Louis Motte-Bossut a filé le bon coton

Portrait d’entrepreneur : Motte-Bossut a réussi en rompant avec la tradition familiale et en choisissant de filer le coton, et non la laine.

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La filature Motte-Bossut appelée "l'usine monstre", carte postale.

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Louis Motte-Bossut a filé le bon coton

Publié le 27 septembre 2015
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Par Gérard-Michel Thermeau

La filature Motte-Bossut appelée "l'usine monstre", carte postale.
La filature Motte-Bossut appelée « l’usine monstre », carte postale.

Les lettres qu’il a écrites tout au long de sa vie ont été publiées par son petit-fils sous le titre Une époque. Louis Motte-Bossut (Roubaix, 25 avril 1817 – Lannoy, 29 décembre 1883) est ainsi devenu, malgré lui, l’incarnation des valeurs de cette bourgeoisie roubaisienne qui séduisait David Landes, d’ordinaire si critique à l’égard des patrons français. Pour l’historien américain, le culte de la famille, l’adhésion au catholicisme et le complexe d’infériorité vis-à-vis de Lille ont nourri le dynamisme de ce patronat qui a fait de Roubaix une métropole du textile1.

Le Manchester français

Roubaix, qui devait être surnommée la « ville aux mille cheminées », ou le « Manchester français » était un petit bourg insignifiant de 8 000 habitants au début du XIXe siècle. Mais l’exploitation du bassin houiller du Pas-de-Calais et la proximité de la Belgique avec sa main d’œuvre pléthorique vont contribuer à changer la donne et faire de la ville la « capitale de la laine ». L’utilisation de machines actionnées par la vapeur dans la filature va concentrer l’activité dans la ville. Alphonse Monnier, dans un poème de 1854, célèbre une ville champignon vue comme la « mère des Travailleurs » et qui dépasse à cette date les 30 000 habitants.

Cette croissance démographique au XIXe siècle n’a guère comme équivalent en France que Saint-Étienne. Onésime Reclus évoque, avec un mélange de dégoût et de mépris : « un amas d’usines, près de Lille, dans la plaine flamande »2. Motte-Bossu écrit le 3 novembre 1858 à ses fils : « Il n’y a plus une demeure disponible, les maisons sont habitées avant que le pavé ne soit achevé, avant que l’escalier ne soit posé… Nous allons être obligés de construire des maisons si nous voulons continuer à filer. » Néanmoins, Louis Motte, pas plus que les autres industriels roubaisiens, ne devait construire de logements pour ses ouvriers. À Roubaix, l’habitat ouvrier devait prendre la forme très originale des courées, petites maisons installées au cœur des ilots urbains, dans les cours. Les industriels de la ville préféraient marquer leur sollicitude en mettant l’accent sur la garantie de l’emploi pour leur personnel. La question du logement est longtemps apparu très subalterne.

L’ascension de Louis Motte-Bossut s’inscrit dans la croissance vertigineuse de Roubaix qui devient une des plus grandes villes industrielles d’Europe : pendant le cours de son existence, sa ville natale passe de 8 000 à près de 90 000 habitants, du 250e au 12e rang au niveau national. Dans cette cité laborieuse 80% des actifs travaillent dans l’industrie et 60% dans le textile. Pour la moitié d’entre eux, ces Roubaisiens étaient des étrangers : de nombreux Belges franchissaient la frontière proche, formant une main d’œuvre docile appréciée des patrons du textile.

Né dans une famille de marchands-fabricants de laine, Motte-Bossut va en quelque sorte rompre avec la tradition familiale : par le choix de l’usine, en rupture avec la production dispersée dans les ateliers familiaux, et par le choix de filer le coton, et non la laine.

Le choix du coton

L’éducation de Louis a été celle de nombreux fils de cette bourgeoisie du Nord : mis en pension chez les frères du collège Saint-Bertin de Saint-Omer, l’éducation religieuse étant de rigueur dans ce milieu très catholique. Ses études terminées, Louis Motte se pose la question de son activité professionnelle. Il va faire un choix à contre-courant de son milieu familial et de la conjoncture.  Il décide de se tourner vers le coton à un moment, vers 1840, où passé de mode, il est en berne. À Roubaix, la ville de la laine, il veut être un roi du coton. Il a une idée en tête qui peut paraître déraisonnable, monter une filature utilisant les métiers automatiques, ou « self acting » comme on dit en France à l’époque. Mais comment s’en procurer alors même que les Anglais, qui sont les seuls à en posséder, en interdisent l’exportation ?

