Le débat de l’école française sur la fausse monnaie dans la controverse monétaire autrichienne

Le débat contemporain des économistes autrichiens sur la fausse monnaie a été anticipé par les économistes français du 19e siècle.

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Le débat de l’école française sur la fausse monnaie dans la controverse monétaire autrichienne

Publié le 30 mai 2015
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Cet article d’histoire de la pensée économique vise à rappeler l’importance du débat de l’école française du XIXe siècle sur la question de la fausse monnaie pour la définition des termes du débat monétaire et bancaire contemporain entre les économistes autrichiens.

Par Marc Lassort, pour l’Institut Coppet

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La confrontation des différentes théories de la monnaie, du système bancaire et du crédit, constitue sans aucun doute la controverse la plus importante de la science économique, et mérite à ce titre une attention toute particulière. La compréhension du fonctionnement du système économique tout entier, et en particulier des causes institutionnelles à l’origine du cycle économique, repose sur des hypothèses et des fondements théoriques quant à la nature même de l’ordre monétaire, bancaire et financier.

C’est pourquoi la polémique qu’ont eue les économistes français du XIXe siècle sur la question de l’émission des billets de banque nous permet de retracer l’histoire des débats entre les différentes écoles économiques, et d’éclairer les positionnements intellectuels des économistes contemporains, notamment ceux de l’école de la banque libre et de leurs opposants. En effet, comme nous allons le montrer, les débats de l’école française d’économie politique peuvent être considérés comme la préfiguration historique des polémiques actuelles entre les économistes autrichiens1 sur la question des réserves fractionnaires et du crédit bancaire.

L’école française d’économie politique était en fait composée d’un groupe influent d’économistes, disciples de Jean-Baptiste Say2, qui ont défendu à la fin du XVIIIe siècle et pendant une grande partie du XIXe siècle le libre-échange, la libre concurrence, la propriété privée et le laissez-faire. L’apogée de cette école vint avec la fondation du Journal des économistes en 1841, une revue économique influente qui a été dirigée successivement par Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, Gustave de Molinari et Yves Guyot, et qui a eu des contributeurs aussi éminents que Léon Walras, Frédéric Bastiat, Vilfredo Pareto ou encore Charles Coquelin3 ; et avec la Société d’économie politique, l’une des plus anciennes sociétés savantes, fondée en 1842 sur le modèle de la Society of Political Economy.

Le débat sur la fausse monnaie dans le Journal des économistes (1866)

En 2002, Oskari Juurikkala a publié un article dans le Quarterly Journal of Austrian Economics sur le débat de 1866 sur la « fausse monnaie » entre les économistes français du XIXe siècle, qui s’affrontaient de manière interposée dans le Journal des économistes4. Il faisait l’hypothèse que les éléments, les théories et les arguments contenus dans les débats monétaires et bancaires de l’école autrichienne actuelle constituent en quelque sorte l’héritage intellectuel des conceptions monétaires élaborées dans cette revue.

Ce débat sur la « fausse monnaie » opposait deux courants au sein de l’école française d’économie politique du XIXe siècle. D’un côté, les partisans d’un système de banque libre à 100% de réserves, dont faisaient partie Victor Modeste56 et Henri Cernuschi78, et qui pensaient que l’émission de monnaie fiduciaire devait être garantie et adossée à un stock d’or correspondant, afin d’en assurer la stabilité de la valeur. De l’autre, les partisans d’un système bancaire à réserves fractionnaires, où on comptait Jean-Gustave Courcelle-Seneuil9 (rédacteur en chef de ce fameux Journal des économistes) et ses disciples – notamment Gustave du Puynode1011 et Théodore Mannequin12 – qui défendaient à leur tour une liberté bancaire illimitée et la libre détermination de la quantité de billets en circulation par les banques commerciales, notamment par des moyens d’innovation bancaire tels que les réserves fractionnaires.

La particularité du débat français d’économie politique, par rapport à l’école anglaise, était que la plupart des économistes s’accordaient sur la nécessité de l’interdiction du monopole d’émission des billets par la banque centrale, alors que les Anglais pensaient que la banque d’Angleterre était légitime dans son rôle de prêteur en dernier ressort et de privilège monopolistique exclusif dans l’émission des moyens fiduciaires (accordé en 1844).

