Les gâteaux de Grasse devant le Conseil d’État

La décision de justice qui interdisait au pâtissier de Grasse d’exposer en vitrine certains de ses gâteaux jugés « racistes » a été annulée par le Conseil d’État.

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Les gâteaux de Grasse devant le Conseil d’État

Publié le 20 avril 2015
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Par Roseline Letteron

Grasse - Credits cercamon (CC BY-NC-SA 2.0)
Grasse – À droite, façade de la Boulangerie-Pâtisserie de M. Yannick Tavolaro – Credits : cercamon via Flickr (CC BY-NC-SA 2.0)

 

Le Conseil d’État, statuant en référé le 16 avril 2015, annule l’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nice le 26 mars, enjoignant au maire de Grasse d’interdire l’exposition de pâtisseries dans la vitrine d’un boulanger de sa ville. On se souvient que ce dernier vend, depuis une quinzaine d’années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement « Dieu » et « Déesse ». Selon les termes employés par le juge des référés, ils ont « la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes ».

Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, avait demandé au maire de la ville d’user de son pouvoir de police pour ordonner leur interdiction. Devant l’inaction du maire, il avait saisi le juge administratif d’une demande de référé. Il avait partiellement obtenu satisfaction en première instance, partiellement seulement car le juge avait alors enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l’exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente n’étaient pas interdites.

L’annulation prononcée par le Conseil d’État n’a rien de surprenant. Elle vient sanctionner une décision totalement dépourvue de fondement juridique.

L’économie de moyens

Certes, le juge des référés du Conseil d’État mentionne que l’exposition en vitrine « de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer ». Il appartiendra sans doute au juge du fond d’apprécier la légalité de l’abstention du maire, mais pour le moment, l’injonction n’est pas justifiée en urgence. Avec une remarquable économie de moyens, le Conseil d’État affirme que la procédure de référé-liberté ne peut être utilisée dans ce cas.

Rien n’interdit d’utiliser le référé-liberté contre une décision implicite de rejet, c’est-à-dire pour demander au juge d’enjoindre à une autorité publique coupable d’inertie de prendre une décision. Un référé peut être utilisé pour obtenir le concours de la force publique dans l’exécution d’une décision de justice ordonnant l’expulsion d’un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France).

En revanche, le référé-liberté ne peut être utilisé qu’en cas d’« illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale », exigence posée par l’article L 521-2 du code de justice administrative. C’est précisément ce qui fait défaut en l’espèce : le Conseil d’État observe qu’aucune liberté fondamentale n’est menacée par l’exposition de pâtisseries, même de mauvais goût, dans une vitrine.

L’absence du mot « dignité »

Il est essentiel de noter que le mot « dignité » ne figure pas dans la décision du juge des référés du Conseil d’État, alors que c’était le fondement unique de la décision du tribunal de Nice. L’ordonnance de référé du juge niçois énonçait en effet que « le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l’homme et par la tradition républicaine » constitue une liberté fondamentale. À ce titre, elle justifiait donc l’usage du référé-liberté.

Le problème, et il est de taille, est que la dignité de la personne humaine ne figure pas dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et qu’elle n’a jamais été mentionnée comme relevant de la « tradition républicaine ». Au contraire, depuis une décision du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel affirme que « la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu’un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution« . La seule exception est l’hypothèse où cette « tradition républicaine » a suscité la création d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Mais, précisément, la dignité n’a jamais été consacrée comme PFLR.

En se bornant à mentionner l’absence d’atteinte à une liberté fondamentale, le juge des référés du Conseil d’État écarte purement et simplement le principe de dignité du raisonnement juridique. On peut y voir une certaine élégance à l’égard du juge de première instance dont il préfère oublier les contresens juridiques.

Remettre Morsang-sur-Orge à sa place

Derrière ce refus de mentionner le principe de dignité apparaît aussi, sans doute, la volonté de replacer l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 à la place qu’il n’aurait jamais dû quitter, celle d’une jurisprudence exceptionnelle que le juge utilise lorsque nul autre instrument juridique n’est disponible. À l’époque, le Conseil d’État s’était effectivement référé à la dignité, celle d’une personne de petite taille, objet d’une attraction de mauvais goût appelée « lancer de nain ». On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l’interdiction de ce « spectacle », avait omis d’invoquer devant les juges la violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme portant sur l’interdiction des traitements inhumains et dégradants. L’eût-elle fait, le Conseil d’État n’aurait pas été obligé de s’appuyer sur un principe de dignité dont le fondement juridique manquait singulièrement de solidité.

Dans l’affaire des gâteaux niçois, le juge des référés du tribunal administratif se sentait sans doute autorisé à donner une interprétation extensive du principe de dignité. N’y était-il pas incité par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d’État le 9 janvier 2014 ? Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d’État avait, à l’époque, ordonné l’interdiction du spectacle en s’appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité.

