Un lieu sans raison, d’Anne-Claire Decorvet

Une histoire romancée, et mouvementée, de Marguerite Sirvins.

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Un lieu sans raison, d’Anne-Claire Decorvet

Publié le 9 juillet 2015
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Par Francis Richard.

un lieu sans raison anne-claire decorvetQuelle est la frontière, souvent bien ténue, entre la folie et la normalité ? Quand la folie est reconnue sans conteste comme telle, comment la soigne-t-on dans la première moitié du XXe ? Comment la distingue-t-on du génie quand celui ou celle dont elle s’est emparée se révèle être un ou une artiste de talent ?

 À travers l’histoire romancée de Marguerite Sirvins (1890-1957), Anne-Claire Decorvet tente de répondre à ces questions en situant cette histoire, pour sa plus grande part, dans Un lieu sans raison, l’Asile de Saint-Alban-sur-Limagnole, c’est-à-dire dans le château des Morangiès, en Lozère, où cette femme passa les vingt-cinq dernières années de sa vie.

Marguerite est la fille d’Alicia, elle-même fille de bourgeois, et de Léon, ingénieur, fils de meunier. Elle a un frère aîné, Charles, et deux sœurs cadettes, Lucile et Diane. Marguerite est ambitieuse. Elle a échoué au brevet. Elle ne le repassera pas. Elle montera à Paris pour apprendre auprès des meilleurs le métier de modiste.

Dans ce métier, Marguerite excelle. Elle est promue vendeuse à La Belle Jardinière. Sa sœur Lucile la rejoint et exerce le métier de comptable. La guerre éclate. Pendant les hostilités, Marguerite a l’estomac noué. Sa sœur Lucile part à Mende. Cette fois, après la victoire, c’est elle que Marguerite rejoint et elle prépare là-bas un examen de comptable.

Quand on a vécu à Paris, le monde y est plus vaste, et les deux sœurs finissent par remonter à Paris. Marguerite se dit toutefois : « Quand la vie vous blesse, il restera toujours un asile en Lozère. » Elle ne sait pas à ce moment-là combien cette parole est prémonitoire, littéralement… En attendant, elle s’émancipe et décidément « préfère les chiffres au cul serré des clientes de la Belle Jardinière »

Alicia, sa mère, veut marier Marguerite, jeune femme de bonne famille, à un jeune homme, bien sous tous rapports. Prisonnier de guerre, Jules, ce cousin du notaire, en est sorti indemne, « une exception rare ! ». Mais Marguerite ne veut pas d' »un inconnu qui [l]’asservirait, prendrait la relève de [ses] parents, pour [lui] dicter comment s’habiller, comment penser, passer la pompe à poussière. » Aussi le promis échoit-il à Lucile.

Las, après le mariage de Lucile et de Jules, une nouvelle tombe, qui va atteindre Marguerite profondément. Son frère, Charles, banni par ses parents pour avoir épousé Marie, enceinte de lui, qui a échappé aux combats de la Grande Guerre, meurt du typhus en Turquie, où les tirailleurs algériens, dont il fait partie, sont venus au secours des Arméniens sur mandat de la Société des Nations :

« Je pleure autant sur mon frère que sur mes larmes trop tardives, ma honte et ma colère emmêlées. J’avais raison d’avoir peur, car cette mort marque un point de non-retour. Mon frère va me manquer bien au-delà de ce que j’avais imaginé. Sous le coup je me plie en deux. Qui a dit que le chagrin peut rendre fou ? »

À Paris, Marguerite est comptable chez Monsieur Lheureux, dont l’adjoint se prénomme Henri. Henri est un homme marié, mais sa femme, dit-on, est un vrai boulet. Avec Henri, Marguerite se sent bien. Sujette à de terribles migraines, elle fait de grandes marches avec lui. Un soir, Henri lui annonce qu’il va divorcer : « C’est que je voudrais t’épouser, continue Henri. Je sais que je ne t’aurai jamais autrement. »

Alors Marguerite cède à Henri, à l’Hôtel des Arts : « Le soir je repense à Henri, couchée dans mon lit solitaire. J’ai découvert le plaisir et, du coup, le manque : abyssal, à tomber par terre. Je repense à sa peau, sa salive et ce va-et-vient très lent qui me fait sourire avant de me faire pleurer, le nez dans l’oreiller. Sans doute Henri va divorcer, mais jamais je n’aurai la liberté de l’épouser. »

Elle ne croit pas si bien dire. Car, empressé dans les débuts, avec le temps, son amant l’est moins : « Henri m’aime à présent d’un amour tendre et serein, dont je ne veux pas, moi qui ignore la paix. » Et, un jour, où il l’attend dans la chambre d’hôtel, « affalé sur un canapé, pantoufles aux pieds, comme un mari fourbu qu’il n’est pas », elle explose et saccage tout dans la chambre. Elle peut lire sa condamnation dans le regard d’Henri qui quitte les lieux, « sans un mot, sans un cri ».

La souffrance de la rupture rend Marguerite suicidaire, mais sa première tentative au Véronal échoue. Pendant deux ans, elle change d’air à plusieurs reprises. Mais des voix la hantent, qui la traitent de salope, sans morale et sans vertu, pour s’être attaquée à un homme marié… Elle fait une deuxième tentative : « Mieux vaut se tuer deux fois : boire le poison puis sauter dans la mer et couler sans bruit ». Mais elle s’endort en chemin vers la mer…

Elle repart à Mende, y ouvre boutique. Au bout de dix-huit mois, elle renonce. Elle retourne à Paris. Elle chasse sa sœur Diane de l’appartement qu’elles occupent ensemble. Sa mère prétend ne pas aller bien, elle se rend en Lozère. C’est un piège. Ses parents l’emmènent voir un spécialiste, qui déclare qu’elle souffre d' »aliénation mentale et dépression mélancolique« .

À la suite de cette consultation avec cet aliéniste, Marguerite est internée contre son gré, avec l’aval de ses parents, d’abord à Font-d’Aurelle, puis, à partir du moment où son père ne peut plus payer, elle est transférée à Saint-Alban, l’asile où sont placés les pauvres du département.

Anne-Claire Decorvet raconte dans quelles terribles conditions vivent les patients de l’établissement, sans chauffage, sans toilettes, sans nourriture suffisante. Conditions qui empireront pendant la Deuxième Guerre mondiale, au point que d’aucuns y mourront de faim… comme dans bien d’autres établissements psychiatriques du pays.

Est-il étonnant dès lors que la maladie de Marguerite ne s’améliore pas pendant les longues premières années de son internement, que l’auteur décrit tantôt à la première personne, avec les yeux de Marguerite, tantôt à la troisième quand elle veut prendre de la distance ? Un changement s’opérera toutefois, insensiblement, dans les dernières années.

À Paul Éluard, qui s’y était réfugié en 1943, on doit l’expression de lieu sans raison pour qualifier le cimetière des fous de Saint-Alban. Peu à peu, il conviendra de parler à propos de cet asile-même de « cimetière d’une vision morte de la psychiatrie« . Et l’art, dans les expressions primitives employées par quelques uns de ses patients, et appréciées d’un Jean Dubuffet, y sera pour quelque chose…

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