Pourquoi posséder les moyens de production n’est plus aussi important

Marx serait content : les prolétaires possèdent les moyens de production, mais ils n’ont besoin ni des capitalistes, ni de l’État.

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Pourquoi posséder les moyens de production n’est plus aussi important

Publié le 13 octobre 2015
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Par Philippe Silberzahn.

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J’écrivais la semaine dernière au sujet de l’économie du partage en essayant de montrer en quoi son avènement ne signifiait en rien la fin du capitalisme. L’argument que j’avançais était qu’à mon sens, la propriété des moyens de production n’est pas très importante dans le système capitaliste, alors qu’elle revêt une importance cruciale dans le marxisme par exemple. Cette confusion sur l’importance de la propriété du capital est une des erreurs que commet Thomas Piketty dans sa fameuse analyse des inégalités. Revenons sur cette question en développant un aspect important qui tient à l’évolution récente du système capitaliste, celui du développement du capital humain.

Historiquement, le capital était essentiellement physique : la terre, d’abord, puis les machines et les usines. Il était donc nécessairement concentré, chacun ne pouvait pas avoir de moulin à eau ou de machine à vapeur. La machine, rare, conférait un pouvoir énorme à ceux qui la possédaient. Mais deux développements ont progressivement et profondément atténué ce pouvoir : d’une part, le capital physique est devenu de plus en plus distribué, et d’autre part, le capital est devenu de plus en plus humain.

Démocratisation du capital

Que le capital physique soit de plus en plus distribué est une évidence, dont on ne prend toutefois pas toujours conscience. Avec notre smartphone, nous avons entre les mains la puissance de calcul dont disposait la NASA il y a vingt ans. D’une manière générale, comme l’avait observé Joseph Schumpeter, la formidable machine à innover du système capitaliste consiste inexorablement à démocratiser les produits, à les rendre accessibles au plus grand nombre. Ce n’est pas seulement vrai pour les produits consommés, mais aussi pour les produits « facteurs de production » : le smartphone est aussi un facteur de production, comme l’est l’imprimante 3D, qui met à la disposition du plus grand nombre la capacité de fabriquer des objets, Internet qui permet à tous de vendre ses produits, ou le crowdfunding la capacité de financer des projets. L’extrême richesse des modèles économiques développés permet en outre de ne plus se préoccuper du tout de savoir qui possède quoi. Je peux acheter une imprimante 3D, mais je peux également télécharger mon plan sur un site et faire imprimer mon objet puis me le faire livrer, et je peux également me rendre dans un fablab ouvert et l’imprimer sur place. On développe ainsi une économie du service généralisée reposant sur une structure de possession sophistiquée des actifs, mais relativement masquée, et au final peu importante pour l’utilisateur.

Capital humain

Le deuxième développement majeur est que le capital est essentiellement devenu humain – talents, formation, connaissance. C’est le résultat d’un effort sans précédent de formation des 200 dernières années. Là encore c’est un processus de démocratisation. Comme le capital, le savoir était le privilège de quelques-uns, et est désormais devenu possédé par tous. L’innovation de rupture à la base de cette révolution est bien sûr l’imprimerie, et Internet constitue en quelque sorte la seconde étape de cette révolution. Ne l’oublions pas, cette révolution n’est pas que technique, elle a un impact aussi important parce qu’elle est une révolution des coûts : le livre se diffuse parce qu’il est peu cher. Internet diffuse la connaissance encore plus rapidement et encore plus massivement parce qu’il est encore moins cher. Mais le développement du capital humain d’une telle ampleur a historiquement été possible parce que le système capitaliste nous a rendu plus riches. Par rapport à nos ancêtres vivant en 1800, nous sommes plus riches d’un facteur 20 à 100 en termes réels, ce que l’économiste Deirdre McCloskey appelle « The great enrichment », le grand enrichissement. Cette richesse permet aux enfants de faire des études au lieu d’aller soutenir leur famille en travaillant dès l’âge de cinq ans.

