Innovation de rupture : être premier entrant sur un marché, un avantage ?

Bien qu’évoquée très souvent, la théorie de l’avantage au premier entrant souffre d’un défaut majeur : elle n’est que rarement confirmée par les faits.

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Han shot first (crédits : Pascal, licence creative commons CC-BY 2.0). Publiée initialement sur Flickr. Licence CC-BY 2.0)

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Innovation de rupture : être premier entrant sur un marché, un avantage ?

Publié le 3 février 2015
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Par Philippe Silberzahn.

Han shot first (crédits :Pascal, licence creative commons CC-BY 2.0). Publiée initialement sur Flickr. Licence CC-BY 2.0)
Han shot first (crédits :Pascal, licence creative commons CC-BY 2.0). Publiée initialement sur Flickr. Licence CC-BY 2.0)

 

La théorie de la rupture permet d’éclairer d’un jour nouveau la question de l’avantage au premier entrant (first mover advantage). L’avantage au premier entrant est une théorie qui stipule que le premier entrant sur un nouveau marché bénéficie d’avantages lui permettant d’en prendre le leadership et de résister efficacement à l’entrée de concurrents tardifs. En énonçant que le principal facteur de compétitivité est l’ordre d’arrivée sur un marché, cette théorie recommande d’aller le plus vite possible pour y être le premier. Or cette théorie est fausse, et la théorie de l’innovation de rupture, proposée par Clayton Christensen, explique pourquoi.

Bien qu’évoquée très souvent, la théorie de l’avantage au premier entrant souffre d’un défaut majeur : elle n’est que rarement confirmée par les faits. Beaucoup d’acteurs leaders dans leur domaine ont été des entrants tardifs : Procter & Gamble dans la couche-culotte, Gilette dans les rasoirs, Google dans les moteurs de recherche, pour ne citer que quelques exemples.

Les travaux de Clayton Christensen sur l’innovation de rupture ont mis en lumière le fait que les entreprises en place sont rarement ignorantes d’une rupture de leur environnement et de l’émergence possible de nouveaux marchés : elles ont souvent une bonne maîtrise de la technologie pour la simple raison qu’elles en sont souvent à l’origine : ainsi, la technologie du quartz, qui a failli détruire l’industrie horlogère suisse, a été mise au point… au sein de cette même industrie.

Mais ce qui ressort c’est que le critère principal de réussite dans le cas d’une rupture est celui de la motivation de l’acteur considéré. Par motivation, on entend l’adéquation du modèle d’affaire de l’acteur à l’opportunité représentée par l’innovation de rupture. Dans l’exemple du quartz, l’industrie horlogère Suisse, bien qu’ayant inventé la technologie, ne s’y est pas du tout intéressée : elle a en effet bâti sa réputation d’excellence sur la mise au point de mécanismes d’horlogerie, et tout cet investissement et cette réputation auraient été réduits à néant par l’adoption du quartz, considéré par les suisses comme destiné au bas de gamme. Dit autrement, le quartz n’était pas conforme aux ressources, processus et valeurs de l’industrie suisse, et n’avait donc aucun intérêt pour elle. Elle est donc devenue une « non entrante » sur le marché et a laissé le quartz aux japonais.

Autre exemple, Kodak : je l’ai évoqué dans un article précédent, Kodak est l’inventeur de l’appareil photo numérique en 1975 et a introduit son premier appareil numérique commercial en 1990, un clair cas de premier entrant. Et pourtant, Kodak n’a mis que très longtemps à véritablement « pousser » le numérique. Pourquoi ? Et bien parce que cela se faisait aux dépens de son activité de film argentique, très rentable, et au travers de laquelle l’entreprise se définissait (tous les PDG jusqu’en 1993 étaient issus de la branche film de l’entreprise). Quand cette dernière a commencé à décliner, Kodak s’est enfin décidé, mais il était trop tard. Bien que premier entrant sur ce nouveau marché du numérique, Kodak n’a pas eu la motivation suffisante pour en viser le leadership et s’est laissé enfermer dans son modèle d’affaire.

Au final, la réussite sur un marché en rupture n’est pas affaire d’ordre d’arrivée : certains leaders sont arrivés en premier, comme Nespresso, et beaucoup d’autres sont arrivés tardivement. La réussite dépendra de la compatibilité entre l’opportunité et le modèle d’affaire de l’entreprise confrontée à la rupture. On remarque d’ailleurs l’avantage dont disposent les startups : n’ayant pas de modèle d’affaire existant, elles n’ont pas de conflit et peuvent choisir le modèle qui convient à l’opportunité. C’est donc parce qu’elles sont nouvelles, et pas petites et agiles, que les startups ont un avantage sur les acteurs existants en cas de rupture.

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  • Un premier entrant n’est pas stimulé, n’est pas sous la pression de la concurrence et prend de mauvaises habitudes. ceux qui suivent ont eu loisir d’observer ce qui marchait, ne marchait pas, pouvait s’améliorer et peuvent se montrer plus compétitif.
    Si je suis seul à courir sur la piste, je ne vais pas me pousser à fond. Mais ceux qui partent après moi vont courir pour essayer de me rattraper.
    On peut observer ça aussi dans la nature, un prédateur unique dans un certain environnement risque de souffrir d’une nouvelle concurrence.

  • oops…

    « La couche-culotte jetable est inventée dans les années 1950 par Victor Mills, un employé de Procter & Gamble, ce qui donnera la gamme Pampers. »

  • On pourra trouver autant d’exemples que de contre-exemples de premier entrant ayant contracté un avantage… ou pas.

    Ca mériterait un peu plus de développement avec une étude sur les raisons qui ont fait capoté le premier entrant. Un bon exemple comme vous le notez est le conflit interne comme chez Kodak, conflit qui aurait pu se résoudre en rendant indépendante cette activité dans le numérique. Vous en aviez parlé lors d’un précédent article en abordant une diversification d’un lessivier sud américain.

    C’est quand même croquignolet d’avoir été le premier sur le numérique et de ne pas avoir exploité le filon ne serait-ce qu’en créant une filiale indépendante. Il semble qu’ils n’aient pas cru à la techno à cause du prix des mémoires à l’époque mais aussi à cause de la nécessité d’augmenter d’année en année le niveau de distribution des dividendes au détriment de la diversification, ce qui a fait valser quelques CEOs.

    Un contre-exemple qui me vient à l’esprit sur un produit peu technique est Melitta :

    « 1908 : Melitta Bentz, une ménagère de Dresde, afin de filtrer son café, perce des trous dans le fond d’un pot à café. Le résultat n’étant pas optimal, elle décide de faire un 2e filtre en plaçant une feuille de papier buvard issu d’un cahier d’école de son fils. Elle y met du café et verse de l’eau chaude et le filtre à café en papier est né. Il est ensuite déposé au Bureau Royal des Patentes de Berlin et enregistré en juillet. »

    • D’après ce qu’en disent les économistes comportementaux comme Kahneman, les hommes sont très mauvais dès qu’il s’agit d’extrapoler des tendances qui ne sont pas linéaires : c’est précisément le cas de toutes les technologies de l’information, d’où une autre explication potentielle de la bévue de Kodak.

      Ensuite, l’article montre bien que sur de nombreux marchés, il y a davantage un last mover advantage (Google > Altavista/Yahoo, Facebook > Myspace/Friendster, etc.). C’est vrai, mais cela n’infirme pas l’idée selon laquelle le first mover advantage existe bel et bien.

      C’est pour ça qu’il s’appelle first mover advantage, et pas first mover necessarily wins the market. Parfois, les noires gagnent aux échecs.

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Un article de Philbert Carbon.

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