Même si les deux traditions avaient un désaccord fondamental sur l’attribution du monopole à une banque centrale, on peut retrouver les mêmes lignes de fractures sur la question de la couverture partielle ou intégrale des billets de banque entre l’école de la banque – libre ou centrale – et l’école de la monnaie – libre ou centrale – selon la classification de Vera C. Smith13 que nous détaillerons plus tard. 

La Banque de France et le système monétaire français

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil était le meneur de jeu de l’attaque frontale contre le monopole de la Banque de France, qui détenait le privilège exclusif d’émission des billets de banque, mais qui était accusée de conduire une politique trop restrictive d’émission de billets et d’octroi de crédits. Il faut rappeler que la Banque de France avait été créée en 1800 pour répondre à une douloureuse expérience d’instabilité monétaire qui faisait suite à la suppression du cours légal des assignats, émis par le Trésor public en 1789. Garantis sur les biens de l’État par assignation, les assignats avaient connu une forte inflation en raison d’une émission monétaire considérable qu’avaient encouragée les assemblées révolutionnaires à partir de 1791.

Le privilège exclusif d’émission des billets de banque avait été accordé à la Banque de France pour le seul territoire de Paris le 24 germinal an XI (14 avril 1803), et avait été étendu en 1810 aux comptoirs d’escompte ; puis un terme fut mis à la pluralité des pôles bancaires émetteurs de billets en 1848, de sorte que la Banque de France s’arrogea le monopole d’émission sur la quasi-totalité du territoire, et enfin sur la totalité du territoire français en 1865, avec l’annexion de la Banque de Savoie.

L’année 1850 avait par ailleurs vu l’arrêt du cours forcé (rétablissement de la convertibilité des billets en monnaie métallique) et la suppression du cours légal (fin du pouvoir libératoire général des billets de banque). C’est dans ce contexte de monopole accordé à la banque centrale, de restriction monétaire, et d’adossement de l’émission sur les réserves en monnaie métallique, que Courcelle-Seneuil défendit l’abolition du monopole de la banque centrale et l’octroi d’une liberté totale d’émission des billets aux banques commerciales, afin de favoriser l’expansion du crédit et de l’investissement, qui seraient à l’origine du développement économique.

La controverse sur les moyens fiduciaires

Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises.
Friedrich von Hayek et Ludwig von Mises.

La controverse a débuté lorsque Victor Modeste a exposé sa conception monétaire dans un article publié dans le Journal des économistes en 186614, où il défendait l’idée que l’excès d’émission de billets de banque au-delà du gage de couverture en réserves-marchandises avait une terrible conséquence inflationniste. Dans la conception de Modeste, à partir d’un seuil d’encaisse monétaire non garanti par des réserves en monnaie-marchandise (encaisse métallique, notamment encaisse or monnayée ou en lingots), l’émission privée des moyens fiduciaires devient ce qu’il appelle de la « fausse monnaie », c’est-à-dire une monnaie qui s’éloignerait d’une de ses fonctions principales, à savoir de constituer une réserve de change – c’est-à-dire un intermédiaire d’échange servant au stock de capital et d’épargne. La publication de Modeste avait alors provoqué une vive réponse d’autres économistes attachés aux réserves fractionnaires et donna lieu au débat – limité à l’année 1866 mais toujours actuel – de la « fausse monnaie ».

Modeste, étant en cela précurseur de Murray Rothbard, considérait que la monnaie fiduciaire sans couverture intégrale était assimilable à une fraude, qu’il y ait monopole de la banque centrale ou émission par les banques privées, car soit les déposants ne sont pas au courant des pratiques de prêts, soit, si le contrat stipule le consentement du déposant, l’escroquerie se pratique à l’égard d’une tierce personne. C’est pourquoi Modeste distinguait la banque d’émission, à savoir la banque pratiquant les réserves fractionnaires, la banque d’escompte, ou banque de prêt, et la banque de dépôt, c’est-à-dire une banque émettant des billets sous couverture de réserve en monnaie métallique.

En outre, et on retrouve cela chez Guido Hülsmann15. ou Ludwig von Mises16, Modeste distinguait les certificats monétaires, c’est-à-dire des substituts monétaires couverts par une réserve monétaire équivalente, et les moyens fiduciaires, à savoir les billets de banque avec ou sans support en espèces. Les certificats monétaires sont donc des substituts de monnaie réelle alors que les moyens fiduciaires ne sont que de la fausse monnaie. Gustave de Molinari pensait même que « lorsque [les billets de banque] ne sont remboursables ni à vue, ni à terme en aucune valeur réelle, espèces, maisons, terres, meubles, etc., ils perdent toute valeur, ils ne sont plus que des chiffons de papier »17.

