Les entreprises libérées et le libéralisme

Qu’apporte l’entreprise libérée au libéralisme ?

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Les entreprises libérées et le libéralisme

Publié le 25 juin 2015
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Par Pierre Nassif.

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Le thème des entreprises libérées parait contenir une portée politique. La gauche et les verts aimeraient bien en faire un thème qui les porterait et, au fil des débats avec ces milieux-là, on aperçoit les limites d’un engouement qui s’effrite rapidement. Il bute sur l’incapacité de ces mouvements à se séparer de l’anticapitalisme et de la lutte des classes. L’entreprise libérée devient facilement dans leur discours une entreprise « au cœur de laquelle se situe l’être humain », expression à laquelle je peine à donner un sens concret.

L’exemple le plus attirant dans ces cercles est celui dans lequel le propriétaire a renoncé à se servir un dividende. Reproduire le modèle, l’étendre, investir ailleurs ou donner à d’autres l’occasion de le faire, c’est pourtant tout cela que s’interdit ce patron en agissant ainsi. Les thuriféraires socialisant de cette entreprise ne voient qu’une seule chose : « quel homme ! Il ne prend pas de dividendes ». Je suis certainement un peu injuste envers lui, car il a tout de même libéré son entreprise, ce qui n’est pas rien.

Personnellement, je pense que l’entreprise libérée apporte au libéralisme ce qui lui manquait pour avoir véritablement prise sur la société. C’est un concept profondément libéral, bien sûr : libérer une entreprise, c’est libérer ses employés du pouvoir hiérarchique, leur laisser l’initiative, restaurer en eux le sens de leur responsabilité. Les entreprises libérées réussissent bien mieux que les autres, ce qui veut dire qu’elles font davantage de profits, accroissent leurs parts de marché, innovent et se développent. Leurs employés sont heureux au travail. Lorsque des idées libérales transforment de la sorte le lieu par excellence où s’exerce l’activité humaine, on peut dire qu’elles s’apprêtent à submerger tout le reste.

À l’inverse, le libéralisme sans l’entreprise libérée, c’est comme la démocratie de l’Athènes antique : elle tolérait l’esclavage et l’esclave n’avait pas le droit de vote…

Aujourd’hui, le libéralisme parait réserver le bénéfice de la liberté aux entrepreneurs, tout en étant indifférent à l’état de relative servitude dans lequel sont plongés la plupart des salariés. Bien sûr, dans l’entreprise non libérée, tout le monde profite du succès et tout le monde souffre de l’échec, contrairement aux idées sommaires qui font du jeu entrepreneurial un jeu à somme nulle1. Cependant, l’enthousiasme partagé entre employés et propriétaires pour le succès de l’entreprise n’est porté dans aucun autre modèle à la hauteur de ce qu’il est dans l’entreprise libérée.

Pourquoi utiliser un mot aussi fort que celui de servitude pour décrire la condition salariale actuelle ? C’est ce qu’entraîne lentement mais sûrement le fonctionnement hiérarchique traditionnel. Dans les grandes entreprises, plus les employés sont proches du pouvoir – leur activité consiste alors à exercer par délégation une partie de ce pouvoir – et moins ils sont libres. Finalement plus l’entreprise paie cher quelqu’un et plus elle le soumet. L’entreprise devient alors une machine de pouvoir. Celui-ci se transmet en franchissant parfois de nombreux étages, jusqu’aux niveaux où le travail est fait. À ce niveau, la personne donne le moins possible à l’entreprise, sauf si elle y jouit d’un certain respect, ce qui n’est pas toujours le cas. Cela l’incite tout de même à s’engager quelque peu.

Dans l’univers du management de l’entreprise, tout de suite avant le mouvement des entreprises libérées, le progrès ultime de l’entreprise hiérarchique fut porté par Gary Hamel2. Son livre est passionnant et utile, car il annonce ce qui va suivre, sans toutefois véritablement franchir le pas. En tout cas, il exprime avec vigueur l’inadéquation du modèle hiérarchique traditionnel et il préconise de l’améliorer autant que faire se peut. C’est le livre d’un précurseur inspiré.

Vers la fin de son livre (chapitre 9), il cite une auteure visionnaire, contemporaine de Taylor, Mary Parker Folett. Dans Creative Vision (1924), celle-ci donne sa définition du leadership : c’est de permettre aux personnes dirigées de prendre conscience de leur pouvoir. Elle dit qu’un système de décision dans lequel un avis l’emporte sur l’autre ferait bien d’être remplacé par un système qui tienne compte de l’avis de toutes les personnes concernées. Enfin, elle pense qu’une grande organisation est une collection de communautés. Cette organisation favorise au maximum sa propre croissance ainsi que celle des individus qui la composent, lorsque ces communautés se gouvernent elles-mêmes le plus possible.

Imagine-t-on tout ce qui nous aurait été épargné si on l’avait un peu plus écoutée ?

