Ma France, de Peter Sloterdijk

Pour le philosophe Peter Sloterdijk, la France est « Une implosion spirituelle permanente ».

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Ma France, de Peter Sloterdijk

Publié le 5 août 2015
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Par Thierry Guinhut.

Peter Sloterdijk Ma France« Une implosion spirituelle permanente », voilà comment le philosophe allemand Peter Sloterdijk qualifie la France. Une telle perspicacité sans compromis ne plaira pas forcément au lecteur français qui eût cru se reconnaître le plus beau en ce miroir. Pourtant on ne peut manquer d’être charmé par le versant affectif du pronom personnel du titre : Ma France. Ainsi l’histoire culturelle, la vie politique, les paysages de l’hexagone sont réunis en cette déclaration d’amour pour le pays de Voltaire et de Tocqueville, de Jules Verne et de Cioran.

Au plaisir de feuilleter ce recueil autant fait pour le lecteur allemand que français se mêle un plus que rien de déception. Une grosse poignée de ces textes en effet n’est pas inédite. S’il s’agit d’une anthologie bienvenue, elle rassemble des essais déjà parus dans Tempéraments philosophiques1 (sur Descartes, Pascal, Sartre et Foucault), son Derrida un Égyptien2, divers fragments pris parmi Les Lignes et les jours3, voire à Colère et temps4, Le Palais de cristal5, Tu dois changer ta vie6, ou à la trilogie Sphères7… Seuls cinq textes sur vingt-quatre sont inédits et se consacrent à Jean-Jacques Rousseau, Paul Valéry et René Girard, en comptant la préface et l’entretien final.

Reste que pour l’impétrant lecteur peu familier de la pensée de Sloterdijk, nous ne saurons qu’ardemment lui conseiller cet opus, initiation par la petite porte à son univers et à ses regards pour le moins informés et décapants. À cet égard la préface, écrite en un parfait français par notre germanique philosophe, n’est en rien tendre pour la France. Cette dernière n’a pas su, comme l’Allemagne, se fonder « sur un principe d’autorégulation du marché agencée par une liberté d’entreprise clairement affranchie des lourdeurs administratives et autocratiques de l’économie nationalisée ». Pour le dire en clair, le libéralisme économique est tragiquement aux abonnés absents. De plus, elle a perdu le contact avec les « maîtres d’antan » de la philosophie, y compris jusqu’à Barthes et Derrida. Il faut alors lire ce livre comme une élégie à un monde disparu.

Un partiel manuel de philosophie française s’ouvre alors. De la « noblesse cartésienne de la compétence », qui est « victoire des ingénieurs sur les théologiens », en passant par Rousseau, ce jalon de la « subjectivité moderne » de par sa propension à la rêverie, et jusqu’à l’assemblée des foules revanchardes de la Révolution, l’histoire de l’intellect et celle de la sensibilité confinent dans une histoire politique coléreuse et sans cesse insatisfaite. Ce pourquoi Le Comte de Monte Cristo, considéré comme une « Iliade moderne », fut un si populaire roman-feuilleton de la vengeance contre les usurpateurs de l’amour, du pouvoir et de la richesse, en une sorte d’équivalent de la colère du peuple théorisée par Marx.

Or le virus marxiste, fil rouge du livre, a plus intensément contaminé la France que son voisin d’outre-Rhin, malgré la nationalité de son idéologue. Ce pourquoi la partie sur le Français Althusser parle moins de ce malheureux philosophe communiste assassin de son épouse que de l’auteur du Manifeste communiste, en une verrue sur la face d’un livre philosophique, qui, dirait-on, ne peut faire montre de son sérieux sans avoir glosé sur une des plus grandes plumes du totalitarisme qui ait marqué le monde et l’histoire de sa griffe cruelle. D’autant qu’il faudrait infléchir le point de vue conclusif de Sloterdijk affirmant que, en tant que « savoir du pouvoir », le communisme n’a que ce point commun, « sur le plan philosophique, avec le fascisme ». En-deçà de son fantasme de la disparition de l’État, dernier stade du communisme, ce dernier est bien, de par son contrôle de l’économie et des masses, de par son éradication de l’individualisme et des libertés issues des Lumières, un frère jumeau du fascisme ; ce que n’a pas manqué de pointer Hayek8.