Cette jurisprudence a fait long feu. Un an plus tard, dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d’État a sanctionné l’interdiction d’un spectacle de Dieudonné prononcée par le maire de Cournon d’Auvergne, sans se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. La décision du 16 avril 2015 se situe exactement dans cette ligne. Après un bref détour, elle revient finalement à la jurisprudence libérale illustrée par l’arrêt Benjamin de 1933.

Le tribunal de Nice a ainsi été victime de cette première jurisprudence Dieudonné  qu’il a, en quelque sorte, poussée à son paroxysme au point de frôler le ridicule. D’une certaine manière, sa décision illustrait parfaitement ce qu’aurait pu devenir une jurisprudence donnant une telle interprétation de l’arrêt Morsang-sur-Orge. La dignité risquait alors de devenir un concept-valise, sorte de bonne à tout faire du droit administratif, permettant de donner un fondement juridique à toutes les mesures faisant prévaloir le respect de « valeurs » plus ou moins idéologiques sur celui de l’État de droit.


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  • C’est merveilleux le droit. Avec des subtilités sans fin, on occupe les juges, les greffiers et tous les autres collaborateurs de la justice à débattre sur ce genre de choses au lieu de s’occuper des « vrais » problèmes. Et tout cela aux frais du contribuable bien entendu. A quand un jugement sur le prochain spectacle de lancer de tartes à la crème en forme de nains noirs obscènes? 😀

    • Entièrement d’accord. Les juges n’ont-ils pas des sujets plus important à traiter ?

      N’étant pas juriste, j’ai une question : n’y a-t-il pas de sanction prévue pour ceux qui abusent des plaintes et des procédures non fondées ?

      merci d’avance de vos réponses.

      • On peut porter plainte lorsqu’on est victime de « procédure abusive » mais je ne sais pas quelles sont les conditions à remplir.

        Plus généralement je m’interroge sur la manière dont les tribunaux gèrent les priorités. Partant du constat qu’ils sont surchargés, qui sélectionne les affaires à traiter? Qui peut rejeter les plaintes futiles? Et qui peut décider qu’une plainte mérite ou pas d’être examinée?

      • L’Art 30 NCPC dispose : « L’action est le droit, pour l’auteur d’une prétention, d’être entendu sur le fond de celle-ci afin que le juge la dise bien ou mal fondée. Pour l’adversaire, l’action est le droit de discuter le bien-fondé de cette prétention. »
        Le juge a la possibilité d’infliger une « Amende civile », sans préjudice des dommages-intérêts. C’est la sanction du demandeur. Le juge doit alors caractériser la faute, de telles sanctions (rares) s’appliquent en cas de procédures abusives ou dilatoires et ne sont pas vraiment dissuasives.

        Le plus ardu est de faire apprécier un dol et d’exiger la réparation financière de celui-ci. On pourrait croire que les juges Français sont tièdes en la matière, alors que se sont souvent les avocats qui vont au plus simple et n’argumentent pas suffisamment.
        Si vous voulez être dédommagé, il faut établir un dossier extrêmement détaillé et chiffré de votre préjudice et l’annexer en tant que pièce. Bien souvent, la réparation du préjudice demandée par les avocats se limite à une somme ! je suis même surpris que les juges accordent le moindre euro eu-égard à la vacuité de telles demandes.

        En revenant à votre question : « n’y a-t-il pas de sanction prévues pour ceux qui abusent des plaintes et des procédures non fondées ? ». Non, du moins pas au sens littéral car, si chose doit-être jugée, c’est que les parties ont échoués dans la conciliation et que l’affaire sera portée devant le juge qui appréciera les arguments (quels que soient ces derniers) des différentes parties.

        Au cas d’espèce, nous avons une ONG qui attaque tout ce que bon lui semble, il y a toujours matière !

    • Il est débile votre commentaire, les juges ne se saisissent pas tous seuls, il y a eu des « monsieur tout le monde » qui ont fait appel à eux, ici le CRAN.
      Sinon pour qu’un problème soit labellisé « vrai » il faut passer devant quelle instance ? vous envoyer un mail ?

      On peut aussi supprimer les lois, les juges c’est teeeellement compliqué…

      • « Sinon pour qu’un problème soit labellisé « vrai » il faut passer devant quelle instance ?  »

        C’est toute la question. L’instrumentalisation de la justice est une réalité. Ici nous avons une association qui porte plainte pour faire parler d’elle et ça marche. Elle bénéficie de retombées médiatiques gratuites.

        • Je ne sais pas si les retombées médiatiques sont importantes car je n’avais pas entendu parlé de cette affaire avant de lire cette article (j’en profite pour remercier l’auteure de nous faire cette vulgarisation). Ceci dit je suis peut être un cas à part car je suis assez peu branché (je ne regarde pas la télé par exemple).

          Mais bon à partir de là je n’ai pas l’impression que l’on puisse « caractériser » l’instrumentalisation car :
          – Il y a bien une attitude du pâtissier qui à minima ne montre pas un respect des personnes de couleur (noirs).
          – L’association a bien pour but de défendre les noirs

          CQFD on peut faire un lien entre les deux points. Après c’est à charge aux juges de statuer.