On voit donc les deux raisons fondamentales, mais qui se rejoignent dans leur principe, celui de la démocratisation, pour expliquer pourquoi la possession du capital physique, qui obsède tant Thomas Piketty, a perdu de son importance, et en perdra de plus en plus, dans la détermination de l’évolution économique : d’une part le capital physique est de plus en plus distribué et accessible (chacun son smartphone), et d’autre part, le capital comptant vraiment, le capital humain, est lui aussi de plus en plus développé et distribué ; chacun est son propre facteur de production conscientisé. Le pauvre Thomas a juste oublié la variable principale dans son calcul savant. Il n’a pas compris son époque.

Cela ne supprimera jamais la nécessité de la concentration du capital, comme je l’évoquais avec les milliers de serveurs possédés par Google pour offrir son service de recherche sur Internet, mais cela met à la disposition d’un nombre toujours plus grand les moyens de production et ouvre une perspective nouvelle sur l’économie du futur. D’une certaine façon, Marx serait content : les prolétaires possèdent désormais les moyens de production, mais à son grand désespoir certainement, il constaterait qu’ils n’ont désormais besoin pour cela, ni des capitalistes, ni de l’État.

  • La source pour cet article est l’entretien de Deirdre McCloskey pour le Institute of Economic Affairs, dont on peut voir la vidéo ici.

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  • Je laisse imaginer à l’auteur de cet article ce que serait sa vie si comme il l’imagine il était « armé » de son seul smartphone et que son environnement avait supprimé tous les moyens physiques de production.

    Il ne pourrait plus manger, se vêtir, se loger, se déplacer, entre autres. Cela sous tend, contrairement à ce qu’il prétend, que le capital physique a toujours sa place et nécessite du capital financier, ce dont beaucoup sont privés. La vie ce ne sont pas que les seules entreprises du CAC40 mais une multitude de petites entreprises pour lesquelles le capital est indispensable, ce qui n’est pas à la portée de tout un chacun. Vivre dans les sphères « intellectuelles » fait perdre tout sens commun.

    Loin de moi l’idée de penser, cependant, que les évolutions en cours, révolutionnaires, concernant les moyens technologiques et la capacité de l’homme à inventer sont quantité négligeable. Bien au contraire. Cependant, le monde tel qu’il nous le décrit est une pure fiction car il faudra toujours des « petites mains » (n’y voyez rien de péjoratif) pour accomplir les tâches considérées, à tort comme peu nobles, mais néanmoins nécessaires à notre condition d’homme.

    Je crois qu’en France nous sommes atteints du syndrome de l’intellectualisation de toutes choses et celui qui n’est pas dans « cette case » n’a pas droit de cité.

    Descendez dans la rue et parlez au peuple pour comprendre l’état d’esprit de ceux qui triment au quotidien…

    • le capital physique existe toujours, il est distribué.
      Il le sera de plus en plus.

      Fabriquer une auto sera peut être un jours à la porté d’un bon bricoleur.
      Un autre bricleur avec son imprimante 3D fera le Job de valeo, enfin celle de ses usines.

      c’est le début encore.

      enfin pour les grosses usines, enfin les moyenne (les grosses ne sont pas assez flexibles) entre crowdfunding et coopératives locales, organisée dans des réseaux de soustraitance, de co-traitance, avec justement les bricolo monteur de voiture du coin de la rue (comme les Taiwanais monteur de PC)…

      et puis sur qui possède les usines , quel importance ?

      si la conception des pièces d’une auto est faite par des milliers de petites boites de conception fabless, et le montage et le packaging par des oficines locales, qui se soucie de l’usine qui imprime les conceptions et les livres aux peugeot du coin de la rue ?

      on en est pas là, mais c’était ca l’économie avant la révolution industrielle, et c’est un peu ca dans l’électronique, l’informatique, et surtout le logiciel.