On retrouve à l’opposé de cette vision le courant de pensée de Courcelle-Seneuil, un des représentants les plus célèbres de cette fameuse école française du laissez-faire. Si la majorité des penseurs de cette école s’opposait frontalement au système monopolistique de la banque centrale, les partisans des 100% de réserves (dont faisait partie Modeste) s’opposaient aux partisans d’un système de banque libre à réserves fractionnaires, parmi lesquels Courcelle-Seneuil et du Puynode.

Le fondement principal de la réponse de Courcelle-Seneuil et du Puynode a donc été de dire que les billets de banque n’étaient pas réellement de la monnaie, mais des promesses de payer en monnaie effective, donc des substituts monétaires. Le moyen fiduciaire du billet de banque est basé, selon eux, sur la confiance qu’accordent les utilisateurs des billets de banque à l’institution bancaire. À l’instar du chèque, du billet à ordre, ou de la lettre de change, le billet de banque n’est que l’engagement, la promesse, le gage de confiance des institutions bancaires, ayant pour référence implicite une monnaie véritable qu’est la monnaie-marchandise.

La théorie classique de la banque libre

La banque libre désigne un régime monétaire où les banques privées d’émission sont libres d’émettre les billets qu’elles veulent, dans la mesure où elles se conforment au droit commercial général. Jesús Huerta de Soto, dans son œuvre maîtresse Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques18, décrivait la théorie de la banque libre à réserves fractionnaires comme une résurgence de l’école bancaire (la Banking School), une école de pensée anglaise du XIXe siècle dont l’idée centrale était que la quantité de billets de banque émis par la banque d’Angleterre devait correspondre aux besoins monétaires résultant de l’interaction des acteurs économiques.

L’école bancaire s’opposait alors à l’école monétaire (la Currency School), qui défendait, au contraire, l’idée que la masse monétaire devait être indexée sur les réserves d’or de la banque centrale, afin d’éviter la perte de pouvoir d’achat de la monnaie, c’est-à-dire l’inflation. Jesús Huerta de Soto reconnaît également l’importance de Courcelle-Seneuil comme représentant de la banque libre à réserves fractionnaires19.

Ces débats monétaires ont abouti au Royaume-Uni au Bank Charter Act de 1844, une loi bancaire qui annonçait la victoire de l’école monétaire sur l’école bancaire. Cette loi restreignait l’autonomie des banques commerciales britanniques, et conférait des pouvoirs exclusifs d’émission des billets à la Banque d’Angleterre. L’émission était alors restreinte à une couverture à 100% de réserves en or.

Le débat actuel au sein des économistes de l’école autrichienne porte justement sur cette question, puisque de nombreux économistes autrichiens contribuent à l’élaboration de cette théorie de la banque libre, un système monétaire et financier où serait instaurée la libre concurrence entre les monnaies, et où le monopole de la banque centrale serait aboli. Il est donc absolument nécessaire de comprendre le rôle des réserves fractionnaires, du crédit bancaire, de la création monétaire et de la banque centrale pour expliquer la formation et la répétition des cycles économiques, car c’est là tout le sens des termes de la controverse monétaire autrichienne.

Les moyens fiduciaires et la théorie autrichienne du cycle économique

La théorie autrichienne du cycle économique est en fait une conséquence logique de l’utilisation de la théorie du capital et de l’intérêt développée par Eugen Böhm-Bawerk20. L’intuition fondamentale de Böhm-Bawerk, que l’on peut également retrouver chez William Stanley Jevons, était de comprendre le capital à partir de la notion de temps, c’est-à-dire en fonction des différentes étapes temporelles qui façonnent la structure de production. C’est pour cette raison que Böhm-Bawerk décrivait l’investissement comme un détour de production.

Cette conception temporelle de la structure productive, que l’on retrouvera aussi chez John Rae21, sera à la base même de la théorie autrichienne du cycle économique développée par Ludwig von Mises et Friedrich von Hayek. Elle est essentielle pour comprendre le rôle de la création monétaire dans le cycle économique. L’excès d’émission des moyens fiduciaires au-delà des réserves en dépôts par l’octroi de crédits agit comme un mauvais signal auprès des entrepreneurs, qui sont alors incités à investir dans de nouveaux projets où le risque d’insolvabilité est plus élevé. Cela crée un excès de confiance, une augmentation de l’investissement, et donc de la production globale, mais finit par semer les graines de la prochaine récession.