On n’est pas certain que ce que Sloterdijk -ainsi que la tradition française du même pas- retient de la culture hexagonale lui fasse toujours honneur : Sartre, « génie de la biographie analytique », certes, mais ici trop brièvement traité pour que son engagement communiste délétère soit châtié par une juste raison morale. Cioran qui « est, après Kierkegaard, l’unique penseur de haut niveau à avoir rendu irrévocable la compréhension du fait que nul ne peut désespérer selon des méthodes sûres », ne peut nous être de guère d’utilité, hors une esthétique du pessimisme. En revanche sur l’auteur de La Violence et le sacré9, Sloterdijk ne manque pas de voir qu’il recycle le mythe du péché originel : « Girard serait-il en vérité un gnostique portant l’habit du théoricien de la civilisation ? » Cependant la conclusion de sa réflexion sur René Girard témoin d’une « réintroduction de la violence de la jalousie dans la civilisation », vaut son pesant d’or : « comment la modernité veut-elle reprendre le contrôle de son expérimentation sur la mondialisation de la jalousie ? » Ce qui est un écho bien senti des thèses de Colère et temps, dans lequel les « banques de la colère10 » montent à l’assaut du capitalisme…

Dans sa « Théorie des après-guerres », Sloterdijk montre combien le couple franco-allemand, et plus largement les Européens, ont heureusement « remplacé la préparation de la guerre par le souci de la conjoncture. Ils ont abjuré les dieux militaires et se sont convertis de l’héroïsme au consumérisme » ; mais aussi en remplaçant « des événements réels par les événements du souvenir, phénomène qui a débouché sur une industrie florissante du jubilé -une grande cuisine où seul compte le réchauffé ». Au soulagement apporté par une éthique de paix et d’économie démocratisée, se mêle la satire du pouvoir qui ne vend que l’illusion rassise de sa grandeur.

Avec force pertinence, il esquisse également un réquisitoire de la société intellectuelle française : « Cette église combattante de la résistance après coup sut se généraliser en critique de la société bourgeoise et de l’ère du capitalisme tardif en mélangeant le marxisme, la sémiologie et la psychanalyse pour en faire un amalgame suggestif ». Ainsi Lacan « se trompe » avec son « dogmatisme de la psychose originelle », comme, dirons-nous, le marxisme en arguant du capitalisme comme péché originel…

Cependant son éloge de Foucault, trop bref, souffre du même défaut qu’une bonne part des textes extraits des Tempéraments philosophiques, à la pertinence souvent émoussée. Quand la reprise de « Derrida, un Égyptien », bel exercice de style sloterdijkien, explorant les facettes et les reflets de la « pyramide » derridienne, peine à offrir un miroir suffisant à la pensée du maître. Qui le pourrait d’ailleurs ? Il faut à cet égard pointer le format lilliputien du texte consacré à Tocqueville, cet essentiel penseur de la démocratie libérale et contempteur de la tyrannie de la majorité…

On ne refusera pas son plaisir à lire cette mosaïque d’essais divers, quoiqu’inégaux, consacrés à la France. L’entretien final, aborde la passion du philosophe pour le vélo et son ascension du Ventoux avec un maillot jaune, dont, avec son talent de créateur de métaphores stimulantes, il s’amuse (« on a le sentiment de traverser le paysage comme un signal d’alarme vivant »), confirme la relative modestie de l’anthologie d’occasion. Reste qu’admiratif d’une France qui va de Pascal à Derrida, il ne mâche pas son réquisitoire envers notre surdité politique.

