Choix stratégiques en situation de rupture : les cas Kodak et Fuji

Quel est le rôle de l’identité d’une organisation dans ses choix stratégiques futurs ?

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Choix stratégiques en situation de rupture : les cas Kodak et Fuji

Publié le 27 mai 2015
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Par Philippe Silberzahn.

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L’identité d’une organisation revêt une très grande importance stratégique car elle permet de comprendre les échecs. C’est ce que Milo Jones et moi avons montré dans notre ouvrage Constructing Cassandra au sujet de la CIA. C’est particulièrement vrai en situation de rupture. Examinons le cas des réactions de Kodak et Fuji face à la rupture du numérique dans les années 1990.

J’ai évoqué dans plusieurs articles précédents l’exemple des difficultés de Kodak face à la révolution numérique : Kodak s’était défini à partir de la fabrication de films argentiques et, même si l’entreprise connaissait tout de la révolution numérique, puisqu’elle en était à l’origine, elle ne s’est résolue que très tard à vraiment admettre que le film n’avait plus d’avenir. Tellement tard qu’à force de tout faire pour protéger son cœur de métier historique, Kodak s’est retrouvée distancée dans le numérique et n’est jamais revenue dans la course. L’entreprise a été mise en redressement judiciaire en 2012 et n’est plus aujourd’hui que l’ombre d’elle-même.

C’est donc l’histoire officielle : pendant des années, les photos étaient prises sur des films et développées sur du papier. Désormais, les photos étant numériques, plus besoin de film, et Kodak n’a pas réussi sa transition vers la photo numérique.

Toutefois, l’histoire est un peu plus compliquée que cela ; on le voit si l’on se tourne vers son concurrent de l’époque, Fuji. Ce dernier a-t-il réussi sa transition vers le numérique ? En un sens oui, mais de manière radicalement différente de Kodak. En fait, Fuji n’a jamais essayé d’aller vers la photo numérique : l’entreprise japonaise n’a pas produit d’appareil photo numérique ou d’imprimante, ni créé de site Web où les utilisateurs pouvaient télécharger leurs photos pour les faire imprimer. En fait, Fuji, qui a très tôt admis que l’argentique était condamné, a conclu que si la photo n’avait plus besoin de chimistes, eh bien la photo n’avait plus besoin de Fuji dont le cœur de métier de Fuji était la chimie. L’entreprise a donc défini la problématique en termes de compétences métier : qui sommes-nous ? Des chimistes. La photo a-t-elle désormais besoin de chimistes ? Non. Alors abandonnons la photo. C’est donc en trouvant de nouvelles applications à ses compétences chimiques que Fuji est progressivement sortie de la photo argentique.

L’identité d’une organisation se définit comme l’ensemble des caractéristiques que ses membres considèrent comme centrales et durables et qui déterminent comment celles-ci définissent et s’associent à l’organisation. Dans le cas de Kodak, on retrouve en particulier l’importance de la culture industrielle (fabrication de film, fabrication d’appareils photos, laboratoires de développement de films), les compétences en matière de chimie, et surtout la définition historique de l’objet de l’entreprise autour de la photographie.

L’exemple de Fuji montre que la réaction de Kodak face à la révolution numérique n’était pas obligatoirement à penser en termes de photographie. Fuji a défini son identité à partir de ses compétences – la chimie – tandis que Kodak l’a fait à partir de son domaine d’activité – la photographie. Ce faisant, elle s’est interdit de se demander si tout miser sur le numérique était la bonne approche, et il lui a semblé évident de se séparer, en 1994, de sa filiale chimique, Eastman Chemical. Cette dernière, libérée de l’immobilisme de Kodak, se développera rapidement et connaîtra une très bonne performance. On peut imaginer Kodak, en 1994, décidant comme Fuji que la photographie ne nécessitant plus de chimie, il lui faudra abandonner progressivement ce secteur en en gérant le déclin, et tout miser sur Eastman Chemical.