      • Je suis bien tranquille que ça ne se passera pas comme ça. D’accord, le capital est moins matériel qu’autrefois, mais il est intellectuel. Pas dématérialisé, intellectuel. Un idiot avec un ordinateur ou une imprimante 3-D est beaucoup plus productif que sans : il fait 1 million de fois plus de conneries à la minute. Et l’évolution du monde est telle que nous sommes tous des idiots dans bien plus de domaines pourtant nécessaires à la vie courante qu’autrefois.
        Faites un roulement à billes avec une imprimante 3-D, et vous verrez qu’on ne remplace pas par un téléchargement des siècles de sciences des matériaux, de mécanique, de cinématique, … Pour fabriquer quoi que ce soit, on a besoin aujourd’hui d’experts alors qu’autrefois les essais et les erreurs suffisaient. L’expert, ça n’est que marginalement celui qui met sa compétence par écrit et la rend disponible sur le net, c’est d’abord celui qui saura aller rechercher toutes ces informations, les compiler et les appliquer au problème en cours. C’est lui le capital de demain, il est rare, cher, et ce serait un gâchis terrible de ne pas l’utiliser pour produire en grande série dans son domaine de compétence.

        • « c’est d’abord celui qui saura aller rechercher toutes ces informations, les compiler et les appliquer au problème en cours. »

          Ca s’appelle un ingénieur il me semble. Et c’est effectivement sa fonction avant de mettre une cravate, faire du conseil ou de la politique (comme NKM qui a sauté la case « concepteur » car l’expertise politique de sa famille la dispensait surement d’acquérir de l’expérience avant de décider de ce qui est bon pour la France et la planète) …

    • @MG : vous semblez vous être arrétés à la conception objective de la valeur, et donc à la seule conception matérielle du capital, typique des idées marxistes et des économistes classiques des 18 et 19 ième siècles (Smith, Ricardo, physiocrates, etc …).

      Or, que voit-on aujourd’hui ?

      Que le prix du « matériel/physique » dans une voiture par exemple, ne dépasse guère 30 % de son prix total.

      Que dans un i phone, la part matérielle, très sophistiquée pourtant, ne représente pas plus que 1/7ième du prix.

      Tout le reste, c’est du capital immatériel, cad du capital humain.

      Certes, nous auront toujours besoin decapital physique, mais notre nivea ude vie n’augmentera significativement qu’avec la hausse de l’accumulatino du capital humain.

      Ce que ne comprendra jamais Piketty et consorts marxistes.

      Bien cordialement,

      • Stéphane : je ne conteste pas que l’immatériel prend de plus en plus de place et au fond c’est tant mieux pour l’Homme qui voit son intelligence exprimée très souvent pour le meilleur (mais malheureusement aussi souvent pour le pire, mais c’est inévitable…)

        Ceci étant ,ce que beaucoup ne veulent pas voir, vous n’en parlez pas, c’est la couverture des besoins physiques des individus. Vous aurez beau dire, même si l’intelligence humaine prend de plus en plus de place dans les process, ce n’est pas demain que vous fabriquerez du pain et des boudins avec un smartphone. Je sais, mon raisonnement peut vous paraître trivial mais jusqu’à plus ample informé, ce n’est pas encore pour demain, que ces besoins primaires seront couverts par autre chose que du capital physique.

        Il est certes, comme je l’ai dit dans mon premier message, pas aussi reluisant d’être affecté à des fonctions primaires pour répondre à des besoins primaires (physiologiques). Mais c’est cependant une nécessité et je rends hommage à ceux qui le font. En France on ne vénère que ce qui est intello ; ceux qui « n’en sont pas » font l’objet, trop souvent, du mépris des autres.

        Dommage que le respect ne soit pas mieux partagé…

        • @ MG :

          le smartphone ou la voiture dont ljai pris l’exemple ne sont pas fabriqués avec un smartphone, il y aura toujours utilisation de capital physique.