Parmi « la vague montante du néolibéralisme, la France veut être l’exception et ne peut pas l’être, parce que le temps force ses enfants à suivre la règle », accuse notre réaliste essayiste. Ainsi le socialisme français, auquel on peut légitimement agglomérer le colbertisme de droite, est « de l’étoffe dont on fait les fables ». A-t-on besoin alors d’un philosophe allemand, si talentueux soit-il, pour voir ce qu’ici l’on ne veut voir, pour nous déciller devant l’évidence ? Quoique dans un recueil un peu boiteux et peut-être d’opportunité éditoriale qui n’ajoutera rien à sa gloire, Peter Sloterdijk se penche avec sollicitude et pertinence affutée au chevet d’une France moribonde, coupable de méconnaître le libéralisme économique et de n’avoir plus qu’une culture philosophique appartenant déjà au passé.

Mieux vaut alors retrouver le plus intense, le plus fin, le plus novateur Peter Sloterdijk en ouvrant de nouveau ses essais magistraux. Si l’on peut à juste titre se sentir intimidé par la monumentalité des volumes de la trilogie « Sphères », le plus modeste format de « Colère et temps » vaudra largement pour une initiation tonitruante. Ainsi l’on saura combien la colère, au-delà d’être traditionnellement un des sept péchés capitaux, est un moteur psychopolitique considérable. Une colère polie ne messiérait pas devant la France, dont l’un des principaux défauts est bien son atonie politique et économique gangrénée de socialisme. Probablement lui manque-t-il également de ne pas avoir de philosophe vivant de la stature de notre cher Peter Sloterdijk…

Peter Sloterdijk, Ma France, Libella Maren Sell, 256 pages.

Sur le web

  1. Peter Sloterdijk : Tempéraments philosophiques, Libella Maren Sell, 2011.
  2. Peter Sloterdijk, Derrida un Égyptien, Maren Sell, 2010.
  3. Voir : Peter Sloterdijk, le temps du philosophe : Les lignes et les jours, notes 2008-2011.
  4. Peter Sloterdijk : Colère et temps, Hachette Littératures, 2009.
  5. Peter Sloterdijk : Le Palais de cristal, Libella Maren Sell, 2006.
  6. Peter Sloterdijk : Tu dois changer ta vie, Libella Maren Sell, 2011.
  7. Voir : Peter Sloterdijk, esthétique ou éthique politique de la philosophie.
  8. Dans Friedrich Hayek, La Route de la servitude, PUF, 2013.
  9. René Girard, La Violence et le sacré, Hachette Pluriel, 2011.
  10. Peter Sloterdijk, Colère et temps, ibidem, p 87.
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  • « un frère jumeau du fascisme »

    Il devient agaçant de lire toujours cette même sottise.

    Leur point commun c’est d’être un collectivisme (totalitaire). Les différences doctrinales sont elles assez importantes pour les différencier l’un à droite, l’autre à gauche. Ce que font presque tous les historiens sérieux soit dit en passant.

    Eh puis à force de ramener tous les mauvais régimes politiques au fascisme, on en oubli d’utiliser le lexique qui convient pour désigner tous les régimes assassins de gauche tel que – à la même époque – le bolchévisme. De sorte qu’on peut continuer à expliquer que tel régime de gauche a simplement trahi les idées et sombré dans le « fascisme », le nationalisme ou la « réaction ». Ce qui est faux.

    • Intéressant.
      Pourriez vous détailler en quoi le fascisme serait « de droite » et « différent du communisme ». En quoi son appartenance à l’internationale socialiste (comme le nazisme) n’est pas une marque de gauchisme (socialiste qui plus est, ce qui le rends donc très très proche du communisme dans ma compréhension) ?

      Je n’ai toujours pas rencontré de « catégorisation » qui me convienne pour ces régimes/idéologies verrues… Mais j’avoue que le socialisme me semble y être toujours présent et que je pensais (peut-être à tort?) que si toute gauche n’est pas socialiste, tout socialisme est de gauche…

  • Ce livre est effectivement intéressant, et attachant. On sent l’auteur (mais il le dit lui-même) à la fois séduit par la France, et désespéré par ses penchants… Le plus drôle est la rencontre de l’auteur avec le leader d’extrême gauche Mélenchon.

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