Lorsque les entrepreneurs et les consommateurs se rendent compte de la formation d’une bulle, c’est-à-dire d’une surévaluation potentielle des capacités productives de différents projets industriels, immobiliers ou technologiques, la valeur des actifs chute brusquement. La structure productive de certains projets se retrouve alors à court de liquidités, le ratio de solvabilité s’effondre car les prêts ne peuvent plus être remboursés et les projets doivent être tout simplement abandonnés. Selon les opposants aux réserves fractionnaires, la couverture partielle, au-delà de la question du bank run, a donc principalement pour effet d’induire les acteurs économiques en erreur, de favoriser la formation de malinvestissements et le financement d’activités non-rentables.

C’est à ce titre que Knut Wicksell, un économiste suédois, distinguait le taux d’intérêt naturel, qui n’est autre que le taux d’intérêt d’équilibre entre l’offre et la demande de biens et de services, du taux d’intérêt monétaire, qui est le taux effectivement constaté sur le marché des capitaux22. Cette distinction sera reprise par Ludwig von Mises2324 et Friedrich von Hayek2526 dans la formulation de la théorie autrichienne du cycle économique, pour montrer que l’expansion économique se produit lorsque le taux d’intérêt naturel est supérieur au taux d’intérêt du marché, souvent à cause de l’excès de création monétaire qui entraîne une fluctuation dans le taux d’intérêt, en général une baisse, qui incite les agents économiques à s’engager dans des projets avec une espérance de rentabilité moins élevée.

La contribution autrichienne est donc de montrer que ces politiques monétaires expansionnistes, entraînant un excès de crédits octroyés par les banques commerciales, provoquent une mauvaise allocation des investissements (notamment dans les biens d’équipement) et une distorsion de la structure productive. Le déclenchement de la crise est la résultante de l’inefficience dans l’allocation des investissements auprès de projets sains, conséquence de la réaction des investisseurs aux incitations qu’ont engendrées les mauvais signaux donnés par le décrochage du taux d’intérêt de marché par rapport au taux d’intérêt naturel.

Le nombre important de mauvais projets d’investissement qui en résulte fait que les investisseurs ont plus de difficultés à rembourser les prêts bancaires ; les banques commencent alors à être en situation d’illiquidité ; leur bilan comptable s’aggrave, ce qui propage le risque de contagion. La récession économique qui s’ensuit provient alors de l’interruption du flux de crédit, de la destruction des dépôts et de l’épargne et de la contagion des prêts risqués à l’ensemble du système financier.

La théorie moderne de la banque libre

La théorie de la banque libre a été réactivée avec la parution de l’ouvrage The Denationalization of Money de Friedrich von Hayek27, où il défendait la libre concurrence dans l’émission des monnaies privées par les institutions financières, et où il soutenait que le marché déciderait, dans un système de libre concurrence monétaire, de favoriser certaines monnaies privées en fonction de la stabilité de la valeur monétaire. Pour Hayek, la dévaluation et la surévaluation monétaire ont des effets néfastes sur les créanciers et les débiteurs, et le monopole d’émission de la monnaie par les banques centrales ne permet pas au marché de procéder au choix des monnaies les plus adaptées aux réalités économiques. Cette défense hayékienne d’une dénationalisation du système monétaire a inspiré le développement de l’école contemporaine de la banque libre, notamment avec George A. Selgin28 et Lawrence H. White29, ou encore Kevin Dowd30 et Steven Horwitz31.

Cette école de pensée s’inscrit dans la filiation intellectuelle de l’école bancaire (Banking School) en affirmant qu’en l’absence de banque centrale, les forces catallactiques du marché contrôleraient l’offre de monnaie, notamment la monnaie fiduciaire comme les billets de banque, et la quantité totale de dépôts et d’ouverture de comptes courants. Lawrence H. White parle de dépolitisation de l’offre de monnaie32, ce qui signifierait décentraliser les décisions relatives à l’offre monétaire et à la détermination des taux d’intérêt auprès des banques commerciales.