          Je dis juste que dans nos sociétés modernes, la plus grande partie de la hausse de la productivité est maintenant liée à l’accumulation de capital immatériel.

          Je ne critique absolument pas les métiers manuels, bien au contraire.

          Pour avoir travaillé avec un fabricant mondialement connu de machines à pain, un boulanger de maintenant est capable de produire 10 000 fois plus (minimum) qu’il y a 100 ans.

          Le capital physique en lui-même se résume à un peu de métal, de caoutchouc et de l’électricité, pas plus qu’il y a 100 ans, pour 10 000 fois plus de production.

          Ce qui a augmenté la productivité à ce point, c’est le capital immatériel, l’intelligence.

          C’est grâce à l’accumulation de capital immatériel dans d’autres secteurs d’activité que le niveau de vie de des fonctions à faible productivité augmentent.

          Un coiffeur en France est payé 10 fois plus qu’un coiffeur en Chine, alors qu’ils font exactement le même métier, par ex.

        • En France c’ est Louis XIV qui a bati le chateau de Versailles , Effel la tour ! la semaine dernière il y avait un reportage fort intéressant avec de superbes photos sur le chateau de Cas sur figaro .fr j’ ai de la peine à gober ce que sous entend le reporter que ce sont les propriétaires qui ont remis à neuf leur ruine tout en menant leur carrière pro , je l’ écris en connaissance ayant démoli et rebati à 99% de ma ruine de maison …..

    • « Cependant, le monde tel qu’il nous le décrit est une pure fiction car il faudra toujours des « petites mains » » vous ne prenez pas en compte la robotisation. Les métiers les plus dangereux et les plus ingrats font être remplacé peu à peu par les robots

  • La thèse est difficilement compréhensible.

    L’auteur affirme dans un premier temps que le « le capital physique est devenu de plus en plus distribué, et d’autre part, le capital est devenu de plus en plus humain ». Fort bien. Mais il conclut ensuite que les prolétaires « n’ont désormais besoin pour cela, ni des capitalistes, ni de l’État. » Ouate ?

    Selon cette logique étrange, les individus (et non les prolétaires, terminologie vide de sens), devenus tous des capitalistes (ce qui est effectivement l’évolution logique du capitalisme), n’auraient donc plus besoin d’eux-mêmes ?

    « une structure de possession sophistiquée des actifs, mais relativement masquée, et au final peu importante pour l’utilisateur » : mais c’est précisément l’inverse ! La possession des actifs devient essentielle alors que ces actifs sont de plus en plus intellectuels, intangibles, fondés sur la connaissance, en un mot humain. Car il ne faut pas se bercer d’illusion, c’est bien cette possession qui déterminera au final la répartition des richesses produites. Quand Google ou Apple retiennent XX% de tout ce qui est vendu dans leurs écosystèmes c’est plus que les marges des entrepreneurs les utilisant qui sont aspirées, définitivement évanouies pour ces derniers. Cette situation ne pourra évidemment pas durer très longtemps.

    Un mot sur l’Etat. Bien sûr que les nouveaux capitalistes (nous tous) auront besoin de l’Etat. Mais pas de cet Etat obèse qui entend tout collectiviser au profit d’une caste de parasites improductifs. Au contraire, les nouveaux capitalistes aurons besoin plus que jamais de l’Etat régalien minimal dont l’unique objet est la défense de la liberté et de la propriété privée. Or, que voit-on avec les Obèses ? Loin d’agir en défense de la propriété privée, ils cherchent simplement à se substituer à Google et Apple en les taxant à mort pour récupérer le grisbi au profit de leurs affidés.

    Les évolutions technologiques, aussi profondes soient-elles, ne changent rien aux lois économiques intangibles. Et lorsque les individus deviennent aux-mêmes des capitalistes par l’évolution naturelle du capitalisme, il convient qu’ils en prennent pleinement conscience afin de prendre les décisions les plus pertinentes à leur profit, donc au bénéfice de tous.

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