Je me garderais tout de même de traduire de manière simpliste le lien évident entre libéralisme et entreprise libérée. Je me garderais aussi d’exploiter à ce stade embryonnaire de la libération de l’entreprise les effets de symbiose qu’ils peuvent utiliser l’un au profit de l’autre Pas d’injonction libérale à libérer l’entreprise ; pas d’embrigadement des leaders libérateurs dans l’orbite libérale. Ils sont l’illustration la plus éclatante des bienfaits du « laisser-faire », car aucune influence politique n’est jamais venue parasiter leur décision ou leur action. C’est très bien ainsi.

Tous les témoignages d’entreprise libérée qui sont venus à ma connaissance disaient : « il faut être prudent et y aller progressivement » ou « il faut quelques années, au moins trois », laissant entendre que les réticences ne venaient pas seulement des managers, dont un certains nombre quittaient l’entreprise dès l’engagement du processus. Les employés aussi, cela leur fait peur. On ne devient pas décideur du jour au lendemain, surtout si on s’est contenté d’obéir aux ordres pendant des années. Ce n’est pas par incapacité, c’est parce que la personne finit par intégrer l’idée que l’initiative et la responsabilité, c’est pour les autres. L’adhésion à la thèse adverse suppose d’avoir vaincu ces peurs.

Isaac Getz est le colporteur infatigable de l’idée d’entreprise libérée. Il est partout, aux côtés de presque toutes les entreprises dont j’ai parlé et de quelques autres. Les années peuvent passer, il exprime ses convictions avec toujours autant de chaleur et il les communique avec beaucoup de professionnalisme. Son mérite est considérable.

  1. Jeu dans lequel ce que gagnent les un est perdus par les autres.
  2. L’avenir du management est le titre du livre auquel je pense (the future of management), improprement traduit par son éditeur français (Vuibert) par La fin du management, pour des raisons que je ne chercherai pas à élucider.
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  • « L’exemple le plus attirant dans ces cercles est celui dans lequel le propriétaire a renoncé à se servir un dividende. »
    Il y a aussi celui où le propriétaire renonce tout bonnement à sa propriété, où le capital investi est considéré définitivement perdu pour le propriétaire légitime, puisque la propriété privée des moyens de production, c’est le mal absolu. En réalité, ces sympathiques théoriciens du collectivisme débridé confondent investissement et consommation.

    « La personne finit par intégrer l’idée que l’initiative et la responsabilité, c’est pour les autres. »
    Comment la responsabilité se matérialise-t-elle, par exemple lorsqu’il faut réduire les effectifs ? Les salariés responsabilisés des entreprises libérées décident-ils volontairement de démissionner (en renonçant à toute indemnité chômage) ?

    • Les salariés peuvent volontairement décider de travailler plus, réellement travailler, et réduire leurs salaires le temps de passer la crise.
      La plupart des gens sont raisonables et disposés a faire le bien, pour peux qu ‘ils n’aient pas l’impression de se faire baiser.
      Le fond du problème, c’est la confiance.

  • Après expérience et réflexion, il semble qu’il y ait une autre approche possible : en fait une entreprise « durable » tant dans le temps que dans son insertion dans son eco-système n’a pas intérêt à viser le profit comme objectif mais bien sa fonction économique et sociale; en résumé : à quoi sert-elle ? et accessoirement, comment remplit-elle la fonction qu’elle s’est assignée.
    Le profit, comme les sursalaires pour les employés est en fait la reconnaissance-récompense par la société représentée par ses clients du fait qu’elle s’est assignée une fonction utile et qu’elle la remplit à leur satisfaction. A contrario, la non- satisfaction se termine en général par la fermeture et les pertes.
    Cela a de plus l’avantages de s’inscrire naturellement dans le trend des entreprises libérées. L’objectif, tant social qu’individuel, n’est plus de vendre plus de quelque chose mais bien de satisfaire les besoins des consommateurs : transposé dans une industrie comme la nourriture pour bébé, cela écarte l’objectif de vendre plus de petits pots et introduit l’idée de nourrir correctement et dans un bon rapport qualité-prix les bébés. cela a permis une mobilisation importante de la société et du personnel, une redéfinition beaucoup plus large et ouverte du champ d’activité, une croissance saine par l’innovation, de même pour les parts de marché, et des résultats financiers tout à fait significatifs.

    • Par quelle étrange tournure de l’esprit parvient-on à dissocier le profit de la fonction économique et sociale de l’entreprise, alors que le premier n’est que l’expression de l’autre ? L’absence de profit démontre simplement l’inutilité économique et sociale de l’entreprise. Sans surprise, les entreprises non profitables disparaissent plus ou moins rapidement. Le profit est la condition impérative de l’économie et du développement durables.

  • « Aujourd’hui, le libéralisme parait réserver le bénéfice de la liberté aux entrepreneurs, tout en étant indifférent à l’état de relative servitude dans lequel sont plongés la plupart des salariés. »

    C’est absolument et totalement FAUX et c’est assez décevant de lire ce genre de propagande socialiste sous couvert de libéralisme.