La principale différence avec l’école française de la banque libre est que les théoriciens actuels considèrent les billets de banque comme une monnaie, alors que Courcelle-Seneuil les considérait comme de simples promesses de payer en monnaie effective. Il est intéressant de noter que la figure de Courcelle-Seneuil a été à l’origine de débats au sein de l’école autrichienne. Courcelle-Seneuil, qui défendait la liberté totale d’émission des billets de banque, avait en effet été professeur d’économie politique à Santiago (Chili). Le Chili avait alors un système de banque libre, c’est-à-dire sans banque centrale, et le système financier était stable, avec une monnaie-marchandise à 100% de réserves.

Mais Courcelle-Seneuil joua un rôle essentiel dans la transformation de la législation bancaire chilienne en un système à réserves fractionnaires à partir des années 1860. Cette nouvelle législation a malheureusement accéléré l’inflation de manière substantielle, ce qui a précipité en moins de cinq ans l’effondrement du système de banque libre chilien. Les milieux bancaires et l’élite politique ont alors coopéré étroitement pour mettre en place un système de banque centrale complet au Chili. Selon Selgin, l’un des plus éminents partisans du système à réserves fractionnaires, la cause de cet effondrement était due à l’intervention publique et non aux réserves fractionnaires33.

Toutefois, cette résurgence de l’école bancaire a relancé le débat, et les successeurs de l’école monétaire ont vigoureusement critiqué les thèses des partisans de la banque libre à couverture partielle. Les principaux protagonistes étaient Jesús Huerta de Soto3435, Murray N. Rothbard363738, Guido Hülsmann3940 ou encore Hans-Hermann Hoppe41. Murray N. Rothbard a été considéré comme le successeur de Victor Modeste dans sa critique vigoureuse des réserves fractionnaires, frauduleuses à ses yeux.

La banque à 100% de réserves est définie par cette école de pensée comme une alternative au système de réserves fractionnaires pratiqué dans le monde entier aujourd’hui, où les fonds des comptes de dépôt à vue – notamment les comptes courants – seraient garantis par des réserves monétaires en espèces, disponibles à vue pour les clients qui souhaiteraient retirer leur argent au guichet, ou bien avec une garantie de remboursement ou d’échange en or dans un régime monétaire d’étalon-or.

Ce système, défendu vigoureusement par Rothbard42, permettrait d’éviter l’inflation et la dette, protégerait l’épargne, stabiliserait les parités entre les monnaies, et éviterait des crédits et des investissements trop nombreux qui créent les conditions du cycle économique.

Conclusion

Comme nous l’avons constaté, les débats monétaires au sein de l’école autrichienne sont donc largement inspirés, sinon étrangement similaires à cette fameuse controverse des économistes français au cours de l’année 1866. Plus encore que l’école anglaise, l’école française d’économie politique est annonciatrice des grands débats monétaires au sein de l’école autrichienne et autour de la banque libre.

La grande innovation des économistes autrichiens est d’orienter la réflexion autour du dispositif bancaire des réserves fractionnaires au sein d’une plus vaste description positive du fonctionnement des cycles économiques, et d’un ensemble de prescriptions normatives dans l’optique d’une réforme monétaire qui aurait pour objectif principal de rétablir une véritable stabilité du système financier.

Il faut toutefois noter que si les économistes autrichiens diffèrent quant à l’attribution des causes du cycle économique à certains traits de fonctionnement du marché bancaire, Murray Rothbard, chef de file de l’opposition aux réserves fractionnaires, reconnaît que la banque libre entendue au sens de Selgin et White constituerait un système monétaire beaucoup plus solide que le système actuel43. Les partisans du 100% de réserves et des réserves fractionnaires se rejoignent donc sur la nécessité de la suppression du cours légal des moyens fiduciaires, sur la défense de la concurrence entre les monnaies, sur l’opposition à la banque centrale, et enfin sur la fin de la garantie publique des dépôts.

Mais ce fait ne doit pas nous empêcher de souligner la convergence assez troublante entre les économistes français du XIXe siècle et les économistes contemporains de la banque libre, à savoir une critique radicale du monopole de la banque centrale et une division doctrinale importante sur la question des réserves fractionnaires.


Sur le web. Publié originellement sur 24hGold.

