat est enseignant-chercheur en droit privé et sciences criminelles à l'Université de Bordeaux

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