La force de l’identité est également révélée par le fait que même lorsque Kodak aura admis l’inéluctable déclin de l’argentique, elle introduira un appareil numérique… utilisant un film ! (l’Advantix, qui fera un flop complet et coûtera plus de 500 millions de dollars à l’entreprise). Comme souvent, l’entreprise faisant face à une rupture tente de forcer celle-ci pour qu’elle corresponde à son identité, plutôt qu’adapter l’identité à la rupture. Toujours convaincue par son histoire qu’une photo, c’est fait pour être imprimé, Kodak investira également énormément dans les imprimantes et les stands photos, sans grand résultat : aujourd’hui, très peu de photos sont imprimées, elles sont en majorité conservées et visionnées sous format numérique. Enfermée dans son identité d’imprimeur de photos, Kodak n’a pas pu admettre un tel bouleversement.

L’échec de Kodak n’était certainement pas inéluctable. Mais il est intéressant de voir comment la manière dont se définit une organisation permet d’ouvrir, ou au contraire de fermer, des options stratégiques.

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  • Je me suis souvent posé la question de savoir ce que Kodak aurait pu faire. Bien sur n’importe qui va se dire « ils ont ratés le numérique », mais dans la réalité, ils en étaient conscients… mais avait un parc machine tellement immense, qu’il était impossible pour eux a revendre (on passait au numérique donc personne n’en voulait) et dans le meme temps, perte de CA, et demande d’énormes investissements pour passer au numérique (Kodak n’aurait pas pu se contenter d’avoir une petite usine, la marque était une des plus importante au monde, il aurait fallu qu’ils achetent en conséquences) Ils n’avaient ni cash, ni possibilité de revente du matériel, la transition était quasi impossible.

    • Ce n’est pas la lourdeur des investissements qui a précipité la chute de Kodak mais l’implémentation du modèle économique et les erreurs d’investissement. Kodak était industriellement complètement intégré allant jusqu’à fabriquer eux même leurs moules pour le boîtier plastique de leur appareil photo jetable mais aussi fabriquer ce boitier avec leurs propres machines d’injection. Dans d’autres applications ils étudiaient eux mêmes leurs machines et souvent les fabriquaient en interne. Même quand ils sous-traitaient la fabrication des pièces constitutives suivant leurs plans ils divisaient la fabrication en lots et ils en assuraient eux-mêmes le montage pour protéger leur secret de fabrication… souvent paranos.

      Financièrement et jusque dans les années 2000 ils sortaient une marge brute de plus de 50% (ça a commencé de chuter à 40% en 2001). C’est sûr que ça aide pas à se remettre en question en continu.

      Les équipements de production étaient largement amortis donc ce n’aurait pas été un problème de repenser la stratégie de l’entreprise surtout qu’ils avaient 20 ans pour le faire et une marge nette confortable. Mais ils pensaient que le numérique les amèneraient à vendre plus de films argentiques. Ainsi les premiers dos numériques des appareils photos classiques ne permettaient pas d’exporter les photos en format numérique mais uniquement d’imprimer des données (date, heure, commentaires) sur les photos argentiques.

      Etre un fabricant intégré c’est effectivement rentable mais ce n’est pas du tout flexible ni adaptatif. On supporte le risque au lieu de le reporter sur la sous-traitance.

      Il y a un article intéressant sur Forbes : Nissan pense que les voitures sans conducteurs permettront de vendre plus de voitures car l’aide à la conduite ne serait qu’un accessoire.

      Will Nissan Follow In Kodak’s Footsteps By Rejecting Driverless Cars?

      http://www.forbes.com/sites/chunkamui/2015/05/20/nissan-kodak/

  • Euh….. On parle bien de Fujifilm qui continue à vendre des appareils photos, principalment numériques mais aussi argentiques. Et qui fait un malheur…. http://www.fujifilm.eu/uk/

  • Je crois que FUJI fait encore des films, mais un de ses succès est d’être propriétaire depuis 12 ans d’ISUZU
    dont les voitures et camions cartonnent essentiellement en Asie et en Afrique. Kodak n’a pas su se diversifier de la même manière.

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