  1. À titre d’exemple, nous pouvons citer Lawrence White, George Selgin ou encore Pascal Salin comme faisant partie de ces économistes autrichiens favorables à la couverture partielle des dépôts bancaires, alors que Murray Rothbard, Jesús Huerta de Soto, Guido Hülsmann, ou encore Hans-Hermann Hoppe, se sont distingués par leur opposition farouche à ce système, le qualifiant souvent de frauduleux.
  2. Jean-Baptiste Say, sans doute le plus éminent des économistes classiques français, est considéré à juste titre comme un précurseur de l’école autrichienne d’économie, principalement en raison de sa théorie de la valeur-utilité qui postule que la richesse ne résulte pas du travail mais de l’utilité que procurent les marchandises. Ce concept classique dans l’école française sera au fondement du subjectivisme autrichien.
  3. Charles Coquelin, Du Crédit et des banques, Guillaumin & Cie, Paris, 1848.
  4. Oskari Juurikkala, “The 1866 False Money Debate in the Journal des économistes: Déjà Vu for Austrians?”, The Quaterly Journal of Austrian Economics, Vol. 5, No. 4, Winter 2002, pp. 43-55.
  5. Victor Modeste, « Le Billet des banques d’émission et la fausse monnaie », Journal des économistes, vol. 3, août 1866, pp. 181-212.
  6. Victor Modeste, « Le Billet des banques d’émission est-il fausse monnaie », Journal des économistes, vol. 4, octobre 1866, pp. 73-86.
  7. Henri Cernuschi, Mécanique de l’échange, A. Lacroix, Paris, 1865.
  8. Henri Cernuschi, Contre le billet de banque, Guillaumin, Paris, 1866.
  9. Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, « Le Billet de banque n’est pas fausse monnaie », Journal des économistes, vol. 3, septembre 1866, pp. 342-349.
  10. Gustave du Puynode, « Le Billet de banque n’est ni monnaie ni fausse monnaie », Journal des économistes, vol. 3, septembre 1866, pp. 392-395.
  11. Gustave du Puynode, « Le Billet de banque n’est ni monnaie ni fausse monnaie », Journal des économistes, vol. 4, novembre 1866, pp. 261-267.
  12. Théodore Mannequin, « De la question soulevée par M. Modeste à propos de l’émission des billets de banque », Journal des économistes, vol. 4, décembre 1866, pp. 396-410.
  13. Vera C. Smith, The Rationale of Central Banking, Ind.: Liberty Fund, Indianapolis, 1990,1936, pp. 144-145.
  14. Victor Modeste, « Le Billet des banques d’émission et la fausse monnaie », Journal des économistes, Vol. 3, août 1866, pp. 181-212.
  15. Guido Hülsmann, L’Éthique de la production de monnaie, L’Harmattan, Paris, 2010 [2008
  16. Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit, Ind. Liberty Fund, Indianapolis, 1981, 1924.
  17. Gustave de Molinari, Les Soirées de la rue Saint-Lazare. Entretiens sur les lois économiques et défense de la propriété, Guillaumin, Paris, 1849.
  18. Jésus Huerta de Soto, Monnaie, crédit bancaire et cycles économiques, Paris, L’Harmattan, 2011.
  19. Jean-Gustave Courcelle-Seneuil, La Banque libre, exposé des fonctions du commerce de banque et de son application à l’agriculture, suivi de divers écrits de controverse sur la liberté des banques, Guillaumin, Paris, 1867.
  20. Eugen von Böhm-Bawerk, Capital and Interest, Macmillan and Co., London, 1890. Library of Economics and Liberty (Econlib).
  21. John Rae, Statement of Some New Principles on the Subject of Political Economy: Exposing the Fallacies of the System of Free Trade, and of Some Other Doctrines Maintained in the “Wealth of Nations”, Hillard, Gray, Boston, 1834.
  22. Knut Wicksell, Interest and Prices, Macmillan and Co., London, 1898.
  23. Ludwig von Mises, Theory of Money and Credit, op. cit.
  24. Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics, Scholar’s Edition, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Ala., 1998, 1949.
  25. Friedrich von Hayek, Monetary Theory and Trade Cycle, Jonathan Cape, London, 1933,1929.
  26. Friedrich von Hayek, Prices and Production, Routledge & Sons, London, 1935, 1931.
  27. Friedrich von Hayek, The Denationalization of Money: The Argument Refined. An Analysis of the Theory and Practice of Concurrent Currencies, The Institute of Economic Affairs, London, 1990,1976.
  28. George A. Selgin, The Theory of Free Banking: Money Supply under Competitive Note Issue, Rowman and Littlefield, Totowa, N. J., 1988.
  29. Lawrence H. White, Free Banking in Britain: Theory, Experience and Debate. 1800 – 1845, Cambridge University Press, Cambridge, 1984.
  30. Kevin Dowd, The Theory of Free Banking.
  31. Steve Horwitz, Monetary Evolution, Free Banking, and Economic Order, Westwiew Press, 1992.
  32. Lawrence H. White, “Depoliticizing the Supply of Money” in Thomas Willett, Political Business Cycles: The Political Economy of Money, Inflation, and Unemployment, Duke University Press Books, 1998.
  33. George A. Selgin, The Theory of Free Banking, op. cit
  34. Jesús Huerta de Soto, “A Critical Analysis of Central Banks and Fractional-Reserve Free Banking from the Austrian Perspective”, Review of Austrian Economics, 1995.
  35. Jesús Huerta de Soto, “A Critical Note on Fractional-Reserve Free Banking”, Quaterly Journal of Austrian Economics, Vol. 1, n°4, Winter, 1998, pp. 41-46.
  36. Murray N. Rothbard, The Mystery of Banking, Richardson and Snyder, New York, 1983.
  37. Murray N. Rothbard, The Case for a 100 Percent Gold Dollar, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Ala., 1991.
  38. Murray N. Rothbard, Classical Economics: An Austrian Perspective on the History of Economic Thought. Vol. 2, Edward Elgar, Cheltenham, U.K, 1995.
  39. Guido Hülsmann, “Free Banking and the Free Bankers”, The Review of Austrian Economics, Vol. 9, n°1, 1996 pp. 3-53.
  40. Guido Hülsmann, “Free Banking and Fractional Reserves: Reply to Pascal Salin”, Quaterly Journal of Austrian Economics, Vol. 1, n°3, Fall, 1998, pp. 67-71.
  41. Hans-Hermann Hoppe, The Economics and Ethics of Private Property: Studies in Political Economy and Philosophy, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Ala., 2006, 1993.
  42. Murray N. Rothbard, The Case for a 100 Percent Gold Dollar, op. cit.
  43. Murray N. Rothbard, What Has Government Done to Our Money?, Ludwig von Mises Institute, Auburn, Ala., 2005,1963.
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  • SI, malgré la législation imposant 100% de réserves, la quantité d’or monétisé (ou de n’importe quelle marchandise monétisée) varie sans rapport avec l’économie, comment empêcher l’excès d’émission des moyens fiduciaires conduisant aux cycles décrits par la théorie autrichienne ? Surtout, comment éviter que l’Etat confisque le pouvoir monétaire, en modifiant le prix, voire en suspendant la convertibilité au hasard des lubies des politiciens, ce qui revient exactement au même ?