Roubaix carte postale

Louis, qui a le goût de la mécanique, se propose de les réaliser lui-même. Épaulé par sa mère, femme de tête, il réussit à convaincre son père, Motte-Brédart, filateur de laine retiré des affaires, de lui laisser une petite filature qui ne fonctionne plus et de le commanditer. La mère et le fils s’efforcent d’adapter les métiers existants pour pouvoir filer le coton. En 1841, il épouse Adèle Bossut, la fille du maire de Roubaix : il accole son nom au sien tout en utilisant l’essentiel des deux dots dans l’entreprise.

Le hasard (ou la nécessité ?) va finalement le servir : voilà qu’en 1842, la prohibition sur les matériels britanniques est levée. Il part aussitôt pour l’Angleterre. Il écrit de Manchester à un correspondant : « Je suis ici au centre de l’industrie la plus avancée d’Europe et même de l’univers. Vous dire les projets qui travaillent ma jeune imagination serait trop long ; je vous les dirai à mon retour. » Il achète sur place 18 000 broches, bien décidé à faire l’application des renvideurs mécaniques pour la filature sur une grande échelle.

La filature monstre

Il s’est associé avec son oncle et un beau-frère qui lui ont permis de réunir les capitaux nécessaires à l’aventure. Il faut en effet bâtir une usine à la mesure de l’entreprise. Le bâtiment de 5 étages, équipé des « self acting mules », emploie 350 ouvriers et est aussitôt baptisé la « filature monstre » par les Roubaisiens. Jusqu’alors, les entreprises roubaisiennes étaient installées dans des édifices modestes construits en fond de parcelle : l’utilisation des machines anglaises entraine la création d’une nouvelle génération de bâtiments industriels.

Mais un terrible incendie en 1845 paraît tout compromettre. Qu’à cela ne tienne, Louis Motte « sut retirer des débris une nouvelle filature » : l’usine va en quelques années occuper plus de 500 ouvriers.

L’influence de sa mère, Pauline Brédart, devait perdurer : ne lui rendait-il pas visite chaque matin, de concert avec son frère Alfred, chacun arrivant de son usine et faisant le « rapport matinal » à celle qui était toujours de bon conseil ?

La force des Motte réside dans la famille. Aimé Seillière, le filateur vosgien, reçu chez Motte-Bossut, lui écrit : « J’ai vu dans cet esprit d’entente cordiale qui ne cesse de vous unir, une des principales raisons de votre force et de votre esprit hardi d’entreprise. » Très lié à son frère Alfred, qu’il devait soutenir dans une carrière industrielle d’abord difficile, Louis devait ensuite s’appuyer sur ses nombreux fils. La bonne entente et la confiance entre les membres de la famille permettent ainsi le bon fonctionnement d’entreprises diverses parfois éloignées.

Comme tous les filateurs de coton, il doit s’adapter à la concurrence engendrée par le traité signé en 1860 avec l’Angleterre, et, malgré ses récriminations, il a plutôt bien réussi. En 1863, il reçoit la légion d’honneur alors que s’achève sa troisième usine. Il contrôle désormais 40 % de la capacité de filature de coton de la ville. Un nouvel incendie, provoqué par l’imprudence d’un fileur, détruit une nouvelle fois la « filature monstre » en 1866, faisant un mort et plusieurs blessés : 1000 ouvriers se retrouvent momentanément au chômage. Cette fois, ses associés l’abandonnent. Louis, resté seul, ne se décourage pas : il décide d’agrandir, de l’autre côté du canal, l’établissement annexe mais en utilisant, pour la construction, le procédé « fire proof » pour réduire le risque d’incendie.

Cette usine en briques rouges de style néo-gothique aux allures de « château industriel » avec ses tours, ses meurtrières et sa cheminée crénelée, devait marquer les esprits : certains y ont vu une « forteresse des dieux du capitalisme industriel » (sic) 3. Paradoxalement, ce bâtiment, construit selon des normes d’avant-garde, se paraît des oripeaux de l’époque médiévale. Et la « belle cheminée » valait quartier de noblesse, rivalisant en hauteur avec beffroi et clocher, le pouvoir politique et le pouvoir religieux.