    C’est l’Etat qui nie complétement la liberté des employés :

    – Le modèle de salariat, dont 40% (au minimum) est taxé à la source place les salariés dans une dépendance pécuniaire incroyable vis à vis des employeurs. On n’est qu’à mis chemin de l’esclavage total (le travail gratuit)

    – La législation interdit ou rend impossible la participation des salariés au capital de l’entreprise, figeant les salariés en position de dominés sans aucun intérêt dans la réussite de la société.

    – les modèles contractuels de collaboration sont interdits, en dehors du code du travail qui verrouille la collaboration patron-employé dans une dominance hiérarchique par la loi et donc la contrainte.

    L’entreprise libérée est le genre de mode bobo-gaucho horripilante : en dehors du hold-up, le but de ce machin (qui ne marche pas) est d’avoir raison intellectuellement : c’est exactement comme de faire son compost dans la cour d’un immeuble haussmannien pour sauver la planète : ca ne sert à rien, ca n’a aucun effet, mais c’est TROP moral…

    Le seul point « positif », c’est que cela démontre que le label ‘libre’ est à la mode : après les trader qui mettent des pull Zadig et Voltaire avec la photo du Che, on va bientôt avoir droit à la photo de Margareth Thatcher en grand à la fête de l’Huma…

  • @ Stéphane Boulots

    Je voudrais expliquer mon propos. Bien évidemment, aucune théorie libérale ne réserve la liberté au chef d’entreprise. Mais dans la pratique, qu’en est-il ? Le mouvement libéral accepte de rester ultra-minoritaire, se contentant de parler et refusant de s’engager. On vote à droite et on est antisocialiste. D’accord pour l’antisocialisme, mais pas pour voter à droite, manière commode de se dédouaner et d’être à chaque fois déçu de constater que notre droite n’est pas libérale.

    Pour que le libéralisme change vraiment la donne dans notre société, il faut se mouiller un peu plus. Je crois que l’entreprise libérée, si on arrête de la prendre pour une mode, mais qu’on la considère comme un mouvement de fond, est un puissant levier libéral qui transformera notre société de fond en comble, dans le sens de l’accroissement généralisé de la liberté et de la responsabilité.

    D’accord avec vous pour dire que l’Etat est un puissant frein. Lui aussi n’a plus grand rôle à jouer si l’entreprise est libérée. En attendant, le code du travail est bel et bien une machine à asservir les salariés. Vous oubliez dans votre énumération de citer le SMIC et sa responsabilité écrasante dans le maintien du chômage des jeunes à un niveau si élevé.

    Je commence mon article en dénonçant les tentatives d’appropriation par la gauche de l’entreprise libérée, au nom d’un humanisme qui ne parait pas être votre tasse de thé non plus. Cette tentative s’arrête très rapidement, en pratique.

    Je ne comprends pas vraiment ce qui vous horripile dans le mouvement des entreprises libérées. Cela n’a rien d’un machin gaucho je ne sais quoi. C’est du capitalisme à l’état pur et ça marche. Il y a des perversions et des récupérations, comme toujours, mais si l’on y croit, elles ne survivront pas.

    Clin d’œil : on ne peut pas dire qu’il n’y a aucune liberté dans une tâche. L’invention est au plus près du terrain dans les entreprises libérées et aucun comité de chefs ne vient la brider. Si, si, acceptez de regarder les exemples que j’ai cités et qui vous dirigeront vers d’autres et d’autres encore : vous verrez ce qui se passe, lorsqu’on transfère l’initiative au plus près de la réalité.

    • Ce qui m’horripile ?

      Premièrement, cela met le citoyen au cœur du problème, alors qu’il est la victime du système et que le problème est le système. Parmi les droits naturels, on oublie souvent le plus important : la résistance à l’oppression. La droite est tellement culpabilisée d’être ‘méchante, capitaliste, exploiteuse, réactionnaire etc…  » qu’elle en a oublié ses valeurs : libéralisme, humanisme, exigence … et fait joujou dans la marre …

      Deuxièmement , c’est un holdup, exactement comme l’écologie bobo, militée par des citadins qui ne savent pas faire la différence entre un lapin et un lièvre et qui vous font la leçon sur la biodiversité.

      Troisièmement, le coté autogestion, consensus, bisounours m’énerve au plus haut point parce que ca ne marche pas. Il existe des méthodes qui marchent, comme l’OHI et qui permettent de vraiment libérer les salariés parce qu’elles contraignent la hiérarchie à fonctionner en mode périmètre-objectif. Je peux vous assurer que quand les managers sont notés par leurs employés et comparés à leurs pairs, ca change sérieusement les choses.

      Quatrièmement, la liberté est d’être le seul maître de ce qui me concerne. Le libéralisme dans le travail est basé sur la définition du périmètre individuel à l’intérieur duquel l’employé est libre et responsable. L’entreprise libérée fonctionne selon un paradigme communautaire où justement les périmètres sont communs, ce qui exactement l’inverse.

      « Le communisme est l’enseignement des conditions de la libération du prolétariat  » Engels. Une fois qu’on a saisi la dimension du holdup, on ne peut qu’applaudir.

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Les auteurs : Miruna Radu-Lefebvre est Professeur en Entrepreneuriat à Audencia. Raina Homai est Research Analyst à Audencia.

 

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