    Comme Hayek nous l’a appris, croire que la monnaie relève des prérogatives de l’Etat est une superstition transformée en dogme indiscutable par les adeptes de la concentration des pouvoirs. La monnaie n’est définitivement pas une fonction régalienne. Ajoutons que l’étalon-or, parce qu’il place l’Etat au centre du jeu monétaire à travers le monopole de la monétisation de l’or, est également une superstition. Comme n’importe quelle marchandise, le prix de l’or doit être perpétuellement découvert par les mécanismes du marché. Fixer un tarif (qui n’est pas un prix) à sa convertibilité est vain. Par conséquent, utiliser l’or à ce tarif arbitraire comme unique réserve bancaire est tout aussi absurde.

  • Il y a beaucoup de références aux auteurs autrichiens les plus récents, même sans rentrer dans le détail. J’ai particulièrement apprécié « La Banque de France et le système monétaire français ».

    D’ailleurs, pourquoi ne pas l’avoir publié au Mises Daily ? Il y aurait de quoi le faire.

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J’avais proposé, par le passé, sept lectures en économie autrichienne. Si il y a bien évidemment, encore cette fois-ci, des lectures autrichiennes, quelques lectures n’en sont pas, ou pas nécessairement.

 

Scientisme et sciences sociales - Friedrich Hayek

Ce livre court mais très instructif n’est pas vraiment un livre sur l’économie, mais plutôt sur la méthodologie en vigueur dans les sciences et notamment les sciences sociales, et la différence entre celles-ci et les sciences exactes. Scientisme et sciences sociales revie... Poursuivre la lecture

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