Travaille, travaille toujours

Dans ces entreprises du XIXe siècle qui sont avant tout des affaires de famille, la question de la succession est toujours lancinante. En octobre 1855, il avait écrit à son fils Léon : « Tu t’intéresses aux affaires, tu me demandes si tout marche à mon gré. J’aurais tort de me plaindre du moment actuel ; mais il est impossible, sache-le pour l’avenir, que tout marche comme on le rêve. L’industrie est une vie de combat continuel. Votre voisin fait mieux que vous ; ce mieux, c’est le fruit du travail, souvent du travail opiniâtre ; c’est une composition de tous les jours où l’on veut, à force d’imagination, à force d’espoirs, dépasser son voisin ; ainsi, travaille, travaille, travaille toujours » 4. En 1857, il encourageait un des ses fils à bien étudier l’anglais, appelé à être la langue des affaires : « pense en anglais, réfléchis en anglais. » Chez les Motte, comme dans le reste des grandes familles du Nord, la fécondité est élevée, il faut songer à caser les nombreux enfants.

En 1868, avec le mariage de son aîné, Léon, la raison devient « Motte-Bossut & fils ». Mais il veut que chacun de ses fils réussisse par lui-même. Il leur rappelle qu’ils vivent « dans un siècle où les hommes n’ont de valeur que par eux-mêmes, et que le commis intelligent et courageux prend tous les jours la place de son maître quand, ce dernier, par son peu d’énergie et sa légèreté, est obligé de descendre du rang qui lui semblait assurer pour jamais »5.

Il crée en 1869 un tissage à Leers, à quelques kilomètres de Roubaix, près de la frontière belge, où il sait pouvoir compter sur une main d’œuvre de tisserands qualifiés, qu’il confie à ses deux aînés, Léon et Louis.

En avril 1872, Léon est tout fier de la visite de son père à l’usine de Leers : « Tout a marché devant lui ; la machine à vapeur continue à nous donner pleine satisfaction : elle ne fait aucun bruit et tourne bien rond. » Edmond, par son mariage, était entré dans la brasserie d’Armentières de sa belle famille en 1870. Georges, le plus doué peut-être, va hériter de la filature paternelle. Pour le petit dernier, Edouard, qui a 20 ans en 1878, Motte-Bossut va créer, à plus de 60 ans, une dernière entreprise, une filature de laine peignée. Tous vont néanmoins adopter la même raison sociale : Motte-Bossut fils.

Louis, avec le sentiment du devoir accompli, peut dès lors se retirer. Dans la dernière partie de sa vie, Motte-Bossut s’est investi dans la vie politique locale. Adjoint au maire conservateur en 1872, il travaille à la question de l’alimentation en eau de la ville et de ses industries ; il fait imposer une largeur minimale de 12 m pour les nouvelles rues de Roubaix.

L’entreprise devait rester aux mains de la famille jusqu’à sa disparition en 1982. Aujourd’hui, la grandiose filature monstre, classée « monument historique » en 1978, abrite les Archives nationales du monde du travail. C’est ainsi, paradoxalement, qu’une usine de coton est devenue le symbole du passé industriel de la ville lainière.

Sources :

  • Jean Lambert-Dansette, Histoire de l’entreprise et des chefs d’entreprise en France, Le temps des pionniers (1830-1880), t. III Des jalons d’existence, L’Harmattan 2003, 551 p.
  • Roubaix-Tourcoing et les villes lainières d’Europe, Centre des archives du monde du travail, PU Septentrion 2005, 95 p.

La semaine prochaine : Alfred Motte

  1. Jean-Claude Dumas, Les territoire de la laine : histoire de l’industrie lainière en France au XIXe s., 2004, p. 238-239
  2. Onésime Reclus, La terre à vol d’oiseau, 1886, p. 180
  3. Jacqueline Grislain et Martine Le Blan « L’art de bâtir chez les Roubaisiens, la filature Motte-Bossut 1853-1985 » in La Revue du Nord n°265, t. 67, avril-juin 1985, p. 515
  4. Louis Trénard, « Un industriel roubaisien au XIXe siècle par sa correspondance » in Revue du Nord, janvier-mars 1968
  5. Louis Trénard, « Un industriel roubaisien au XIXe siècle par sa correspondance », op. cit.
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  • Article instructif sur un sujet méconnu. Autant les commentateurs de tous poils font référence au capitalisme du XIX ème siècle à grands coups d’affirmations politiques, autant ils en ignorent l’histoire. J’ai moi-même découvert ce siècle ,contre lequel j’avais des préjugés culturels, siècle des lumières, le vrai, quand j’ai élaboré l’album de l' »Histoire de Bretagne 1815-1914″.

  • Effectivement, c’est un article très intéressant. Mais Motte-Bossut n’était pas un cas isolé, et à cet égard, l’ouvrage « Les Maîtres du Nord » de Pierre Pouchain, est également fort instructif.

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