          • – Il y a bien une attitude du pâtissier qui à minima ne montre pas un respect des personnes de couleur (noirs).

            Dieux et Déesses, mazette, quelles insultes gravissimes, j’en suis bouche-bée… MEGA 😆

            • Je pense que ce veux dire, et le dit bien du reste, Montaudran, c’est que le dommage n’est pas défini par le juge mais par le plaignant.
              Peu importe qui est le CRAN, ils défendent LEUR point de vue, même si cela est très politisé. Le but pour le CRAN, car nul n’est dupe, est de saper les assises de notre république en attaquant systématiquement tout ce qu’ils estiment être contraire à leurs « valeurs ». Le juge, une fois saisi, est dans l’obligation de statuer sur l’affaire.
              Ma réponse plus haut, était de mettre en avant l’impossibilité pour un juge de sanctionner le CRAN car, toutes leurs plaintes et actions, si elles ont le même but, ne visent jamais les mêmes entités.
              Nous sommes tous d’accord pour dénoncer de telles dérives mais, les ONG, en France, sont l’extension d’un pouvoir socialiste qui a érigé le clientélisme au rang d’art. Cela se retourne actuellement contre eux, comme le FN…

          • @Montauban: je ne suis pas plus « branchée » que vous, n’ayant pas la télévision, mais ces fameux petits gâteaux avaient fait l’objet d’articles dans la presse sur Internet déjà, et le boulanger en question les fabriquent depuis plus de quinze ans me semble-t-il. L’action du CRAN est nettement pour se faire de la publicité. Ils ont déjà supprimé l’appellation des « têtes de nègre », un « petit noir » au bistrot est proscrit au bénéfice d’un café bien serré. A quant va-t-on laver plus blanc, ou sera-ce- aussi interdit?

            • laver plus blanc… si l’on interdit « petit-noir » au café du coin, laver plus-blanc devrait aussi l’être ❗

          • c’est un auteur, pas un auteure.
            si vous voulez préciser le genre de cet auteur, vous pouvez dire un auteur féminin.
            assez de ce jargon de gauchistes…

            • Bof, je ne vous reprendrait pas si vous dites un auteur pour une femme mais j’utiliserai « une auteure » sans vous demander votre avis…

          • « – Il y a bien une attitude du pâtissier qui à minima ne montre pas un respect des personnes de couleur (noirs). »

            Parce que les blancs ne sont pas aussi des personnes de couleur ?

  • L’anti-racisme délirant, la persécution, le harcèlement du citoyen blanc, hétéro et chrétien n’a plus de limites : au bûcher !

    • Hum vous êtes tout en finesse le bucher rien que cela, libre à vous de vous sentir persécuté, cela doit être tellement bon !!
      Mais je n’ai pas vu beaucoup d’hétéro tabassés pour leur choix sexuel, je n’ai pas vu beaucoup de « blancs » refusés à un poste du fait de sa couleur de peau. Quant aux chrétiens, en France du moins on est encore loin du pogrom il me semble…

      Note: je suis moi même hétéro, blanc & agnostique.

  • Qui comprend encore la justice ??
    Quelqu’un qui ne soit pas juriste peut m’expliquer ce qu’est :
    – Le tribunal de grande instance
    – Le tribunal de police
    – Le tribunal administratif
    – Le conseil d’état
    – Le juge des référés

  • les gâteaux en question en question représentent simplement des personnages fictifs en chocolat dans des positions discutables. Rien de raciste là dedans.

    En revanche, porter plainte parce qu’on estime que ce sont des personnes de couleur qui sont représentées c’est clairement faire preuve de racisme. Peut-on porter plainte contre le CRAN, qui est un obstacle au « vivrensemble » ?

    Par ailleurs, l’intitulé lui-même « CRAN » est raciste. Comme si la couleur de la peau des membres d’une association qualifiait celle-ci à quoi que ce soit… Une action en justice est-elle envisageable ?

  • Toute structure en chocolat devrait être interdite.
    Ces associations de gauche ont été renouvellées dans leurs droits à subventions par les départements de Droite. Au grand désespoir des militants de droite qui comptait prendre leur place et profiter de la manne… Pour les dirigeants et cadres de droite les bonnes places, pour la base de militants de droite : le bénévoltat, pour les militants de gauche : le pactole des subventions… Comprenne qui pourra !!
    Acec ce pactole donné par la droite, les associations de gauche dépenses insensées en poursuites judiciares contre la droite ou contre de pauvre gars comme ce patissier, qui ne demande qu’une chose c’est qu’on le laisse travailler. Encore heureux que le CRAN ne l’ait pas appelé à être jugé en Guyane, comme c’est devenu une habitude en France. Qui lui aurait payé ses frais de réprésentations ? qui les lui paye à l’heure actuelle ?

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